Brésil. Bolsonaro a accordé de nouveaux pouvoirs à l’armée. Les généraux ne les abandonneront pas facilement

Par Andrew Fishman

«Chef! Chef!» scandaient des dizaines de cadets en uniforme sur le terrain bordé de palmiers de l’Académie militaire d’Agulhas Negras [AMAN, située à Resende dans l’Etat de Rio de Janeiro], l’équivalent brésilien de West Point. Les jeunes hommes se sont serrés les uns contre les autres pour alors écouter un visiteur spécial, Jair Bolsonaro, à cette date membre du Congrès.

«Nous devons changer le Brésil, d’accord?» Bolsonaro a déclaré à ce rassemblement de cadets en 2014, un mois seulement après que le Parti des travailleurs, orienté vers la gauche, a obtenu une quatrième élection présidentielle consécutive par une avance très mince [1]. «Certains mourront en cours de route, mais je suis prêt, en 2018, si Dieu le veut, à essayer de faire évoluer ce pays vers la droite.» Des applaudissements nourris ont suivi.

Bolsonaro, l’idéologue d’extrême droite et ancien capitaine de l’armée lui-même, a tenu sa promesse. En 2018, il a été élu président [obtenant 55,13% des voix face à Fernando Haddad du PT] avec comme colistier un général à la retraite [Hamilton Mourão] au franc-parler.

Ce changement de rôle n’a pas toujours été évident à la fois pour le politicien et l’institution la plus puissante du Brésil. En effet, pendant de nombreuses années, les chefs militaires ont regardé Bolsonaro [député depuis 1991 de la circonscription de Rio de Janeiro] de haut, en raison de ses actes d’insubordination notoires [il est renvoyé de l’armée en 1988]. En 2014, comme le démontre sa visite à Agulhas Negras, les choses avaient déjà clairement changé. Le jeu de pouvoir conjoint armée-Bolsonaro était déjà en marche, des années avant sa concrétisation.

Une fois entré en fonction, Bolsonaro a rapidement nommé des officiers militaires d’active et de réserve à des postes civils importants dans son administration – des milliers de plus que n’importe quel président démocratiquement élu dans l’histoire moderne. Il leur a confié la responsabilité de larges pans du budget fédéral et le contrôle du gouvernement. Bolsonaro étant connu pour ne pas avoir la patience de s’occuper des détails de sa fonction – il travaille peu – les critiques se sont toujours demandé qui dirigeait vraiment le Brésil: les généraux ou le président?

Depuis la dictature militaire de 1964 à 1985, l’armée n’a jamais joui d’un tel pouvoir. L’armée a utilisé la présidence de Bolsonaro comme un instrument pour récupérer le pouvoir politique plus subtilement que par le passé, tout en se protégeant du ressentiment de la population avec plus d’efficacité. Surfant sur la vague d’extrême droite, 72 candidats militaires et policiers ont été élus aux postes dans les Etats et à l’échelle fédérale en 2018. Deux ans plus tard, 859 autres ont remporté des élections municipales.

Des responsables militaires ont accédé aux plus hautes fonctions du gouvernement. Certains d’entre eux se sont révélés être au centre des systèmes de corruption publique [entre autres dans le cadre de la gestion de la pandémie] et des actions antidémocratiques les plus éhontés de l’administration Bolsonaro. Jusqu’à présent, les militaires nommés ont évité les poursuites, ou même une enquête approfondie, peut-être grâce à des menaces pas peu voilées adressées au Congrès et aux membres des médias.

Cette réalité contraste fortement avec l’image publique que Bolsonaro et les militaires ont longtemps cultivée comme étant des adversaires de la corruption propre, selon eux, aux politiciens civils – malgré de nombreuses preuves du contraire. Lors des élections d’octobre 2022, le changement d’image publique pourrait devenir un handicap pour Bolsonaro et ses alliés militaires.

L’armée, pour sa part, prend des mesures pour s’assurer que son nouveau pouvoir persistera, quel que soit le vainqueur de la course présidentielle.

L’armée arrosée d’avantages

Bolsonaro aura arrosé les forces armées et la police brésiliennes d’environ 5 milliards de dollars de nouveaux fonds fédéraux d’ici la fin de son premier mandat, selon une analyse du journal Estadão –, une somme considérable dans un pays dont le budget discrétionnaire annuel est limité à environ 19 milliards de dollars et pour un président qui a promis de réduire les dépenses. La Défense a reçu l’allocation de fonds discrétionnaires la plus élevée de tous les ministères dans les budgets 2021 et 2022.

Alors que l’armée a prospéré, des coupes sombres dans les dépenses fédérales ont été ressenties dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’environnement, des sciences, de la culture, de l’agriculture domestique, de la sécurité alimentaire et des programmes de lutte contre la pauvreté. Pourtant, au cours des trois dernières années, les forces armées ont été épargnées par les réductions budgétaires, les réformes des retraites et le gel des salaires qui ont touché les ministères civils et les salariés du secteur public du Brésil.

Le Brésil dépense plus pour son armée que les six autres pays d’Amérique latine réunis, mais il est néanmoins connu pour s’appuyer sur des équipements vétustes. Cela s’explique par le fait que plus de 83% de son budget [2] est consacré aux salaires et aux avantages sociaux, dont la majorité sert à financer d’amples pensions et prestations de retraite. Bolsonaro, qui est arrivé au pouvoir en promettant des réformes d’austérité spectaculaires, a réduit les prestations de sécurité sociale et les pensions du secteur public, mais les militaires n’ont pas été soumis aux mesures les plus sévères. Les emplois militaires ont même bénéficié d’augmentations de salaire.

Le président a également fait adopter des mesures visant à valoriser son fonds de commerce auprès des services de police et de lutte contre les incendies, dont la plupart sont des forces militarisées, notamment en accordant des augmentations importantes à certains officiers.

Bolsonaro a soutenu à plusieurs reprises, mais n’a pas réussi à faire adopter, un projet de loi qui rendrait plus difficile la poursuite des membres de la police et de l’armée pour des crimes tels que l’homicide. Ces poursuites sont déjà très rares dans un pays où les membres des forces répressives tuent plus de 17 civils par jour, selon des statistiques officielles sous-déclarées, et où les bandes criminelles organisées dirigées par les forces de sécurité constituent une menace croissante [3].

L’une des initiatives à plus long terme du programme pro-militaire de Bolsonaro consiste à inciter les écoles publiques locales et d’Etat à se «militariser». En échange d’un financement fédéral et d’un soutien logistique, les écoles adoptent un programme d’études de style militaire et créent un certain quota d’emplois pour les policiers et les réservistes militaires, qui prennent également en charge l’administration de l’école. Les statistiques nationales sont incomplètes, mais dans l’Etat du Paraná, le gouverneur s’est engagé à militariser environ 10% des plus de 2000 écoles placées sous son autorité.

Grâce à Bolsonaro, certains officiers en service actif et réservistes, comme ceux qui travaillent dans les écoles publiques, peuvent utiliser une nouvelle norme pour gonfler leur salaire. Ils peuvent désormais percevoir l’intégralité de leur salaire ou de leur pension, tout en percevant l’intégralité de leur rémunération pour les autres travaux qu’ils effectuent dans le secteur public, même si le salaire total dépasse les limites constitutionnelles pour les fonctionnaires, soit environ 90 000 dollars par an. A titre de comparaison, la moitié des travailleurs brésiliens gagnent 2775 dollars, soit le salaire minimum national, ou moins par an.

Parmi les bénéficiaires de cette nouvelle réglementation figurent le président, qui s’est accordé une augmentation de 6%, le vice-président et les militaires occupant des postes ministériels. Le général de réserve Joaquim Silva e Luna, nommé par Bolsonaro à la tête de Petrobras, le géant pétrolier public, gagne près de six fois la limite, un fait qui a même suscité des critiques dans les rangs.

Le jeu à long terme des militaires

Il est improbable que les militaires se soient de nouveau immiscés dans la politique brésilienne uniquement pour des avantages pécuniaires. «C’est important, mais ce n’est pas tout», a déclaré à The Intercept Piero Leirner, un professeur d’anthropologie qui a passé sa carrière à étudier les militaires. «Le fait qui me frappe le plus est la restructuration de l’Etat, avec un changement des dispositions légales pour produire un passage des processus décisionnels vers les organes militaires.»

Ana Penido, chercheuse sur l’institution militaire à l’Université d’Etat de São Paulo, partage cet avis. «De nombreux analystes ont évoqué la possibilité que quelque chose de similaire à l’Etat profond aux Etats-Unis soit en train de se mettre en place au Brésil», dit-elle, «ce cadre où peu importe que les démocrates ou les républicains soient aux commandes, certaines choses restent toujours les mêmes».

Les deux spécialistes désignent plus particulièrement le Bureau de la sécurité institutionnelle, ou GSI [Gabinete de Segurança Institucional da Presidência da República], un organe de niveau ministériel supervisé par un officier militaire [actuellement le général Augusto Heleno] et dont les responsabilités vont de la fonction de conseiller principal du président en matière de sécurité nationale à la supervision directe de l’ABIN (Agência Brasileira de Inteligência), l’agence de renseignement du Brésil. Le GSI a été fermé par l’ancienne présidente Dilma Rousseff en 2015, qui a transféré ses responsabilités à un contrôle civil. Mais l’ABIN a été immédiatement rétablie après sa destitution [en 2016].

Bolsonaro a confié la direction du GSI au général Augusto Heleno, un ancien collaborateur d’un général intransigeant [Silvio Frota] qui a tenté un coup d’Etat de palais pendant la dictature [4]. Heleno faisait partie d’un groupe d’élite de généraux qui ont conseillé Bolsonaro pendant la campagne de 2018. Il est resté une voix influente dans le cercle proche du président à travers des années de luttes intestines et d’intrigues. A son tour, il a considérablement élargi le pouvoir du GSI, en étendant l’agence à la collecte de renseignements plus politisés et de plus grande portée et en déployant des espions ABIN pour infiltrer des ministères importants.

«C’est un projet plus souterrain qui se construit sous le gouvernement Bolsonaro et qui aurait la capacité de continuer à influencer le pouvoir quel que soit le vainqueur de l’élection», a déclaré Ana Penido.

Alors que l’avenir politique de Bolsonaro s’assombrit, trouver un moyen de conserver leur pouvoir présent est devenu de plus en plus important pour les militaires. «Je ne pense pas qu’ils aiment Bolsonaro pour ce qu’il est», a déclaré Ana Penido à propos des généraux. Leur priorité est leur «famille» militaire, et ils se rallieront à quiconque peut prouver qu’il est compétitif face à Lula» – l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva, l’homme politique du Parti des travailleurs qui est en tête des premiers sondages. Si une alternative à Lula n’émerge pas, a déclaré Ana Penido, les militaires continueront à faire ce qu’ils peuvent: «Ils font des calculs politiques pour essayer de rester dans des positions importantes de pouvoir ou au moins négocier dans les meilleures conditions possible.»

Piero Leirner estime que l’armée a affirmé un tel accès au pouvoir [central présidentiel] sous Bolsonaro – en contrôlant l’appareil de renseignement et en répartissant ses fonctionnaires au sein du gouvernement – que ses chefs pourraient être en mesure de prendre le dessus, peu importe qui est élu au pouvoir. Piero Leirner a souligné: «Ils ont recueilli une grande quantité d’informations qui peuvent compromettre presque tout le monde sur la scène politique.» (Article publié sur le site The Intercept, le 10 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Dilma Rousseff – dont le colistier était Michel Temer – a obtenu au deuxième tour de la présidentielle, le 26 octobre 2014, 51,64% des voix, contre Aécio Neves, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), qui a réuni 48,36%. (Réd.)

[2] Enquête de Lucas Marchesini publiée sur le site Metrópoles, rubrique (M)dados du 13 septembre 2021.

[3] Voir à ce propos l’article de Bruno Meyerfeld publié dans Le Monde le 7 janvier 2022, dont l’introduction résume le propos : «Les groupes armés, souvent fondés par des membres des forces de l’ordre, contrôlent la moitié de l’agglomération et forment un Etat dans l’Etat. La collusion de ces organisations criminelles avec les autorités publiques fragilise la démocratie brésilienne.» (Réd.)

[4] Selon l’article de Bruno Meyerfeld dans Le Monde du 19 mai 2021 –article intitulé «“Il est le premier général quatre étoiles brésilien à avoir en Jair Bolsonaro”: Augusto Heleno, l’homme du président»: «Un temps, en 1977, Heleno sert même comme aide de camp du général Silvio Frota, ministre de l’armée et héraut de la ligne dure du régime. Heleno ne reniera jamais son admiration pour l’homme et sa nostalgie de la dictature: «[Sans elle] on serait devenu un grand Cuba», dira-t-il.» (Réd.)

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