Par Hamilton Octavio de Souza
Loin des effets de la polarisation rhétorique, les conséquences du championnat de football affecteront concrètement le peuple du Brésil et laisseront des marques profondes sur les conflits politiques des années prochaines.
Indépendamment du résultat sportif et de la question de savoir qui sera le vainqueur de la Coupe du Monde, le Brésil vit un conflit serré autour de l’héritage du tournoi organisé par la FIFA, une entité privée [1] qui a convaincu le gouvernement brésilien d’investir la bagatelle de 30 milliards de reais [soit 12 milliards de CHF] dans des initiatives et des travaux contestables, comme le déplacement forcé de populations pauvres, l’occupation militaire de quartiers populaires, la construction d’aéroports, d’autoroutes et de stades de football ainsi que la mise sur pied d’un puissant appareil de sécurité censé protéger les secteurs les plus privilégiés de la société.
Pour le gouvernement de Dilma Rousseff [Parti des travailleurs, elle vient d’annoncer sa candidature pour les prochaines élections d’octobre 2014], qui a joué un rôle prépondérant dans le méga événement des grandes firmes internationales, l’héritage constitue une longue liste d’éléments qualifiés de positifs, à commencer par les aéroports et les stades eux-mêmes, les travaux d’une dite mobilité urbaine (nouvelles avenues, asphaltage de rues anciennes, voies expresses, transports sur rails). A quoi doivent s’ajouter les dépenses de millions de touristes, la mise en avant du pays sur les réseaux mondiaux de communications et même l’action combinée des Forces Armées – entraînées en Haïti, où l’Armée brésilienne avait le rôle de dirigeantes des forces d’occupation – avec les polices fédérales, étatiques (ceux de la République fédérative) et municipales.
Dans sa défense de l’événement, face à l’importante contestation, la présidente de la République a insisté sur le fait que l’héritage consistait justement en ce que la FIFA et les touristes ne pourraient pas emmener dans leurs bagages les stades, les aéroports et les transports urbains! Tout cela resterait dans le pays pour les Brésiliens. Le ministre de la Justice, José Eduardo Cardozo, quant à lui est allé jusqu’à dire que le plus grand héritage de son ministère était l’intégration policière, soit la mise en place d’un appareil sans précédent [170’000 policiers et militaires mobilisés] mis sur pied exclusivement pour assurer la réalisation de l’événement et annuler la «gêne» provoquée par les protestations sociales, politiques et populaires.
Il est évident que la FIFA et ses partenaires ne mettront pas dans leur bagage les misères du chaos social, politique et juridique qu’ils ont causé au pays, comme le fait, par exemple, d’avoir corrompu les pouvoirs de la République pour que ceux-ci approuvent des lois et des normes qui contrarient le régime juridique en place. Parmi ces lois, qui font parie de la Loi générale adoptée en juin 2012 pour la Coupe des Confédérations de 2013 et Mondial, on peut citer celles qui permettent: de vendre des boissons alcoolisées dans les stades, d’avoir recours au travail d’enfants et d’adolescents durant l’événement, de créer des zones de sécurité dans des «surfaces d’habitation denses» (favelas) et d’autoriser d’innombrables exonérations fiscales spéciales qui créent des inégalités entre les impôts payés par les entreprises qui sponsorisent l’événement et ceux dont doivent s’acquitter les autres entreprises.
Il est évident que les forces en jeu dans de telles circonstances, particulièrement celles qui soutiennent le gouvernement fédéral, veulent tirer un profit politique maximal du football à des fins électorales, comme cela s’est déjà produit d’innombrables fois au Brésil et dans de nombreux autres pays. Il est impossible d’oublier la Coupe de 1970, lorsque le gouvernement Médici [2] avait exploité la passion de la «torcida» [3] pour la «sélection» [équipe du Brésil] pour afficher un pays qui allait bien, qui vivait un miracle économique et pour cacher la dictature la plus féroce et la violation la plus brutales des droits de l’Homme. A l’époque, les forces de gauche avaient critiqué le chauvinisme de la publicité officielle qui avait pour but d’endormir les consciences et de démobiliser l’opposition au régime militaire.
Sur cet aspect, l’héritage révèle également la fragilité intellectuelle d’importants secteurs de la gauche [en référence au PT, aux syndicalistes de la CUT, etc.], particulièrement de chercheurs universitaires, d’académiciens et de journalistes qui ont accompagné le déroulement du cirque de la FIFA sans se positionner de manière claire et sans faire de critiques, juste pour sauvegarder leur alignement automatique sur un gouvernement qui compose avec ce qu’il y a de plus attardé dans le pays.
Au contraire, beaucoup d’intellectuels qui autrefois critiquaient le football comme étant «l’opium du peuple» [4], observent maintenant un silence lâche ou en viennent à justifier la forte répression contre les critiques du méga événement. Jamais auparavant dans ce pays ont avait réprimé des manifestations populaires avec une telle violence et jamais les polices militaires ]qui dépendent des gouvernement des Etats] n’avaient joui d’un tel niveau d’impunité.
Les oppositions néolibérales et de centre droit ont grand intérêt à user l’actuel gouvernement (de fait, une coalition du PT avec le PMDB, PTB, PP [4] et plus d’une dizaine d’autres formations) en vue des élections générales du 5 octobre. Mais ces oppositions agissent essentiellement dans le champ institutionnel, dans les deux chambres, sur les réseaux sociaux et dans les grands médias contrôlés par les, ce qui nourrit des sympathies pour les candidatures lancées par le PSDB et par le PSB, dans l’expectative d’une décision au second tour.
Pour ces oppositions, le plus grand héritage de la Coupe du Monde se trouve dans la faiblesse de la gestion opérée par le gouvernement fédéral, son incapacité à planifier et à exécuter un projet d’une telle ampleur dans le cadre des budgets et des délais établis. Les néolibéraux centrent leur critique sur les aspects relatifs au détournement de ressources publiques et à la surfacturation des travaux et quand ils ne dénoncent pas la corruption, ils émettent des soupçons sur le mode de financement des campagnes électorales avec des pots-de-vin offerts par les entreprises qui ont effectué les travaux et par celles qui ont bénéficié d’exonérations d’impôts et autres avantages prévus dans les lois spéciales pour le championnat de football.
L’héritage social
Les oppositions se situant dans le champ de la gauche et les mouvements sociaux populaires critiquent principalement les dommages sociaux et politiques de la Coupe pour le pays, l’héritage laissé par d’innombrables initiatives privées et publiques qui produisent des effets contraires à ce qui était attendu d’un processus démocratique et de la construction d’une société plus juste et égalitaire, en termes de droits sociaux et de libertés civiles. Au contraire d’un processus «civilisateur», les conséquences de la Coupe, déjà comptabilisées et matérialisées, consistent en un grand recul politique en direction de la barbarie, de l’exclusion, du préjugé et du non-respect des droits de ceux qui ont le plus besoin d’un appui de l’Etat.
Dès les premiers moments de préparation des travaux pour la réalisation du tournoi mondial, dans douze capitales d’Etats, les premiers qui ont été touchés furent les populations à bas revenu chassées de leurs maisons pour permettre la construction de stades et de voies d’accès publiques, ainsi que d’opérations spéculatives immobilières. On estime que plus de 250’000 familles ont été délogées manu militari dans tout le pays. C’est là un héritage qu’il sera difficile de corriger, dans un pays dans lequel la demande de logements sociaux augmente beaucoup plus rapidement que les programmes favorisant leur construction. Les Mouvements des travailleurs sans-toit (MTST) poussent comme des champignons à travers le pays alors que les commanditaires de la Coupe profitent de la vague de spéculation immobilière.
Se sont produites ensuite les occupations militaires et policières des quartiers, favelas et communautés pauvres de Rio de Janeiro et d’autres villes, comme toujours au prétexte de combattre le trafic de drogue; et, comme toujours également, avec des abus de tout ordre et des violations de droits constitutionnels. Ces occupations cyniquement appelées «pacificatrices» continuent de provoquer un bain de sang qui place le Brésil au rang des pays les plus violents du monde. Si l’idée était de passer sous silence le mécontentement des populations exclues, la conséquence de ces assassinats a été un cri dont l’écho est en train de se répandre dans le monde, et plus particulièrement auprès des différentes cours internationales de défense des droits de l’Homme.
Jamais auparavant dans ce pays on n’avait occupé des quartiers entiers avec des troupes militaires et policières comme cela s’est produit dans le Complexo da Maré [un ensemble de favelas au nord de Rio], à Rio de Janeiro, avec l’autorisation de principe accordée par le pouvoir judiciaire pour la réalisation d’opérations de recherche et d’arrestation dans 40’000 logements, sans justification précise, ce qui constitue une violence sans précédent et une flagrante violation des droits démocratiques et humains prévus par la Constitution fédérale.
Cette action démontre évidemment que l’héritage de la Coupe inclut la discrimination pratiquée par l’Etat avec l’appui des secteurs les plus réactionnaires de la société, ceux qui demandent toujours plus de raclées et plus de coups de gourdins pour les plus pauvres. Comme toujours, la droite et le gouvernement, avec tout l’appareil médiatique, essaient de criminaliser les mouvements sociaux et ceux qui manifestent contre la Coupe.
Il faut encore comptabiliser dans cet héritage social les encouragements au tourisme sexuel et l’exploitation de la prostitution infantile, ainsi que le renforcement de la ségrégation entre ceux qui peuvent fréquenter les nouveaux stades de football aux standards de la FIFA et ceux qui resteront à l’extérieur du spectacle après la Coupe. Tout indique que le plus grand héritage sportif et culturel est justement l’expulsion des pauvres et des Noirs en général, dans un processus de sélection par le pouvoir d’achat, de recherche d’un nouveau public, clairement blanc, élu en fonction de son mode de consommation. Pour les annonceurs publicitaires et les sponsors, c’était le rôle des stades construits ou rénovés que d’être occupés par les classes moyennes supérieures, «propres et éduquées», sans qu’elles souffrent de la menace des groupes de supporters formés par les «classes dangereuses».
L’héritage économique
Le gouvernement a vanté cet événement comme étant une occasion d’injecter une énorme quantité d’argent dans l’économie – particulièrement dans les villes où se déroulent les matchs – par la présence de touristes entraînant des dépenses en hôtels, en restaurants, etc. Des «bénéfices importants devraient être générés pour tous», selon la formule officielle. Mais, dans la réalité, la plus grande partie de l’argent reste dans les mains la FIFA et de ses associés, ceux qui récoltent les revenus divers des stades et les forfaits internationaux (voyages aériens, hôtels et transferts). Parmi les bénéficiaires de cet héritage, il y a également les entreprises de construction qui ont été payées sans restriction (stades, aéroports, voies publiques, etc.), les sponsors et, très probablement, certains petits malins qui ont découvert des brèches leur permettant de récolter quelques menues pièces de la part de la FIFA.
Jamais auparavant dans ce pays on avait inauguré tant de grandes réalisations… inachevées. La veille de l’ouverture du Mondial, au moins 50% des travaux prévus n’avaient pas été achevés. Le problème de cet héritage n’est pas seulement le coût financier futur pour que ces œuvres soient effectivement livrées. L’héritage est dans le renforcement d’une pratique politique qui devrait déjà avoir été dépassée, puisqu’elle nous ramène au temps du pouvoir absolu des colonels et des oligarchies. Imaginer que tout cela est en train d’être commandé par le PT et par le PCdoB [Parti communiste du Brésil, issu d’une scission pro-maoiste du PCB, en 1962 ; il a soutenu Lula et Dilma Rousseff], des partis autrefois engagés dans la transformation culturelle et politique, c’est en effet un grand recul qui, une fois de plus, ne favorise que le conservatisme et la droite en faisant le bonheur des grandes firmes.
Comme héritage pour le peuple brésilien, il va rester la facture de tout ce que l’administration a directement dépensé pour l’événement, de tout ce qui a été financé de manière subsidiaire, de tout ce qui a résulté d’une exonération fiscale, de tout ce qui a disparu des caisses publiques. Cela sans compter le risque d’une hausse plus forte de l’inflation sous l’effet d’une brutale augmentation des prix dans le secteur des loyers et de l’alimentation.
Certes, si l’inflation devait donner des signaux de dépassement de la limite maximale des 6,5% par an, nous risquerions de subir de nouvelles mesures d’austérité avec plus de pression sur les salaires et plus de contrôle du crédit. Une chose est certaine: les travailleurs et travailleuses du Brésil vont souffrir dans leur chair même l’héritage de la Coupe pendant encore plusieurs années.
Pour citer un exemple assez parlant du poids qui va peser sur les épaules du peuple, voyons le coût du stade du Club espagnol Real Club Deportivo de Barcelona. Il a été inauguré récemment et a coûté au total 100 millions d’euros (approximativement 300 millions de reais). C’est un stade moderne, confortable, avec 60’000 places, avec des systèmes d’énergie solaire et de captation et de recyclage d’eau de pluie. Celui d’Itaequerão [à São Paulo], un stade inachevé, a déjà coûté plus de 1,1 miliard de reais, presque quatre fois plus que le stade espagnol. Cela signifie que la «nation corinthiana» [5] – de laquelle je fais partie – devra payer la dette liée à la construction du stade dans les prochaines années non seulement par le versement intégral du revenu des entrées (avec des prix en hausse), mais elle devra payer aussi avec les effets sur la formation et le rôle que pourra avoir l’équipe – au grand désespoir de ses fidèles supporteurs – durant quelque 20 ans.
Héritage politique
Sans grandes chances pour les élections d’octobre 2014 et avec des espaces réduits dans le jeu institutionnel, les oppositions de gauche au PT misent sur une donnée: les conséquences les plus importantes de la Coupe seront, en premier lieu, de faire tomber encore quelques masques du gouvernement fédéral. Ce gouvernement qui, d’un côté, exerce encore une forte influence sur les salarié·e·s et sur les couches les plus pauvres (en raison de programmes sociaux et d’alliances avec différents secteurs politiques) et, de l’autre côté, continue à favoriser le grand capital, national et international, par des politiques néolibérales, par le paiement de taux d’intérêt élevés sur les obligations (dette interne et externe) et la liberté totale des marchés et du flux des capitaux.
Au-delà de cela, les oppositions de gauche et les mouvements populaires parient aussi sur la montée des luttes sociales, sur un nombre croissant de mobilisations, de manifestations, de grèves et de protestations provoquées par les conditions objectives de vie précaire de la majorité de la population et du manque de politiques publiques dans les domaines de la santé et de la prévention, de l’éducation, du logement, des transports et de la protection sociale. La Coupe a ouvert les yeux du peuple sur l’inégalité et sur l’indifférence des autorités. Elle a fait croître le mécontentement concernant les conditions de vie dans les grands centres urbains. Les conséquences de la Coupe, pour les oppositions de gauche résident dans la possibilité de stimuler un saut quantitatif et qualitatif de la conscientisation et de l’organisation des luttes populaires, avec des résultats plus solides auprès des gouvernements et pouvoirs publics.
Cette bagarre se situe au-delà du discours et des perspectives purement électorales. Indépendamment de qui gagnera l’affrontement du 5 octobre (président de la République, gouverneurs des Etats fédéraux, sénateurs, députés fédéraux et députés des Etats fédéraux), ce qui importe pour les secteurs les plus combatifs de la gauche – à l’exclusion des forces qui en sont venues à collaborer avec le néolibéralisme, avec l’entreprenariat et avec les oligarchies conservatrices – c’est de maintenir et d’élargir les chemins alternatifs pour la construction d’une autre société, plus démocratique, plus juste et plus égalitaire.
Cet héritage ne se confond pas avec la rhétorique chauviniste et trompeuse du discours officiel, ni avec la critique superficielle et opportuniste des oppositions néolibérales et de droite. Les véritables batailles politiques vont beaucoup plus loin que le jeu électoral. (Traduction A l’Encontre; article publié dans Pressenza, le 4 juin 2014)
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[1] En fait la FIFA, Fédération Internationale de Football Association, est une association inscrite au Régistre du commerce au sens des articles 60 ss. du Code civil suisse: « Art. 60 A. Constitution I. Organisation corporative
1.- Les associations politiques, religieuses, scientifiques, artistiques, de bienfaisance, de récréation ou autres qui n’ont pas un but économique acquièrent la personnalité dès qu’elles expriment dans leurs statuts la volonté d’être organisées corporativement.
2. Les statuts sont rédigés par écrit et contiennent les dispositions nécessaires sur le but, les ressources et l’organisation de l’association.» (Rédaction A l’Encontre)
[2] Emílio Garrastazú Médici, président de la République d’octobre 1969 au 15 mars 1974, militaire champion de la doctrine de la sécurité nationale, selon laquelle tous les «moyens sont bons» pour éliminer tous «les ennemis intérieurs» (Rédaction A l’Encontre)
[3] «Torcida» : collectivité des supporters d’un club, d’une équipe nationale. (Rédaction A l’Encontre)
[4] Cette formule «l’opium du peuple» renvoie à une formule utilisée par Marx, en 1843, dans la Critique de philosophie du droit de Hegel : «La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole.» (Rédaction A l’Encontre)
[4] PMDB: Parti du mouvement démocratique brésilien, un parti qui est l’héritier du Mouvement démocratique du Brésil qui existait sous la dictature. PTB: l’actuel Parti travailliste brésilien a été refondé dans le début des années 1980, lors de la «transition» pour «sortir de la dictature». PP: Parti progressiste, dont une des têtes a été le politicien de droite Paulo Maluf… qui a soutenu le maire PT de São Paulo Fernando Haddad en 2012. (Rédaction A l’Encontre)
[5] Le Sport Club Corinthians Paulista est le plus grand club omnipsorts du Brésil ; il est basé à São Paulo. Le stade Itaequerão est le nouveau stade construit pour «rénover» l’Arena Corinthians. Le Sport Club Corinthians compte des millions de supporteurs. (Rédaction A l’Encontre)
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Hamilton Octavio de Souza est journaliste depuis quelque 40 ans et professeur.
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