Brésil-dossier. Stratégie et tactique pour battre Bolsonaro

Editorial Esquerda Online

Les rapports de forces entre les classes sociales au Brésil restent assez défavorables aux exploité·e·s et aux opprimé·e·s. Nous nous trouvons dans une situation politique réactionnaire marquée par (a) l’offensive de la classe dominante sur tous les terrains; (b) l’existence d’une extrême droite néofasciste qui dirige le gouvernement fédéral et qui a des bases de masse; et (c) une régression idéologique, une perte de confiance et une division politique de la classe laborieuse.

Au début de cette année 2020, de nouvelles attaques sont en préparation. Alors que plus d’un million de Brésiliens piétinent amers dans la file d’attente de l’INSS [Institut national de la sécurité sociale], sans obtenir de montant de retraite ni d’indemnités de maladie, et que des centaines de milliers de jeunes sont lésés par les erreurs grotesques dans la correction des épreuves par l’ENEM [Examen national de l’enseignement secondaire], le gouvernement prépare une réforme administrative, qui prévoit une destruction sans précédent des droits des salarié·e·s de la fonction publique, ainsi qu’une longue liste de privatisations, aboutissant à liquider le patrimoine public national une fois pour toutes.

En outre, en ce moment, dans le contexte d’une résistance venant d’en bas, se déroule la grève des fonctionnaires de la Dataprev (Société de technologie et d’information de la sécurité sociale). Cette dernière a obligé le gouvernement à suspendre les licenciements annoncés. S’y ajoutent la grève nationale [dans 10 Etats] des travailleurs du pétrole [par la Federação Única dos Petroleiros], l’une des catégories sociales les plus stratégiques du pays, ainsi que la grève [dès le début février et dure depuis sept jours…] des fonctionnaires de la Casa da Moeda [entreprise responsable de l’impression des billets de banque au Brésil].

Comme le montrent ces luttes, malgré la conjoncture très difficile, la bataille socio-politique n’est pas perdue. La classe laborieuse et les opprimé·e·s, bien que dans une situation nettement défensive, peuvent construire une voie afin de retourner la situation. Pour ce faire, il est nécessaire d’avoir une lecture réaliste du contexte politique, social et économique, ainsi que de disposer de tactiques et stratégies adéquates pour obtenir des victoires. Cet éditorial spécial d’Esquerda Online [traduisant l’orientation d’un courant du PSOL] entend contribuer à cette tâche.

L’économie va-t-elle sortir de la stagnation?

L’économie brésilienne est toujours en état de stagnation. Le PIB de 2019 a augmenté d’environ 1%, ce qui, en termes de PIB par habitant, signifie une croissance nulle. Les données économiques du deuxième semestre 2019, plus positives selon des indicateurs, laissent entrevoir la possibilité d’une légère croissance en 2020, de l’ordre de 2%. Dans le même temps, l’économie mondiale continue de ralentir (et subit maintenant un choc lié à la propagation du coronavirus en Chine [1] et de la durée de la pandémie), ce qui pose la possibilité de l’apparition d’une nouvelle crise économique internationale.

Ce tableau propose deux principaux scénarios pour 2020: (a) le plus probable est que l’économie nationale se situe entre la stagnation (0 à 1%) et une faible croissance du PIB (de 1 à 2%), sans que la crise sociale installée s’inverse, puisque le modèle économique est précisément basé sur une plus grande exploitation et précarité du travail, en plus des coupes brutales dans les services publics et les programmes sociaux; (b) un nouveau plongeon récessif de l’économie brésilienne, en cas d’explosion d’une nouvelle crise économique internationale, qui conduirait à une aggravation de la crise sociale.

L’escalade autoritaire se poursuit

Les changements autoritaires dans le régime politique sont toujours en cours [2]. La réponse de Bolsonaro à l’information donnée par le téléjournal de la chaîne O Globo (G1), en octobre dernier – qui a révélé un lien possible de sa famille avec l’assassinat de Marielle Franco [le 14 mars 2018 à Rio de Janeiro] – a été une manifestation évidente de ce processus: on a assisté à une action coordonnée, rapide et efficace entre le ministère de la Justice (Sérgio Moro), le bureau du procureur général (Augusto Aras) et le ministère public de Rio afin de protéger («blinder») Bolsonaro.

L’autre face de ce processus est l’augmentation de la violence létale exercée par la police dans les périphéries urbaines et les favelas, tuant encore plus qu’avant les jeunes et les travailleurs noirs et pauvres. Il y a une accentuation des assassinats de Noirs et de pauvres dans le pays [3]. On constate également une augmentation des meurtres et des emprisonnements politiques de dirigeants indigènes, de sans-terre et de leaders environnementaux. Les récents épisodes de censure dans le cinéma national et dans d’autres domaines révèlent également le cours de la transformation autoritaire dans le domaine culturel [voir Tribune des intellectuels publiés en note 2].

Les déclarations répétées de Bolsonaro et de ses fils sur la nécessité de fermer le régime (avec une nouvelle AI-5) – [l’Acte institutionnel 5 a été décrété le 13 décembre 1968 par le maréchal des forces armées Artur da Costa e Silva, qui fut aussi président dictatorial du Brésil de mars 1967 à octobre 1969], en cas de mobilisations sociales radicales, dans le pays (comme au Chili), mettent clairement en relief le projet stratégique du bolsonarisme. Celui-ci se prépare à une possibilité, à moyen terme, d’une rupture autoritaire plus drastique, si le contexte de la lutte des classes met cette option à l’ordre du jour. La déclaration de Paulo Guedes (ministre de l’Economie) sur AI-5, à la fin de l’année dernière, conforte cet objectif et révèle le double jeu des secteurs bourgeois «démocratiques» (Globo, Folha de São Paulo, les partis dits du centre et le Parti de social-démocratie brésilienne dont la figure historique est Fernando Henrique Cardoso, etc.), qui s’affirment contre le projet et les actes autoritaires du bolsonarisme, mais qui, en appuyant avec force le programme économique dirigé par Paulo Guedes, contribuent à soutenir ce gouvernement.

Le gouvernement et les classes

Il existe une large unité entre la bourgeoisie nationale, la majorité de droite au Congrès, le capital financier international, l’impérialisme états-unien et le gouvernement Bolsonaro dans l’application d’un projet économique brutal de destruction des droits et des acquis de la classe travailleuse brésilienne. Pour la réalisation de ce projet, le gouvernement de Bolsonaro a été très utile au grand capital national et étranger.

C’est pourquoi, malgré les divergences sur les prétendus «excès» du bolsonarisme, le soutien politique du grand capital au gouvernement prévaut. En d’autres termes, les secteurs bourgeois peuvent même critiquer certaines des mesures autoritaires de Bolsonaro, mais ils les tolèrent – et beaucoup d’entre elles sont acceptées de bon gré – au nom des réformes et des attaques contre la classe laborieuse. Il y a aussi des secteurs bourgeois qui sont ouvertement bolsonariste (comme Luciano Hang, le «parvenu» de la firme Havan, qui dispose de 12’000 salarié·e·s dans la vente de biens pour les logements) ou qui se rapprochent rapidement de Bolsonaro, comme Paulo Skaf, président de la FIESP (Fédération des industries de São Paulo), et le conseil d’administration de la CNI (Confédération nationale de l’industrie).

La large unité de la classe dominante en faveur du programme économico-social ne réduit pas l’importance des divisions politiques et institutionnelles entre les secteurs traditionnels de la droite bourgeoise et le bolsonarisme. Les affrontements présents produisent des chocs et posent des obstacles à la stratégie bolsonariste, avec des défaites infligées au gouvernement lors de votes de la Chambre et du Sénat, en particulier sur des questions qui ne relèvent pas de l’agenda économique.

Le gouvernement continue avec un niveau de soutien significatif dans la population: 30% de jugements allant d’excellent à bon, 32% de moyen et 36% de mauvais/très mauvais, selon la dernière enquête de Datafolha. La popularité de Bolsonaro a chuté depuis le début de l’année 2019, mais depuis juin 2019, les indices se sont stabilisés, avec une oscillation positive pour lui ces derniers mois. Le soutien au gouvernement est le plus important parmi les personnes qui gagnent le plus, les Blancs [classification spécifique de la population au Brésil], les habitants des régions du Sud et du Sud-Est et les hommes. Le rejet est plus élevé parmi les plus pauvres, les Noirs, les habitants du Nord-Est et les femmes.

Le néofascisme est organisé

La fondation du parti bolsonariste «pur sang» (Alliance pour le Brésil), après la scission du PSL [Partido Social Liberal auquel adhérait Bolsonaro lors de sa victoire électorale d’octobre 2018] – due à des disputes portant sur le contrôle du pouvoir et l’argent – indique la formation d’un parti ouvertement néofasciste dans le pays, avec une influence de masse. La conception du programme du parti ne laisse aucun doute sur son caractère. Ce parti naît à partir de l’appui de centaines de milliers d’adeptes les plus radicaux de Bolsonaro (petite bourgeoisie déliquescente et secteurs exaspérés du prolétariat), du fondamentalisme religieux (soutien de plusieurs Eglises évangéliques), de milices, d’une partie de la police et des Forces armées, mais aussi des employeurs, dont beaucoup appartiennent à cette lumpen-bourgeoisie, qui ont adhéré au néofascisme.

Après un an de gouvernement, il est clair que le bolsonarisme néofasciste continue à diriger un secteur notoire, bien que minoritaire, des masses (avec une capacité de mobilisation dans la rue et sur les réseaux sociaux), et qu’il dispose d’un appareil considérable fourni par les Eglises et les secteurs des grands médias, le monde des affaires, la police, les forces armées, entre autres. Bolsonaro gouverne fondamentalement en vue de maintenir la cohésion et l’organisation de sa base la plus radicale. Ainsi, ce néofascisme se prépare, dans l’attente d’une intensification de la lutte des classes dans le pays, à la possibilité de pouvoir tenter d’accélérer le processus de cadenassage du régime.

Résistance sociale et démocratique

En 2019, le meilleur moment pour la classe ouvrière a été l’énorme mobilisation pour la défense de l’éducation publique: le «tsunami» de l’éducation. Toutefois, ce mouvement a perdu de son élan après le mois de juin. Il y a eu d’autres luttes localisées de catégories et de secteurs qui, malgré leur importance, n’ont pu acquérir un niveau supérieur.

A proprement parler, l’année dernière a été marquée par un contexte de luttes et de grèves, qui découlent de la conjoncture économique (crainte du chômage) comme politique (crainte de la répression et du licenciement et manque de confiance dans les dirigeants et leurs propres forces). Le poids des défaites de ces dernières années pèse sur la subjectivité de la classe, entraînant une régression de la conscience et une moindre confiance dans la lutte collective.

Ont contribué à ce tableau de difficultés: le rôle rétrograde des directions syndicales (plus intéressées par les négociations afin d’étayer la bureaucratie syndicale) ainsi que les politiques majoritaires de gauche (la majorité se concentre uniquement sur les élections, cherchant des alliances avec les partis du centre et de droite).

Dans le domaine des luttes, nous soulignons en ce moment l’importance de la grève nationale des pétroliers et des secteurs de la fonction publique, la construction du 8 mars – journée internationale de lutte des femmes –, la lutte des jeunes pour la défense de l’éducation publique (#ForaWeintraub) [«Dehors Weintraub», Abraham Weintraub est ministre de l’Education depuis avril 2019], l’agenda de mobilisation de la fonction publique et des enseignants, qui prévoient une journée de grève le 18 mars.

Comme premier pas vers la construction d’une unité dans les luttes pour renforcer la résistance, il est nécessaire de construire une solidarité avec les mouvements qui se déroulent. La grève des pétroliers, des travailleurs/travailleuses de la DATAPREV (Société de technologie et d’information de la sécurité sociale) et des responsables de la Casa da Moeda [entreprise responsable de l’impression des billets de banque au Brésil], ainsi que la mobilisation des salarié·e·s de la sécurité sociale contre le démantèlement de l’INSS (Institut national de la sécurité sociale), nécessitent le soutien actif de toutes les organisations syndicales et des mouvements sociaux.

La gauche et Lula

Dans ses premières déclarations, après sa sortie de prison, Lula a présenté un profil de forte opposition au gouvernement Bolsonaro. Cependant, ses dernières déclarations présentaient un profil politique beaucoup plus modéré. Dans son dernier entretien sur la chaîne d’UOL, il a même déclaré qu’il encourageait le gouvernement «à marcher» et n’a pas mentionné la nécessité d’une mobilisation sociale contre le Bolsonaro.

Lula et la direction majoritaire du PT, une fois de plus, parient sur un discours conciliateur visant les secteurs bourgeois et la droite traditionnelle, en cherchant d’éventuels accords pour des futures batailles électorales. Ainsi, en n’utilisant pas leur influence politique dans le sens de la mobilisation sociale, ils affaiblissent la capacité de résistance des travailleurs/travailleuses, des secteurs opprimé·e·s et des jeunes. Pour aggraver les choses, les gouverneurs du PT appliquent des attaques sévères, suivant le précepte néolibéral, de démantèlement des droits sociaux. A Bahia, Rui Costa [membre du PT, il est gouverneur de Bahia depuis 2015] vient d’approuver, avec beaucoup de ténacité, une réforme des retraites similaire à celle du gouvernement Bolsonaro.

Le retour de Lula sur l’avant-scène renforce le PT dans le conflit politique national, en le plaçant comme le principal adversaire du Bolsonaro. Ce scénario pose un double défi au PSOL (Parti Socialisme et Liberté) et à la gauche socialiste dans son ensemble, en ce qu’il ouvre, à la fois, le danger du sectarisme et de l’opportunisme. L’erreur sectaire consiste à attiser les dénonciations de Lula et du PT, à les traiter de traîtres, à refuser de présenter des exigences face à ces directions qui disposent d’une influence de masse. Le danger opportuniste, à son tour, se caractérise par la dissimulation des différences et des critiques politiques et programmatiques avec le PT et Lula, cela au nom de l’unité pour lutter contre Bolsonaro.

Stratégie et tactique pour gagner

A notre avis, nous devons avoir un débat portant sur l’orientation stratégique pour la période. Pour nous, la stratégie à adopter prend la forme suivante: créer les conditions pour renverser Bolsonaro dans les rues, en s’inspirant du processus chilien [au sens de la mobilisation sociale au Chili face au gouvernement Sebastián Piñera]. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’un mot d’ordre pour s’engager dans une agitation ou pour une action immédiate, puisque les conditions pour renverser le gouvernement aujourd’hui ne sont pas réunies. Cette stratégie prend toute sa pertinence face à l’avancée du bolsonarisme: sans l’organisation et la mobilisation d’un large secteur des masses, nous serons trop faibles pour faire face au danger néofasciste.

Nous opposons cette stratégie aux deux autres développées par des composantes de la gauche: (a) la stratégie réformiste électorale qui parie sur la défaite de Bolsonaro aux prochaines élections grâce à la formation d’un large front «progressiste» (d’alliances avec des partis de droite et du centre, comme le PDT-Parti démocratique travailliste, le PSB-Parti socialiste brésilien et Rede Sustentabilidade-créé par l’ancienne ministre de l’Environnement Marina Silva de 2003 à 2006 sous le premier gouvernement Lula). Cette stratégie «attentiste», qui parie sur une usure lente et progressive en perspective des élections, est prédominante dans le PT et le PcdoB (Parti communiste du Brésil). Dans ce dernier parti, la ligne est encore plus à droite, avec Flávio Dino [membre du PcdoB depuis 2006, et gouverneur de l’Etat de Marahão depuis 2015] qui a rencontré Luciano Huck [animateur de la chaîne O Globo] et Fernando Henrique Cardoso [du PSDB], dans l’espoir de construire un bloc au «centre», le même qui a été décisif pour l’approbation de la (contre) réforme des retraites, et qui s’est formé avant le coup d’Etat parlementaire qui a destitué Dilma Rousseff [août 2016]. Cette ligne opportuniste sous-estime même le danger d’un bouclage accentué du régime avant les prochaines élections présidentielles. (b) La stratégie d’une gauche dite radicale – stratégie de l’offensive permanente – qui parie, sans que les conditions soient réunies, sur le déclenchement d’un processus plus ou moins immédiat de renversement du gouvernement, en agitant pour cela le mot d’ordre «dehors le gouvernement» et «la grève générale maintenant».

Les trois tâches qui découlent de notre orientation stratégique demeurent: (i) un front unique des exploité·e·s et des opprimé·e·s pour la défense des acquis sociaux, syndicaux et démocratiques, ce qui nécessite l’unité des principales directions et organisations de gauche et des mouvements syndicaux et sociaux autour d’un programme de lutte commun et coordonné et d’un programme d’action minimum; (ii) une large unité d’action (incluant les secteurs bourgeois prêts à s’affronter) contre les attaques aux libertés démocratiques et contre la menace d’un coup d’Etat militaire; (iii) la construction d’une alternative à la gauche du PT, le PSOL étant la principale référence dans ce processus.

La tactique du Front unique (FU) – qui exige une frontière de classe – gagne en importance dans la mesure où toute la bourgeoisie et l’impérialisme, même son secteur qui s’oppose aux prétentions bonapartistes les plus radicales (autoritaires) de Bolsonaro, soutiennent et parrainent le programme économique et social du gouvernement néofasciste, soutenant ainsi le gouvernement dans son ensemble.

Il convient de dire que la lutte pour la conquête d’une influence de masse ne passe pas seulement par l’appel unifié à des journées nationales de lutte ou à des mobilisations de rue. Il est également nécessaire de construire le Front unique pour modifier le niveau de conscience d’une majorité de la classe laborieuse, c’est-à-dire des secteurs paupérisés et des travailleurs – au travers d’une agitation et d’une propagande en direction de ces secteurs et de manière quotidienne sur les lieux de travail, pour une adhésion politique et idéologique, afin de constituer une majorité sociale contre Bolsonaro et son projet.

De la même manière, il est nécessaire de présenter un programme radical de transformation sociale, anticapitaliste et démocratique, qui entre en dialogue avec les revendications les plus ressenties par les travailleurs/euses et les opprimé·e·s de notre pays. Un programme qui place la nécessité de constituer un gouvernement de gauche, sans alliances avec la droite et les secteurs bourgeois. (Editorial spécial d’Esquerda Online, 4 février 2020; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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[1] La Chine a absorbé en 2019 quelque 28% du total des exportations du Brésil; ce débouché peut se contracter en 2020. (Réd.)

[2] Tribune d’un collectif d’artistes et intellectuels brésiliens et internationaux. «Les institutions démocratiques du Brésil subissent une véritable attaque depuis l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro. Depuis le 1er janvier 2019 et son accès à la présidence, nous assistons à la mise en place d’un régime autoritaire, marqué en particulier par un contrôle renforcé sur les institutions culturelles, scientifiques et éducatives, ainsi que sur la presse de ce pays.

Les exemples sont légion. Depuis le début du mandat présidentiel, des membres du parti du président Bolsonaro (PSL) ont incité les étudiants brésiliens à filmer leurs professeurs et à les dénoncer sur les réseaux sociaux pour «endoctrinement idéologique». Cette «chasse aux sorcières», menée à l’initiative du mouvement «école sans parti», a engendré un sentiment d’insécurité au sein des écoles et des universités dans un pays qui, il y a près de trois décennies, sortait d’une longue période de dictature militaire. Le 20 janvier 2020, Bolsonaro a déclaré que les livres scolaires au Brésil ont «beaucoup trop de choses écrites» et a suggéré l’intervention directe de l’Etat sur le contenu des ouvrages mis à disposition dans les écoles publiques.

Le gouvernement Bolsonaro avance sans états d’âme afin d’imposer coûte que coûte son projet ultraconservateur. Ainsi, le directeur de marketing de la Banque du Brésil, Delano Valentim, a été limogé de son poste à la demande du président Bolsonaro pour avoir diffusé sur les chaînes télévisées nationales une publicité, vite censurée d’ailleurs, qui mettait en scène positivement la diversité ethnique et sexuelle de la jeunesse brésilienne. Peu de temps après, alors que les feux ravageaient l’Amazonie, le gouvernement s’en est pris aux scientifiques qui avaient osé dénoncer cette terrible réalité. Ricardo Galvão, ancien directeur de l’INPE (Institut national des recherches spatiales), a été licencié après avoir diffusé des données satellitaires apportant la preuve irréfutable d’une accélération de la déforestation au Brésil.

Restriction des libertés. En outre, le 21 janvier, le parquet fédéral a porté accusation, sans aucune preuve, contre Glenn Greenwald, journaliste et cofondateur de la revue The Intercept, pour participation à une soi-disant organisation criminelle qui aurait piraté les données de téléphones portables des autorités brésiliennes. Il s’agit ici d’une violation de la liberté de la presse, une mesure de représailles qui fait suite à la série de reportages que The Intercept a publiée sur la corruption des élites dans le cadre de l’opération «Lava Jato».

Or, il ne s’agit pas ici d’un cas isolé. Plusieurs agents de l’Etat, dont certains liés à des tribunaux régionaux et à la police militaire, agissent comme autant de cellules de défense du projet ultra-conservateur du président Bolsonaro et prennent des mesures de restriction des libertés au sein de la société brésilienne. Pour la seule année 2019, 208 agressions visant des véhicules de presse ont été comptabilisées au Brésil.

Le 16 janvier 2020, l’ancien secrétaire spécial à la Culture, Roberto Alvim, a fait l’éloge, en présence du président Bolsonaro, du «virage conservateur» et de la «Renaissance de la culture» au Brésil. Le lendemain, alors qu’il présentait au public les mesures de mécénat prises afin de remettre la culture sur le droit chemin, Alvim a rendu un hommage à peine voilé au chef de la propagande nazie, Joseph Goebbels. Compte tenu de l’émoi national et international provoqué par cette déclaration, le secrétaire a été limogé, mais ses mots n’en traduisent pas moins une facette majeure du projet de Bolsonaro : remettre en cause la liberté d’expression en muselant plusieurs organes publics, tels que le Conseil supérieur du cinéma (Ancine), le Fond sectoriel de l’audiovisuel, la Bibliothèque nationale, l’Institut du patrimoine historique et artistique national ou la Fondation Palmares.

Verrouillage moral et idéologique. Petra Costa, réalisatrice du documentaire Une démocratie en danger, peut espérer remporter ce qui serait le premier Oscar pour le Brésil, et devenir par là même la première réalisatrice latino-américaine à obtenir ce prix. L’administration de Bolsonaro a utilisé le Twitter officiel de son secrétaire à la communication pour diffuser une vidéo dans laquelle Costa était définie comme une antipatriote qui répand des mensonges. Et, tandis que des films comme Bacurau, la Vie invisible d’Eurídice Gusmão ou Babenco ont été acclamés aux festivals de Cannes et de Venise, le président Bolsonaro peut déclarer sans ciller que cela fait longtemps que le Brésil ne produit plus de bons films.

Avec une telle politique de verrouillage moral et idéologique, ce gouvernement est bien décidé à dicter le contenu des livres scolaires et de la production cinématographique nationale, à restreindre l’accès aux bourses d’études et de recherches, et à intimider les enseignants, les journalistes, les scientifiques et les artistes au Brésil.

Il veut également aller à l’encontre de plusieurs politiques publiques mises en œuvre au cours des dernières décennies, telles les mesures de quotas introduites afin de rendre la société brésilienne plus inclusive, moins inégale. Ces mesures ont abouti à ce que 51% des étudiants des universités publiques soient issus désormais des communautés noires. Or, nous assistons depuis 2019 à une volonté explicite de revenir sur l’affirmation des droits fondamentaux au Brésil.

Nous faisons face à un gouvernement qui nie le réchauffement climatique et les incendies de forêt en Amazonie, qui méprise les leaders qui se battent pour la préservation de l’environnement, en particulier au sein des communautés indigènes et des communautés autonomes quilombolas.

Propagande. Ce gouvernement fait mine de ne rien voir des actions parallèles et criminelles menées par des milices paramilitaires ou de la corruption qui continue de gangrener l’appareil d’Etat ; une corruption qu’il était censé pourtant combattre. Bolsonaro et ses ministres attaquent les minorités et refusent d’entendre la parole des mouvements noirs, indigènes, LGBTQ+. Il préfère aux arguments rationnels les insultes lorsqu’il s’agit de s’en prendre directement aux scientifiques, aux universitaires et aux journalistes qui ne rentrent pas dans le rang. Les coupes budgétaires dans les domaines de la culture et de l’enseignement public reflètent une politique de destruction de l’existant, faute de véritable plan de développement national à présenter à la population brésilienne dans son ensemble.

Ce faisant, l’actuel gouvernement du Brésil dirigé par Jair Bolsonaro porte atteinte aux institutions démocratiques nationales, au risque de mettre à bas les fondements de notre République. Nous en appelons donc à la communauté internationale et à la solidarité entre les peuples pour condamner ces actes de violence et de propagande, ainsi que la censure au Brésil, et exercer une pression internationale sur le gouvernement brésilien afin qu’il se conforme aux principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et cesse de porter atteinte aux libertés d’expression, de pensée et de croyance.

Finalement, nous appelons les institutions internationales en charge de faire respecter les droits de l’homme ainsi que les principaux organes de la presse internationale à être particulièrement vigilants face à ce qu’il se passe au Brésil et aux atteintes majeures portées à notre démocratie. Le moment est grave : il est urgent de s’opposer massivement à la montée de l’autoritarisme au Brésil. Parmi les signataires : Petra Costa, Noam Chomsky, Sting, Sebastião Salgado, Sônia Guajajara, Caetano Veloso, Mia Couto, Chico Buarque, Willem Dafoe, Dominique Gallois, Glenn Greenwald… (Tribune parue dans le quotidien Libération, en date du 7 février 2020)

[3] Selon El Pais du 29 janvier, en 2019 la police a tué 1810 personnes dans l’Etat de Rio Janeiro, le nombre le plus élevé depuis deux décennies. (Réd.)

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