Entretien avec Rafeal Padia
Le 26 octobre 2014, le second tour de l’élection présidentielle se déroulera au Brésil. Pour l’heure les deux instituts – Ibope et Datafolha – indiquent des sondages donnant les résultats suivants: 51% pour Aécio Neves et 49% pour Dilma. Le MST, qui dépend de financements directs et indirects du gouvernement, se prononce pour Dilma Rousseff, même si des différences régionales s’expriment. Aucun mouvement social ne soutient Aécio Neves. Comme souvent au Brésil les changements d’intention de vote peuvent s’opérer dans la dernière ligne droite. Par contre, Aécio Neves a le soutien de The Economist (16 octobre 2014), qui titre: «Brazil’s presidential election: Why Brazil needs change». Ainsi, dans le tout récent sondage CNT (Centrale nationale de télévision) – suite à une offensive forte du Parti des travailleurs (PT) – Dilma Rousseff arrive, pour la première fois en tête: 45,5% d’intentions de vote contre 44,5% à Aécio Neves, ce qui se situe dans la marge technique d’erreur (l’écart avec le 100% est dû à ceux qui ne se prononcent pas, votent nul ou blanc). Par contre, le dernier sondage de DataFohla confirme une avance plus marquée de Dilma Rousseff: 52% de tous les votes valables. Aécio Neves: 48%. Les votes nuls ou blancs s’élèvent à 5% (6% dans l’enquête précédente). L’avantage de Dilma Rousseff se situe certes dans le cadre de la marge technique d’erreur, mais les experts (par exemple, selon ce que rapporte Ricardo Mendonça, le 20 octobre) juge l’avantage de Dilma comme le plus probable pour le 26 octobre.
Dans le contexte d’un «affrontement» électoral télévisé, qui n’est guère le reflet des politiques effectives, chaque candidat pousse à la polarisation. Le dernier débat, selon le quotidien économique Valor economico (19 octobre 2014) a été marqué par moins d’attaques personnelles, comme ce fut le cas le 16 octobre. Toutefois le débat s’est concentré, en grande partie, sur le «scandale» de Petrobras, la société nationale pétrolière, qui a donné lieu à une corruption d’envergure dans laquelle le clan de Dilma semble avoir été un acteur important. Le trésorier du PT (Parti des travailleurs), João Vaccari Neto, est désigné. Il est vrai qu’il était dans le conseil du grand barrage Itaipu. Dilma Rousseff a reconnu que «de l’argent avait été dévié» et qu’elle avait demandé une enquête de la Police fédérale!
Etant donné le résultat politique du premier tour (voir à ce propos l’article en date du 15 octobre 2014 sur ce site), un courant se prononce pour le vote nul. L’entretien conduit par Correio da Cidadania avec un animateur du Front pour le vote nul permet de saisir une analyse des résultats du premier tour et les enjeux du second tour. Un second tour qui n’a rien à voir avec une élection gauche-droite en France. En effet, le Parti des travailleurs occupe la présidence depuis janvier 2003 avec Lula da Silva, puis par Dilma Roussef. Un pouvoir qui est exercé par un bloc socio-politique qui englobe des politiciens de droite classique. Certes, les différences en termes de traits personnels entre Aécio Neves et Dilma Rousseff sont grands et pas seulement relevant du genre.
Aécio Neves, membre du parti de la dictature (Arena), est un machiste résolu qui s’est opposé au quota en faveur des Noirs. Dilma a été, à l’âge de 28 ans, expulsée de son travail (fonctionnaire) de la FEE (Fundação de Economia e Estatística), elle retrouvera son poste, mais cette fois comme présidente de l’Institution, en 1991. Elle rejoint le PT en 2001 – un PT créé en février 1980 – et intègre en 2002 l’équipe présidentielle de Lula, pour devenir ministre des Mines et de l’Energie en 2005. Elle connaît donc Petrobras! Lula va la lancer comme candidate en 2010. Elle gagnera l’élection. Une carrière bien menée.
Si l’on en reste à cette trajectoire personnelle, le «choix électoral» ne semble pas très difficile Par contre, si l’on évite ce genre d’analyse «personnalisée» – qui relève de la facilité journalistique – et que l’on se concentre sur la politique de Dilma Rousseff et de sa coalition politique, la compréhension pour le mot d’ordre «vote nul» n’est pas impossible. En effet, des différences substantielles n’existent pas entre les deux candidatures.
Il reste que ce type de position – vote nul – risque bien de ne pas servir à une évolution plus nette de l’intelligence politique critique d’une couche de citoyens et citoyennes. N’y a-t-il pas dans ce mot d’ordre, s’il ne s’accompagne pas d’une activité organisée dans le mouvement social, dans les syndicats, dans des secteurs de sans-toit et de sans-terre, une manière de faire d’un mot d’ordre tactique électoral le substitut d’une stratégie politique? Une stratégie qui implique – en plus du possible refus tactique de faire campagne pour Dilma – le long et patient travail d’accumulation de forces sociales organisées pour riposter aux attaques qui viendront du futur gouvernement. Il n’y a pas de raccourci politique dans une difficile tâche consistant à faire renaître une indépendance de classe renouvelée dans les classes populaires, afin de construire un bloc social apte à faire face aux attaques du Capital et de ses élites. (Rédaction A l’Encontre)
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Correio da Cidadania. En premier lieu, comment vous, du Front pour le Vote Nul, analysez-vous les résultats généraux des élections sur la question de la reconfiguration des forces politiques?
Rafael Padial. Nous estimons que le résultat des élections a été très favorable pour l’ensemble des luttes de la classe ouvrière et de la jeunesse. Je ne me réfère pas au résultat officiel, celui qui intéresse la plupart des gens, sur qui est sorti le premier ou qui a réuni leplus de suffrages… Je parle de ce record historique que le vote de protestation a atteint.
Cela signifie qu’une grande partie de la population n’a pas trouvé de voie ni de candidat qui soit réellement une alternative et qu’elle n’a pas eu peur de choisir ce mode de protestation, que ce soit par le vote blanc, le vote nul ou l’abstention. Cela pour éviter de se lier, de «pactiser» et d’accepter les grands candidats proposés, à savoir Marina Silva, Aécio Neves et Dilma Rousseff. C’est pour cela que nous pensons que cette élection démontre une maturité politique des travailleurs et de la jeunesse et que nous avons un sentiment très positif.
Comme nous l’avons déjà dit, nous avons eu 30% d’abstention (votes blancs, nuls et non-votes) aux dernières élections, un taux qui augmente légèrement chaque année. Quelle possible tendance ce nombre suggère-t-il?
Rafael Padial. L’actuel cycle politique du pays est arrivé à son terme. En gros, le Parti des travailleurs (PT) constituait le dernier espoir de la majorité de la population. Comme celui-ci n’a pas résolu les principaux problèmes des travailleurs alors qu’il a réussi à accéder au pouvoir, cela a été la fin de cette ultime alternative.
Il y a ainsi un vide politique au niveau national qui va croissant. C’est un phénomène très marqué depuis l’affaire du mensalão [l’argent distribué à des représentants de divers partis, sous la présidence de Lula, pour obtenir des majorités dams les chambres du législatif] en 2005. Cette tendance se fait de plus en plus claire et aiguë. Un tel vide n’est malheureusement occupé par aucun groupe politico-partidaire. Ou si un tel groupe existe, ce n’est que de manière très embryonnaire. C’est pour cela que tendanciellement les travailleurs et la jeunesse ont recours au vote de protestation.
Comment vous, partisans du vote nul, gérez-vous les critiques qui sont adressées par divers partis de différent bord à cette option anti-électorale?
Rafael Padial. Nous respectons évidemment de telles positions, indépendamment de savoir pour qui telle ou telle personne vote. Mais il existe beaucoup de légendes sur le vote nul, surtout lorsqu’on affirme que le vote nul favoriserait celui qui est en train de gagner.
En 2010 déjà, et même avant, ces idées ont en général été disséminées par celui ou celle qui était annoncé second, cela afin de faire pression en faveur du «vote utile». C’est le PSDB (Parti de la social-démocratie brésilienne auquel appartient Aécio Neves] qui a propagé une telle légende pour essayer de briser le mécontentement populaire en forte augmentation et absorber ainsi une partie du vote dit utile, à supposer que ce soit utile de voter pour le PSDB pour faire sortir le PT du gouvernement.
Nous avons pris beaucoup de temps pour discuter et dialoguer, afin de démontrer que l’idée selon laquelle les votes blancs et nuls allaient en direction de celui qui se trouvait en position de favori était fallacieuse et mensongère. Ce sont des votes invalides, surtout en ce qui concerne le vote nul, qui ne vont vers personne, mais qui marquent une délégitimation de la dispute en cours. Nous avons ainsi mené tout un processus de discussion, en direct, avec les travailleurs, des travailleuses et avec d’autres secteurs également.
Il est clair qu’il y a toujours des gens pour dire que Dilma, Aécio, Marina (ou feu Campos – candidat à la présidence pour le Parti socialiste brésilien, décédé dans le crash de son avion et remplacé par Marina Silva, qui était candidate à la vice-présidence) représentent une voie.
Mais tout en gardant une position toujours respectueuse des différents points de vue, nous disons à ces gens qu’il s’agit d’une illusion, qu’il ne s’agit que de politiciens et politiciennes dont les masques tomberont rapidement.
Quant à l’élection présidentielle, que pensez-vous de la défaite de Marina Silva [1] et de la montée de Aécio, qui a réussi à être présent au second tour, dans un affrontement entre le PT et le PSDB?
Rafael Padial. Marina a constitué un phénomène justement parce qu’elle est apparue comme «collée» à l’image de changement. Et dès qu’il est apparu avec clarté qu’elle ne pouvait constituer de changement, alors cette image a disparu.
Un phénomène très semblable s’était produit avec l’élection à la préfecture de São Paulo lorsque Russomanno [un évangéliste, comme Marina Silva, candidat-surprise à la mairie de SP en 2012] avait disparu des écrans radar puis avait finalement perdu. Marina a essayé d’occuper un espace qu’elle a détruit elle-même par son programme et sa position politique. Elle, qui s’affirmait comme une porteuse d’un changement, a été obligée de tenir également un discours clairement conservateur qui a déconstruit son propre discours qui, lui, ne contenait rien d’autre que la thématique du changement. C’est donc son inconsistance criante qui l’a fait chuter. Elle a essayé de mélanger le PT et le PSDB et ce mixte dans le discours, tôt ou tard, ce serait clairement révélé et aurait été insoutenable.
D’autres éléments ont également joué contre elle, comme la machine du PT qui est très forte. Les attaques contre elle de cette machine ont eu de l’effet .De l’autre côté, il y a eu l’appui plus direct donné par les grands médias [qui dominent la scène électorale au Brésil avec une force peu commune] à Aécio, médias qui ont également attaqué et délégitimé Marina.
De toute manière, le premier élément est sans doute la propre inconsistance politique du projet de Marina. Dans cette situation, la majorité des votes de ceux qui désiraient un (supposé) changement se sont portés sur Aécio, cela comme une manière peut-être de faire sortir le PT du gouvernement. Voter pour Aécio a semblé à ces gens la manière la plus consistante et stable pour atteindre cet objectif.
Au sujet des revendications qui ont éclos et se sont exprimées en juin 2013, pensez-vous qu’elles ont été défendues par les candidats en campagne?
Rafael Padial. Certaines l’ont été. Par exemple, Eduardo Campos et Marina ont défendu la revendication du passe livre [transport gratuit ou à très bas prix]. Mais à lui seul, le fait de mettre en avant des revendications ne signifie pas grand-chose. Ces revendications avaient une signification beaucoup plus large. Le slogan des manifestant·e·s – «Não é só por vinte centavos» [Ce n’est pas que pour vingt centimes] – signifiait déjà beaucoup en tant que tel. Le sentiment général de désir de changement qui a été exprimé en juin 2013 n’a pas trouvé d’appui parmi les grands candidats, ceux qui ont été avancés comme étant les représentants d’options importantes.
Ces revendications ont certes été reprises, parfois même de façon opportuniste, mais l’humeur générale, les attentes et l’ambiance émanant du mois de juin 2013 n’ont pas trouvé de véritable écho dans les grandes candidatures. C’est ainsi que tout cela a débouché sur des votes protestataires.
En fonction des options qui seront les leurs, ceux qui vont recevoir un nouveau mandat politique peuvent-ils provoquer de nouvelles révoltes de masse ou bien ces explosions ont-elles peu à voir avec les résultats électoraux?
Rafael Padial. Le premier élément qui a déterminé les révoltes, qui se sont produites l’année passée, c’est la situation générale de l’économie mondiale. Dans un premier temps, le pays s’était bien sorti de la crise globale de 2007-2008, parce qu’il y avait eu un afflux de capitaux du monde entier vers le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde, etc.
Mais en 2012 et 2013, à mesure que ces capitaux ont commencé à se déplacer vers ce qu’on appelle l’«investissement en capitaux» (la finance de marché), le Brésil a alors été «intégré» à la crise globale mondiale qui a explosé sur une crise politique. Il est clair que cette situation s’est ajoutée à une conjoncture instable du cycle politique de domination bourgeoise. La situation politique de la bourgeoisie au Brésil est très instable. Elle ne sait pas, par exemple, ce qu’il faut mettre à la place du PT, un parti dont le cycle est arrivé à son terme. C’est ainsi qu’un élément clairement économique et mondial s’est joint à un élément politique, celui de l’incapacité de gouverner «normalement» en l’occurrence.
Cela signifie que nous avons au Brésil une grave crise structurelle. Il ne s’agit pas d’une crise conjoncturelle qui va passer, mais d’une crise structurelle, dans le sens qu’elle constitue une crise économique grave et une crise politique très sérieuse, d’incapacité de domination effective et de contrôle de la bourgeoisie. La tendance est à l’approfondissement de cela sous les différents gouvernements qui viendront.
Il est difficile de savoir quand cette nouvelle crise va exploser, mais elle va certainement exploser dans les années prochaines, autant au niveau du pays que dans les différents Etats fédéraux et les diverses municipalités. Il s’agit de la faiblesse structurelle d’une bourgeoisie qui a auparavant assumé sa domination de classe et qui, sans doute, va à nouveau s’exprimer dans les prochaines années. Il se peut qu’avec le PT, cela demande un peu plus de temps pour se produire: en effet, si d’un côté le parti est totalement intriqué aux secteurs qui contrôlent l’Etat – comme on le voit dans les alliances avec Sarney [José Sarney, président du sénat fédéral depuis 2009, a été président du Brésil de 1984 à 1990], Renan Calheiros [son prédécesseur à cette fonction] ou Collor [Collor de Mello, président de mars 1990 à décembre 1992, destitué; avant gouverneur de l’Etat d’Alagoas de 1987 à 1989] – il a également un contrôle social grand sur la classe ouvrière, des secteurs paupérisé ]qui dépendent de la «bourse famille] et de la jeunesse.
Quant au PSDB, qui est relativement dissocié de ces secteurs – comme le PMDB [Parti du mouvement démocratique brésilien] et d’autres – s’il arrive au pouvoir central, il peut y avoir quelques conflits dans l’usage et le contrôle mêmes de l’Etat. Cela peut déboucher sur des affrontements plus aigüs et des instabilités plus grandes dans le pays. Cela est dû au fait également que ce parti n’a pas de contrôle sur les structures syndicales. Il a certes l’appui de Force Syndicale, mais cette centrale est beaucoup plus fragile que la CUT (Cenhtral unitaire des travailleurs). La tendance serait donc, avec le PSDB, à l’accélération de l’instabilité.
Si le PSB de Marina était arrivé au pouvoir, ce serait la situation la plus instable de toutes. Mais les contradictions sont si grandes et profondes au Brésil qu’indépendamment du gouvernement qui entrera, il ne faudra certainement pas beaucoup de temps pour que tout débouche sur une révolte plus sérieuse et de plus grande ampleur. Et tout cela risque d’être significativement plus important que les révoltes de juin 2013. (Entretien publié dans Correio da Cidadania le 13 octobre 2014; traduction A l’Encontre)
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[1] Marina Silva a été dans son passé lointain membre du Parti révolutionnaire communiste (PRC). Elle s’engageait dans le mouvement syndical par la suite; elle fut la compagne de lutte de Chico Mendes assassiné en 1988; elle participa à la création de la Centrale unique des travailleurs (CUT). Elle fut en 1988 la conseillère municipale ayant réuni le plus de suffrages dans la municipalité de Rio Branco (capitale de l’Etat d’Acre). Après un passage au gouvernement Lula (le premier), elle a tenté de mettre sur pied le Parti vert, puis en se plaçant sur la liste du PSB, elle adopta l’orientation néolibérale combinée avec un conservatisme évangéliste sur toutes les questions dites de société, droit à l’avortement entre autres. (Rédaction A l’Encontre)
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