La présence brésilienne, Evo Morales et la «question amazonienne»

Par Felipe Prestes

L’anthropologue Xavier Albó, père jésuite et fondateur du Centre de Recherche et de Promotion de la Paysannerie (Cipca) en Bolivie, qualifie sans hésiter de mauvaise la manière dont a agi le gouvernement bolivien d’Evo Morales face à la colère des indigènes du Tipnis (Territoire Indigène et Parc National Isiboro Sécure).

Le 25 septembre passé, ceux-ci ont été réprimés par des policiers alors qu’ils marchaient sur la capitale La Paz. Le motif de ce mécontentement est la construction d’une autoroute passant à travers le territoire indigène qui a été entreprise sans le consentement de ses habitants (voir l’article publié sur ce site le 7 octobre).

Pour l’anthropologue, le gouvernement du Mouvement vers le Socialisme (MAS) a eu une trajectoire ascendante jusqu’au moment où a commencé à s’installer une sorte de «désenchantement» chez plusieurs de ceux qui le soutiennent. Cela a commencé au mois de décembre 2010, avec le «gasolinazo», lorsque le gouvernement a décrété l’augmentation de 83% du prix des combustibles, avec ses répercussions sur le prix du chauffage, des transports, etc. « Le gouvernement a dit qu’il y avait beaucoup de contrebande de gazoline [essence, diesel, etc.], ce qui est probablement vrai. Mais il y a eu une réaction populaire, qui a conduit à un désenchantement. Même des gens qui étaient très proches du gouvernement ont éprouvé ce sentiment de déception», a affirmé Albó.

Des contradictions

La question s’est approfondie avec la répression des indigènes du Tipnis qui a mis en lumière les contradictions du président bolivien. «La construction de cette route entre en conflit avec deux points clés qui ont attribué à Evo Morales sa popularité, même sur le plan international», affirme l’indigéniste. Celui-ci explique que le prestige du président, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Bolivie, se fonde sur son origine indigène et sur sa défense de la «Pacha Mama» ou de la «Terre Mère». Evo a gagné de la notoriété en approuvant des lois qui garantissent des droits à cette «Terre Mère». Par angoisse face à la question du développement et afin de mettre en œuvre un projet pour lequel le contrat a déjà été signé avec l’entreprise de construction brésilienne OAS (dont le siège est à São Paulo) – avec un crédit de la banque publique de développement du Brésil, la BNDES – Evo se trouve maintenant en contradiction autant avec la question de la défense des peuples indigènes qu’avec celle de l’environnement.

Les contradictions se manifestent à l’intérieur de la base même qui soutient le MAS et au sein des mouvements sociaux. La route (de 300 kilomètres) reliera les départements de Cochabamba et du Bení. Les cocaleros [petits paysans qui cultivent la feuille de coca] du département de Cochabamba et les colons, comme sont nommés les petits agriculteurs qui viennent d’autres régions, sont intéressés par la route. Ce sera pour eux un lien entre les hautes terres des Andes, où ils vivent, et les basses terres amazoniennes, qui sont pour beaucoup encore inhabitées et qui détiennent la plus grande biodiversité du pays.

Evo Morales a fait sa formation politique en tant que leader syndical cocalero. Il est originaire des Andes et de l’ethnie aymará, qui constitue la seconde plus grande communauté bolivienne. En ce qui concerne les habitants de la région amazonienne du Tipnis, ils ne constituent même pas le 1% de la population bolivienne.

Xavier Albó affirme que, de fait, la Bolivie a grand besoin de se développer, que c’est un pays extrêmement retardé en infrastructure, mais il insiste sur le fait que cette route peut constituer un danger pour les indigènes à cause de l’«appétit de terres» des cocaleros et des colons. Il raconte qu’il s’est rendu la semaine passée à une rencontre d’indigènes du Pérou, de la Bolivie et du Brésil et que les indigènes brésiliens ont affirmé: «Les routes vont toujours contre nous

«Cette route peut mener à nos territoires»

Cette route intéresse tellement les agriculteurs qu’un groupe de paysans a bloqué la marche des Indiens du Tipnis. Des policiers ont été déployés soi-disant pour protéger les autochtones du Tipnis. Mais, sous ce prétexte, ils ont empêché la poursuite de la marche. Le vice-ministre de la Bolivie, David Choquanca, qui est assez identifié avec les mouvements sociaux, s’est rendu le 24 septembre sur le «barrage» afin d’y discuter avec les habitants du Tipnis. Un groupe de femmes a saisi cette occasion pour forcer le chancelier à passer avec les Indiens à travers le barrage de police. Face à un membre de premier plan du gouvernement, les policiers ont cédé, mais la question n’en est pas restée là, puisqu’il a commencé à être dit que les indigènes amazoniens avaient séquestré le chancelier, ce que lui-même a démenti.

Le jour suivant, un fort contingent de policiers a attaqué par surprise le campement des Indigènes et a essayé de les embarquer de force pour les ramener chez eux dans leur territoire. Mais la population de la localité dans laquelle ils se trouvaient s’est solidarisée avec les Indiens et a empêché que ce «voyage forcé» se concrétise. Alors que la marche continue et qu’elle se rapproche de La Paz, le gouvernement bolivien doit faire face aux effets très négatifs de la mauvaise répercussion de ce cas qui a déjà conduit à demander la démission de quatre membres du gouvernement et à appeler cinq députés à quitter le MAS. Albó ajoute: «Je ne crois pas qu’ils répéteront l’expérience de bloquer la marche.»

Présence brésilienne

Le gouvernement brésilien a négocié avec la BNDES un crédit de plus de 300 millions de real brésiliens (quelque 158 millions de CHF) pour ces travaux, argent qui sera touché par la compagnie OAS, brésilienne elle aussi. «Depuis les militaires, le Brésil cherche une intégration régionale [amazonienne] qui se fasse par la construction de grandes routes, barrages, etc.», déclare Albó.

Le Brésil tirera grand bénéfice de cette route facilitant l’ouverture sur le Pacifique. La volonté de relier cet océan à l’Atlantique par l’Amazonie, au moyen de voies fluviales, de grandes routes et de voies ferrées, constitue l’un des objectifs de l’Initiative pour l’Intégration de l’Infrastructure Régionale Sud-américaine (IIRSA), initiative prise par les douze pays sud-américains qui, dès l’année 2000, ont cherché à mettre en place différents projets de travaux d’infrastructure.

«On ne peut mettre au rancart la présence de forces intéressées du Brésil», a continué Xavier Albó. L’indigéniste pense que dans la mesure où il agit de manière parfois très intuitive, Evo Morales a donné son accord sans réfléchir au fait que ces travaux ne respectaient pas ce que disent la Constitution bolivienne et les traités internationaux signés par le pays, à savoir qu’on ne peut pas construire une route sans consulter préalablement les Indigènes des territoires protégés concernés. Les travaux étant déjà plus ou moins décidés et la participation de la plus grande puissance continentale engagée, Evo n’a pas voulu renoncer. Albó ajoute: «En raison des engagements qu’il avait avec le Brésil et avec les secteurs locaux, Evo n’a pas pu renoncer. Il a alors dit qu’il n’y avait plus à discuter et que la route serait construite, que les Indigènes amazoniens le veuillent ou non

Mais le président a tout de même cherché à réagir face à la très mauvaise répercussion qu’a eue la répression contre la marche des habitants de Tipnis dans le pays et à l’étranger. Il a dit qu’il n’y avait eu aucune recommandation faite par le gouvernement d’attaquer le campement des participants à la marche, que celui-ci avait été détruit, et il a même insinué que certains policiers faisaient preuve d’une attitude négative à l’égard de leur gouvernement.

Le lundi 3 octobre 2011, le Ministère Public a commencé une enquête qui touche l’ex-ministre de l’Intérieur, Sacha Llorentti. Celui-ci n’a pas supporté la pression et a renoncé à sa charge la semaine passée. De son côté, Morales a annoncé la suspension des travaux du tronçon 2 de la route et a annoncé qu’il pourrait consulter les peuples du Tipnis au sujet de la construction de cette partie. Mais le discours a été ambigu puisque le président a laissé entendre que les habitants des autres régions, avantagés eux par la construction de la route, devaient également être consultés. Le président a dit que la demande de «connexion» par les habitants du département du Bení datait de dizaines d’années. Il en allait de même pour le département de Pando qui sera la destination finale de la route. Il a également affirmé que les organismes internationaux qui s’opposaient aux travaux devraient mieux connaître la situation locale. Il a déclaré samedi 1er octobre: «J’ai visité les communautés de San Antonio et de Santo Domingo, au cœur du Tipnis, et j’ai vu comment ils vivaient, comment étaient les écoles: une misère; ils n’ont pas d’énergie, pas de gaz, pas de routes, rien pour la santé, rien pour l’éducation.» Morales a dit aussi que les médias essayaient de tromper la population.

Unité et opposition

Des membres du gouvernement en sont venus à insinuer à propos des faits du 25 septembre que les habitants du Tipnis étaient de mèche avec les Nord-Américains. Il a même été divulgué qu’il y avait eu des contacts entre des leaders de la Confédération des Peuples Indigènes de l’Est Bolivien (Cidob) – une entité qui organise les peuples originaires de l’Amazonie et du Chaco, parmi eux ceux du Tipnis – et l’Ambassade des Etats-Unis. De fait, les contacts ont eu lieu. L’explication fut que les Nord-Américains voulaient s’informer à propos de ce qui était en train de se passer.

Xavier Albó minimise ces relations. «Les cocaleros pensent toujours que les Etats-Unis sont derrière tout», dit-il. Pour l’anthropologue, les pratiques du gouvernement démontrent que ses membres pensent être encore dans les syndicats. «C’est typique de l’origine d’Evo et du MAS. Quand ils étaient dans l’opposition, leur tactique a toujours été celles des syndicalistes: nous devons encore et encore battre l’ennemi. Mais maintenant, il ne s’agit pas pour eux de battre un bourgeois ou l’impérialisme yankee. mais leurs alliés eux-mêmes.»

De son côté, l’opposition au MAS essaie de se trouver un espace politique. «Des opposants qui jamais n’ont fait cas de la Pacha Mama se préoccupent aujourd’hui pour elle», ironise Albó. Mais même ainsi, l’anthropologue ne voit pas de grande marge de manœuvre pour la droite. «Il n’y a pas d’opposition bien organisée, il n’y a pas de direction. Au moment où un espace s’ouvrira, ils vont se bagarrer », analyse-t-il.

Mais des ruptures peuvent se produire dans la base d’appui au MAS. Xavier Albó explique que les cinq grandes organisations syndicales indigènes boliviennes ont vécu leurs heures de plus grande unité lors de l’Assemblée Constituante qui avait travaillé sur la nouvelle Constitution entre 2006 et 2009, quand il y avait eu un pacte pour l’unité des organisations indigènes. Maintenant, des désaccords sont perceptibles entre les trois organisations les plus liées au gouvernement et les deux autres qui l’appuient également, mais sans la même ferveur.

Ces deux organisations sont : la Cidob, qui organise les peuples de l’Est bolivien et qui a organisé la marche, et le Conamaq (Conseil National des Ayllus et des Markas du Qollasuyo) qui, bien que représentant les peuples indigènes des terres hautes, a soutenu dès le début la cause des Indiens du Tipnis et est habituellement plus critique face au gouvernement. Albó ajoute: «Quand il y a eu le gazolinazo, des gens des trois groupes les plus alignés ont également perdu leurs illusions. Pour cette raison, il s’est produit des divisions internes dans ces groupes. Le MAS n’a pas le contrôle absolu sur les mouvements syndicaux. Ces secteurs ont leur propre logique, leurs propres intérêts.»

« Le grand défi est que tous ces groupes très distincts n’entrent pas en fort conflit entre eux, alors que leurs ennemis principaux sont les grands propriétaires terriens. Avec cette marche, la situation s’est un peu brisée », estime l’indigéniste.

Celui-ci affirme pourtant que vu la fragilité dans laquelle se trouve l’opposition, la possibilité de reprendre la direction de son gouvernement se trouve à la portée d’Evo Morales. Pour cela, il doit consulter la population du Tipnis au sujet du passage de la route, même si cela implique de modifier le cours des travaux qui ont déjà été commandés aux Brésiliens.

«L’opposition de droite, celle de toujours, est, dans le cas de la Bolivie, désarticulée. Elle se trouve dans les mains du gouvernement lui-même. Si Evo parvient à un accord avec l’entreprise OAS et avec le gouvernement brésilien, l’opposition ne se renforcera pas. S’il continue en revanche sur le chemin actuel, il y a la possibilité que l’opposition s’organise», pense Albó. Il conclut en disant que si Evo Morales en venait à faire le geste de céder aux Indiens d’Amazonie, il pourrait alors sortir grandi de cette crise. (Traduction A l’Encontre)

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Cet entretien indirect avec Xavier Albó a été effectué par Felipe Trestes et publié dans Brasil do Fato, hebdomadaire du MST, en date du 4 octobre 2011.

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