Brésil-dossier. Le poids réel des militaires dans le gouvernement Bolsonaro

Hamilton Mourão et Jair Bolsonaro

Par Marcelo Aguilar

La démission de Sérgio Moro en tant que ministre de la Justice est l’événement le plus dangereux que le président brésilien Jair Bolsonaro ait eu à affronter. La raison de cette démission, selon Moro lui-même, est que le président s’immisçait dans les décisions de la police fédérale afin de protéger ses enfants des enquêtes judiciaires. Après le départ de Moro, Bolsonaro est suspecté d’avoir tenté de mettre à la tête du corps un ami de son clan familial, Alexandre Ramagem, un ancien chef des services de renseignement qui a coordonné la sécurité de sa campagne après l’attentat de 2018 [attaque au couteau contre le candidat Bolsonaro le 6 septembre 2018]. Cette semaine, la Cour suprême fédérale a provisoirement suspendu cette nomination.

Considéré comme un champion de la justice par de larges secteurs de la société après sa participation à l’opération Lava Jato – et malgré les allégations d’irrégularités flagrantes dans la manière dont il l’a menée [voir à ce sujet les révélations du site The Intercept concernant les relations entre les procureurs et le juge Moro ayant pour but d’éliminer Lula des élections présidentielles] – Moro agissait comme une «réserve morale» au sein du gouvernement. Mais la porte a été enfoncée. Ses dénonciations ont conduit à l’ouverture d’une enquête judiciaire contre le président lui-même. Le rapporteur de cette affaire, le juge Celso de Mello, devra également se prononcer sur une demande de mise en accusation du président par la Chambre des députés. Bien que le président de la Chambre, Rodrigo Maia – qui a une relation plutôt tendue avec l’exécutif –, essaie de calmer le jeu et dit que la priorité devrait être de combattre le coronavirus, il y a déjà des rumeurs de mouvements en coulisses autour du vice-président, Hamilton Mourão [général d’armée à la retraite].

Carlos Bolsonaro lui-même, un des fils du président, a semé des soupçons au début du mois d’avril sur les intentions de l’ex-général Mourão lorsqu’il a remis en question sa récente rencontre avec Flávio Dino, gouverneur de l’État du Maranhão et membre du PCdoB [PC d’origine maoïste; a soutenu Lula en 2002 et Dilma Rousseff en 2010; il présenta en 2018 Manuela D’Avila comme vice-présidente sur le ticket du candidat du PT, Fernando Haddad]. Dino est le visage le plus visible de l’opposition de gauche à Bolsonaro parmi les gouverneurs. Parmi les gouverneurs, Bolsonaro compte également des opposants de droite, comme João Doria [du Psdb: Parti de la social-démocratie brésilienne] de São Paulo, qui l’a soutenu lors de son élection avec le slogan «Bolsodoria» et qui maintenant, prenant la défense de Moro, l’a qualifié de «virus».

L’heure des militaires

Dans ce scénario de crise, toutes les sorties possibles semblent profiter au même acteur: les forces armées. Pour André Ortega – journaliste et coauteur, avec Pedro Marín, du livre Carta no coturno: a volta do partido fardado no Brasil – ce qui est en jeu en ce moment, c’est la voie que les militaires vont emprunter: garder Bolsonaro ou le mettre hors jeu? «Le sortir pourrait déclencher un nouveau cycle d’instabilité et les choses pourraient se retourner contre eux. Le garder, en revanche, les fait apparaître comme le frein distingué du gouvernement», a-t-il déclaré à Brecha.

Bolsonaro se comporte comme un vandale, a déclaré André Ortega. Cela permet aux militaires d’apparaître comme les gardiens non seulement des institutions démocratiques, mais de la rationalité elle-même. «C’est très positif pour eux», a déclaré l’analyste, car cela brouille la responsabilité de l’avoir aidé lors des élections et d’avoir participé à son gouvernement. «En même temps, si Bolsonaro tire sa force de sa politique d’extrême droite, cela leur convient aussi, car la base du président appelle à un coup d’État militaire, il n’y aurait donc pas moyen de s’en passer», a-t-il ajouté. Et si la mise en accusation devait quand même gagner du terrain, la promotion légale [au mandat de président] de l’ex-général Hamilton Mourão concrétiserait ce qui est déjà une réalité évidente: les militaires sont aux commandes.

Cette situation, loin d’être sans précédent dans l’histoire du Brésil, a ses racines dans des aspects structurels du pays. André Ortega rappelle qu’«il existe une longue relation entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire qui précède la conception de la doctrine de sécurité nationale de la guerre froide et du coup d’État de 1964. Elle remonte à la proclamation de la république [1889], avec l’armée en position de tutelle des gouvernements civils et du processus politique. Cette relation s’est accompagnée d’une auto-perception du militaire «qui justifie cet interventionnisme sur la base que l’armée est l’institution la plus développée du pays et la seule capable de refléter l’identité brésilienne: elle recrute des personnes de tous les États et de toutes les races, et possède un statut officiel professionnel et patriotique qui empêcherait des processus politiques qui compromettraient l’intégrité territoriale.»

Pour l’anthropologue Piero Leirner de l’Université fédérale de São Carlos, spécialiste de la stratégie militaire, plus qu’une tutelle militaire du système politique brésilien, il s’agit d’une domestication: «L’idée que la politique doit être une extension de la caserne par d’autres moyens, qui place les militaires dans le rôle de garants de la mise en ordre de la maison.» Selon l’ancien ministre de la Défense Celso Amorim (PT): «Au Brésil, il existe une fragilité intrinsèque de la représentation politique, ce qui génère dans les classes dominantes, lorsqu’elles perdent leur hégémonie, la tentation de recourir à l’armée. Et les militaires, en raison de leur histoire, ont toujours été prêts à agir».

Les propriétaires du ballon

«Quand Bolsonaro a pris le pouvoir, existait déjà un statu quo ante dans lequel les militaires semblaient très forts. Ils avaient réussi, avec Sérgio Etchegoyen [secrétaire à la sécurité institutionnelle, sous la présidence de Michel Temer, d’août 2016 à décembre 2018], à restructurer le service des renseignements et participaient déjà activement à la politique, tant aux élections qu’au processus judiciaire visant Lula», indique André Ortega. «Ce n’est pas Bolsonaro qui leur donne le rôle principal: c’est le couronnement d’un processus. Ce rôle est en relation étroite avec le statu quo ante obtenu précédemment.»

Augusto Heleno Ribeiro Pereira, 70 ans, ministre du Cabinet institutionnel de sécurité

Depuis qu’il a nommé son gouvernement, Bolsonaro a montré le rôle important qu’aurait l’armée. Les élus avaient un point commun: leur participation aux forces de la Minustah (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) en Haïti (2004-2017), que le Brésil dirigeait. Augusto Heleno – le nouveau directeur du Gsi [Cabinet de sécurité institutionnelle, directement lié à la présidence pour ce qui est de la sécurité interne et de la défense] – a été le premier commandant de cette mission d’occupation entre 2004 et 2005. Il a dirigé les opérations à Cité Soleil, un important quartier de la capitale Port-au-Prince. Elles ont été classées comme un massacre par diverses organisations de défense des droits de l’homme. Le ministre de la Défense, Fernando Azevedo e Silva, était à l’époque sous les ordres de Heleno. Luiz Eduardo Ramos, l’actuel secrétaire du gouvernement – qui, entre autres, contrôle la communication gouvernementale et le programme d’investissement public-privé dans le domaine des infrastructures –, a dirigé la Minustah de 2011 à 2012. Depuis juin, Ramos remplace le général Carlos Santos Cruz, qui a dirigé la force d’occupation de 2007 à 2009. Le ministre des infrastructures, Tarcísio Gomes de Freitas, était également dans ce pays des Caraïbes. Le dernier commandant de la Minustah, durant la période 2015-2017, Ajax Porto Pinheiro, est actuellement conseiller spécial du président de la Cour suprême fédérale, un poste précédemment occupé par Azevedo e Silva.

Comme point culminant de ce processus, en février de cette année, Bolsonaro a annoncé que le nouveau chef de la Maison civile – un poste qui, au Brésil, équivaut à celui de chef d’état-major – serait le général Walter Braga Netto, jusqu’à ce jour chef de l’état-major général de l’armée. Il fut chargé de diriger l’intervention militaire de 2018 à Rio de Janeiro (voir encadré ci-après: «Depuis le début»). Braga Netto a été choisi par Bolsonaro pour commander le comité de crise face à la pandémie de coronavirus.

D’abord, on élimine Dilma

La spirale de l’influence militaire croissante dans la politique brésilienne, qui a atteint son apogée avec l’élection et l’accession de Jair Bolsonaro à la présidence de la république, vient d’avant. L’élection de Dilma Rousseff à la présidence en 2011, ses actions à la tête du gouvernement et sa destitution ont été décisives pour façonner le scénario actuel. Dès le début, les militaires n’ont pas apprécié la nomination de Dilma Rousseff comme candidate du PT. «Le fait que Lula ait nommé une femme inconnue comme successeur, que les militaires ont identifiée au militantisme armé contre le régime militaire [Dilma Rousseff participa à la lutte armée fin des années 1960, fut arrêtée en 1970, torturée durant 22 jours et libérée en 1973], leur a confirmé que le PT voulait construire une sorte de socialisme gramscien en Amérique latine», remarque Piero Leirner.

L’universitaire souligne également la réaction des militaires contre la création, par le premier gouvernement de Dilma, de la Commission nationale de la vérité (CNV), qui est destinée à enquêter sur les violations des droits de l’homme entre septembre 1946 et octobre 1988, une période qui inclut, au total, 21 années de dictature militaire au Brésil. «La CNV a été interprétée par les militaires comme un projet de réécriture de l’histoire, dans lequel leur rôle – dans ce plan de “domination gramscienne” – serait certainement celui des perdants au plan moral. Cela a réactivé chez les militaires l’idée qu’ils avaient gagné “la guerre”, mais qu’ils étaient en train de perdre la bataille de la mémoire.»

Celso Amorim, qui était alors responsable du ministère de la Défense, a confirmé à Brecha que la CNV était la mesure prise par le gouvernement du PT qui faisait le plus de bruit dans l’armée. Piero Leirner a ajouté: «A partir de ce moment, les dirigeants ont entamé un intense travail de bombardement idéologique dans toute la chaîne de commandement, en déballant plusieurs théories de la guerre froide et en les habillant avec des vêtements postmodernes, comme dans le cas des dites “théories de guerre hybrides”.»

«Un mois seulement après la réélection de Dilma en 2014, Bolsonaro faisait déjà campagne dans les casernes pour 2018», a déclaré Piero Leirner. A l’extérieur, Aécio Neves, le candidat perdant de la traditionnelle élection de droite, a déclaré dans son premier discours qu’il avait été voté par 51 millions de Brésiliens qui n’acceptaient plus de voir le Brésil «capturé par un parti (PT) et un projet de pouvoir».

Une autre action qui a suscité un malaise parmi les militaires fut prise en octobre 2015. Dans le cadre d’une réforme réduisant les portefeuilles de l’exécutif de 39 à 31, Dilma a supprimé le Cabinet de la sécurité institutionnelle (Gsi), qui, entre autres pouvoirs, était chargé de l’Agence brésilienne de renseignement. Le reste de l’opération s’est joué dans les coulisses du Congrès et dans la rue. Sur ce terrain, elle fut massivement soutenue par les médias et le monde des affaires, et dynamisé par des groupes tels que le Mouvement pour un Brésil libre, financé par les think tanks néolibéraux soutenus par Washington. Le slogan «Primeiro a gente tira a Dilma» a été consolidé: limoger la présidente à tout prix comme condition pour sauver le Brésil.

La restauration

En mai 2016, quelque quatre mois avant que la destitution de Dilma Rousseff ne soit confirmée par le Congrès, et dans l’une de ses premières actions en tant que président intérimaire, Michel Temer a rendu au Gsi son statut ministériel et a mis à sa tête l’ancien chef d’état-major de l’armée, le général Sérgio Etchegoyen.

Les Etchegoyen sont membres d’une famille avec une longue tradition d’ingérence militaire et politique. Ils ont participé aux soulèvements des jeunes officiers (lieutenants) des années 1920 et au coup d’État de 1964. Sérgio Etchegoyen, qui n’a jamais participé à ce type d’initiatives, a été le premier général d’active à manifester contre la CNV pendant le gouvernement de Dilma Rousseff. Le rapport final de la commission (CNV) a tenu son père, Leo Guedes Etchegoyen, et 376 autres membres du personnel militaire et civil responsables de la violation des droits de l’homme pendant la dictature. Celso Amorim s’est dit surpris que Dilma l’ait nommé (Sérgio Etchegoyen) à la tête de l’état-major général, mais a ajouté: «[Le général] avait une réputation d’intellectuel militaire et avait conseillé mon prédécesseur au ministère sur l’élaboration de la stratégie de défense nationale.»

Pour André Ortega, dans les années qui ont suivi la chute de Rousseff, «l’instabilité générée par la destitution et le climat d’exception constant ont permis aux militaires de commencer à s’exprimer: plus le chaos était grand, plus ils devenaient puissants». Sérgio Etchegoyen y est pour beaucoup. Au cours de ces années, il y a eu des interventions militaires fédérales à Rio de Janeiro, Espírito Santo et Roraima. Marielle Franco, une militante qui critiquait ces actions, a été assassinée. De plus, Michel Temer a été menacé en juin 2018 par une grève des camionneurs qui a arrêté le pays. La riposte à cette grève a été coordonnée par Etchegoyen, qui a mis en œuvre des opérations de «garantie de l’ordre public» avec le déploiement des forces armées. Tout cela a fait du général le protagoniste des moments les plus critiques de la crise constante que représentait l’administration Temer.

À cette époque, il y a eu également un autre épisode illustrant l’initiative des militaires. Face à la possibilité que la Cour suprême fédérale accorde l’habeas corpus à l’ancien président Lula, alors candidat à la présidence et arrêté pour corruption présumée [le 7 avril 2028], le commandant des forces armées, Eduardo Villas Bôas, a écrit un tweet dans lequel il parle de «répudiation de l’impunité» et souligne que l’armée est «attentive à ses missions institutionnelles». Quelque temps plus tard, Villas Bôas lui-même a déclaré à Folha de São Paulo: «Nous avons opéré, à ce moment, très consciemment, sachant que nous étions arrivés à la limite. Nous avions le sentiment que les choses pouvaient dégénérer si je ne m’exprimais pas.» Il a déclaré qu’il «valait mieux prévenir que guérir». La vérité est que la justice a finalement envoyé Lula en prison et l’a empêché de participer aux élections, et le capitaine à la retraite, Jair Bolsonaro, a gagné. Et avec lui, les militaires. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 30 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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«Depuis le début»

L’armée brésilienne a été formée pendant la guerre d’indépendance portugaise au début du XIXe siècle. Dès lors, les militaires ont toujours participé à la politique d’une manière ou d’une autre. Entre 1922 et 1924, des militaires de plusieurs États mécontents de la situation politique du pays se sont élevés contre le gouvernement fédéral dans un mouvement qui a été baptisé «tenentisme», car il comprenait surtout de jeunes lieutenants. Ils ont cherché à mettre en place des politiques plus cohérentes pour les forces armées et des réformes dans la structure du pouvoir du pays, dominée par la politique dite du «café au lait», qui faisait alterner dans la domination du pays des représentants des oligarchies de São Paulo et du Minas Gerais.

Du «tenentisme» est née, entre autres, la colonne dirigée par le capitaine Luiz Carlos Prestes, qui a parcouru près de 25’000 kilomètres et 13 États du pays avec l’exigence du vote secret, de l’universalisation de l’éducation publique et de la fin de la misère qui pesait sur les secteurs populaires. Beaucoup de ces militaires, comme Prestes lui-même, se sont ensuite rapprochés des idées communistes, et beaucoup d’autres ont soutenu Getúlio Vargas. En 1935, une insurrection communiste planifiée par le Comintern pour établir une République populaire et socialiste au Brésil – dont Prestes et la militante allemande Olga Benario étaient deux des figures centrales – a été massacrée par les militaires. Certaines des racines de l’anticommunisme persistant de l’armée remontent à cette époque. Pour Celso Amorim, ministre de la Défense entre 2011 et 2014, à cette époque, «les seules forces capables d’organiser le pays étaient le Parti communiste et l’armée, ce qui, dès le début, les a mis dans une position d’affrontement; à partir de là, les militaires ont toujours détesté la gauche. Avec la guerre froide, ce sentiment s’est aiguisé et a pimenté le bouillon qui fut consommé avec le coup d’État de 1964 : au total 21 ans de dictature militaire et de persécution politique. (Brecha, 30 avril 2020, traduction rédaction A l’Encontre)

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Là où commandent des généraux, ne commandent pas des capitaines

Par Nastalia Barceló, Camilo López Burian et Marina Vitelli

Walter Braga Netto, chef de la Maison civile (de facto premier ministre)

Avec la prise de fonction, le 18 février 2020, du général Walter Braga Netto à la tête de la Maison civile [équivalent à un poste de premier ministre en France], les militaires ont fini de consolider leur position centrale au sein du gouvernement brésilien. Depuis la fin de la dernière dictature, ce poste n’avait pas été occupé par un militaire. Il s’agit d’une position éminemment politique qui traite, entre autres, des relations de la présidence avec son cabinet et le Parlement. Braga Netto, qui était depuis mars 2019 le chef d’état-major de l’armée, a pris ce poste avant de prendre sa retraite comme militaire le 29 février.

Cela se produit à une époque de transformation du système politique brésilien. L’élection de 2018 pourrait être considérée comme la fin d’un cycle, qui a commencé par la Constitution de 1988 au milieu d’un processus de redémocratisation. Après les élections, les trois principaux partis politiques ont perdu une partie de leur représentation parlementaire, le Parti de la sociale démocratie brésilienne(Psdb) et le Mouvement démocratique brésilien (Mdb) furent les principaux perdants. Alors que la droite traditionnelle a été remplacée par une droite plus radicale, le Parti des travailleurs (PT) est resté la principale force politique de la gauche brésilienne. Pendant ce temps, le Parti social libéral (Psl), qui avait Bolsonaro comme candidat, est passé de deux députés en 2014 à 52 en 2018. Dans la bataille pour le pouvoir exécutif, la logique de polarisation entre le Psdb et le PT a été brisée, tandis que le Mdb a vu son potentiel de votes diminuer. Le système né en 1988 a donc reçu un coup dur.

Deux facteurs interdépendants ont influencé la politique brésilienne afin d’atteindre les résultats décrits ci-dessus. D’une part, la conduite de l’opération de lutte contre la corruption connue sous le nom de Lava Jato (2014), qui a montré la politisation des décisions judiciaires et a contribué à générer la méfiance et le rejet des hommes politiques dans la société brésilienne. D’autre part, les coûts de la stratégie du Psdb et du Mdb lors de la destitution présidentielle de Dilma Rousseff en 2016, qui a été considérée comme un «coup parlementaire» par d’importantes figures de la science politique brésilienne. La participation ultérieure de ces partis au gouvernement intérimaire de Michel Temer, qui est devenu le plus impopulaire président de l’histoire du Brésil, a encore terni l’image de la droite traditionnelle.

Ces transformations de la droite brésilienne s’inscrivent dans un contexte de crise de la mondialisation, dont l’événement marquant fut la crise de 2008. La fin de ce cycle historique et de son ordre hégémonique, qui a atteint le Brésil, comme le reste de l’Amérique latine, avec la fin du boom des matières premières, a affecté les élites cosmopolites de droite et de gauche. Cette grande crise du capitalisme mondial est liée à l’émergence d’entrepreneurs politiques de droite anti-mondialistes. Ces néo-patriotes, selon le politologue espagnol José Antonio Sanahuja, mobilisent les perdants – réels ou perçus comme tels – de la mondialisation, en particulier les classes moyennes et inférieures, en articulant un discours nationaliste, fondé sur la souveraineté, par le biais de dirigeants césaristes et d’une rhétorique anti-élitiste. Dans certains cas, ces forces sont associées étroitement avec des acteurs religieux (évangéliques) qui se revendiquent des valeurs «traditionnelles». Bolsonaro est le plus plébéien de cette famille, puisqu’il n’est ni millionnaire ni politicien de premier plan comme dans d’autres cas, et que ce trait personnel facilite le contact avec des secteurs populaires.

Seul contre tous

Avec le soutien de l’industrie agroalimentaire, des groupes évangéliques et pro-armée et de la «famille» militaire et policière, il pourrait disposer d’un soutien suffisant pour gouverner en articulation politique avec le pouvoir législatif. Sur les 513 députés, 360 pourraient le soutenir, alors que seulement 153 sont clairement dans l’opposition. Avec ce scénario, il pourrait recruter jusqu’à deux tiers des voix au Congrès et apporter des changements institutionnels très importants. Cependant, au lieu de faire de la «politique», Bolsonaro affronte le Parlement, sous prétexte de s’opposer à la «vieille politique», et ne négocie pas le soutien parlementaire pour des positions et des ressources.

Après un an et demi au pouvoir, le comportement du président montre des signes «d’illibéralisme» et d’autoritarisme. Bolsonaro a pris ses distances avec le Psl dans une lutte pour le contrôle des fonds du parti et la nomination des candidats. Bolsonaro, sans parti, a tenté de renforcer sa présidence en construisant un mouvement populaire d’extrême droite, qui n’a pas réussi à se cristalliser. Lorsque le président a essayé de créer son propre parti, l’Alliance pour le Brésil, sur les 491’900 signatures requises, seules 80’000 ont été soumises et seulement 6600 ont été approuvées par le Tribunal électoral suprême. Cet échec signifiait l’impossibilité de structurer un mouvement bolsonariste qui renforcerait politiquement le président et lui permettrait d’approfondir son action.

Tourefois, sans le soutien nécessaire, le président sans parti continue d’affronter les pouvoirs législatif et judiciaire, les gouverneurs et les grands médias. Cela le rend de plus en plus dépendant des forces armées pour rester au pouvoir.

Comme l’a récemment souligné le sociologue et politologue brésilien Alexandre Fuccille, les militaires ne semblent pas vouloir prendre le pouvoir directement, comme ils l’ont fait en 1964. Toutefois, cela ne signifie pas que l’influence militaire sur la politique ne progresse pas. Avec le remplacement d’Onyx Lorenzoni, un civil, en février 2020 par le général Braga Neto au sein de la Maison civile, a été complété le cadre militaire qui constitue le noyau dur du gouvernement. Bien qu’il existe un autre noyau de ministres fortement idéologisés et proches du président et de sa famille, les quatre ministres logés dans le palais du Planalto, qui partage le siège avec le président, sont des militaires.

Une vision plus large du gouvernement montre des militaires ou des personnes liées au monde militaire à divers postes ministériels (Défense; Science, technologie, innovation et communications; Mines et énergie; Transparence, contrôle et inspection; et Infrastructure) ainsi qu’à des postes d’une grande importance politique, comme le porte-parole de la présidence. Le dénominateur commun de nombre d’entre eux est leur relation avec le général Augusto Heleno, le premier commandant militaire de la Minustah. Les Heleno Boys occupent, pour ainsi dire, une place centrale au sein du gouvernement. Pendant la pandémie, ils se sont parfois positionnés différemment de Bolsonaro, canalisant son action sans pour autant retirer leur soutien au président, qui a maintes fois minimisé le danger de la maladie. Le 24 mars, le commandant de l’armée, le général Edson Leal Pujol, a déclaré que la lutte contre la pandémie pourrait être «la mission la plus importante» de sa génération, une déclaration que Bolsonaro a faite sienne, quelques jours plus tard, lorsqu’il a reconnu la gravité de la situation.

D’autre part, en janvier 2018, le général Hamilton Mourão, actuel vice-président de la République, a assumé la présidence du Club militaire avec l’objectif d’organiser, à partir de l’armée, un front de candidats. Mourão serait le successeur de Bolsonaro au cas où il quitterait ses fonctions. Mais il faut rappeler qu’il ne fut pas la première option pour le poste de vice-président pour la campagne électorale. De plus, il ne semble pas faire le consensus dans l’aile militaire du gouvernement.

Une transition éternelle

L’ingérence de l’armée dans la politique n’est pas un problème nouveau au Brésil. Comme l’explique Héctor Saint-Pierre, docteur en philosophie politique, dans la redémocratisation post-dictature, les Forces armées ont réussi à préserver des prérogatives et des niveaux d’autonomie qui leur ont permis d’identifier les fissures dans la conjoncture nationale et de contester des acteurs politiques dans les décisions gouvernementales. Ou, comme l’affirme le politologue brésilien Samuel Soares, si nous examinons la question militaire, au Brésil, soit il y a une transition éternelle vers la démocratie, soit la démocratie elle-même est entravée.

L’historien José Murilo de Carvalho, réfléchissant à l’histoire des institutions, envisage un rôle de modérateur pour les Forces armées qui lui fait penser au Brésil comme une république tutélaire. Cette fonction tutélaire est bidimensionnelle: veto et protection. La deuxième dimension semble fonctionner de manière plus visible que la première. Probablement parce que, comme le souligne Suzeley Kalil Mathias, professeur de sciences politiques à l’Universidade Estadual Paulista, les divergences entre les militaires et le président sont «plus de forme que de contenu».

Maintenant que, après la démission de Sérgio Moro du ministère de la Justice, les bases matérielles pour engager un processus de destitution semblent être sur la table, Bolsonaro cherche à négocier avec la droite traditionnelle pour empêcher le processus d’avancer, en particulier avec ceux qui ont garanti l’élection de Rodrigo Maia à la présidence de la Chambre des députés. Les principaux médias, dans une démonstration de soutien à Moro, demandent d’enquêter sur le président, alors que l’ancien juge de Curitiba (Sergio Moro) pourrait être considéré comme un candidat attractif pour 2022, tant pour les acteurs du Lava Jato que pour une droite mondialiste comme celle qui soutient le ministre de l’économie Paulo Guedes. Depuis que le directeur de la police fédérale de Rio Janeiro, Ricardo Saadi, a été démis de ses fonctions à la demande du président, le départ éventuel de Moro se discutait déjà dans les coulisses du pouvoir. Au lieu d’essayer de se réconcilier avec l’un des ministres les plus forts de son gouvernement, Bolsonaro, qui a toujours un tiers de l’opinion publique de son côté malgré sa baisse de popularité, a choisi de continuer à accélérer le processus de décomposition de la coalition qui l’a porté au pouvoir. Dans ce scénario, il convient de se demander: les militaires vont-ils continuer à soutenir Bolsonaro, et le reste du système va-t-il lancer une attaque contre le président? La position des militaires semble être la clé. L’avenir est incertain. (Article publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 30 avril 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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