Argentine. La fracture est réelle. Une réflexion sur la crise politique

Par Rolando Astarita

Quelques heures après la défaite électorale du parti au pouvoir, une profonde crise politique a éclaté [voir sur ce site les articles publiés le 18 septembre]. La vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner fait pression sur le gouvernement en demandant la démission de ministres et de hauts fonctionnaires qui lui sont proches. Et Alberto Fernández, le président, cherche le soutien des gouverneurs, des maires, de la CGT (Confédération générale du travail) et des mouvements sociaux pro-gouvernementaux. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la crise est toujours ouverte et il est impossible de prévoir son évolution. Mais il est nécessaire de se pencher sur les racines profondes du conflit.

A cet égard, une analyse a été avancée par la gauche qui, en résumé, dit : a) la crise politique a pour toile de fond la défaite électorale; b) tous les partis en conflit défendent, en substance, la même politique économique, caractérisée par la subordination au FMI; c) par conséquent, ce qui est en jeu ici est une discussion sur les parts de pouvoir. Il n’y aurait pas d’autre contenu. En particulier, il est souligné que le secteur pro-Kirchner ne représente aucune proposition progressiste ou nationaliste.

C’est la même caractérisation que la majorité de la gauche [allusion est faite ici par R. Astarita au Frente Izquierda] a tenue lors des élections de 2019: «ils [Juntos por el Cambio et Frente de Todos] sont tous des agents du FMI». Après deux ans, la même chose est répétée: «ils sont tous pareils». La crise est donc uniquement due à une lutte de pouvoir.

Simpliste et réducteur

Je considère que cette caractérisation de la situation de la classe dirigeante est simpliste et réductrice. Dans une note de 2019, je soulignais: «… les forces bourgeoises, ou petites-bourgeoises, expriment des intérêts différents, et ont des orientations différentes. Ces différences ne peuvent être ignorées.» Par exemple, la coalition officialiste [péroniste] va de maoïstes à des membres du PC en passant par des bureaucrates syndicaux [CGT) jusqu’aux fonctionnaires de la droite péroniste traditionnelle. Il est impossible pour une coalition aussi hétérogène de se mettre d’accord sur des politiques et des programmes économiques. Les divergences portent notamment sur le degré d’intervention de l’Etat (contrôle des prix, nationalisation) dans l’économie, sur le choix entre protectionnisme et ouverture de l’économie, sur la relation entre les exportations et le marché intérieur, sur la question de savoir s’il faut financer le déficit budgétaire par une émission monétaire plus importante ou en s’endettant davantage, et sur le montant des subventions et des programmes d’aide sociale. Ceux qui s’alignent sur la pensée de Kirchner s’efforcent d’imposer une orientation plus étatiste et nationaliste, et ceux regroupés autour d’Alberto Fernández résistent à cette pression. Pour le capital, ces deux positions ne sont pas les mêmes. D’où l’essor des actions et des obligations argentines lorsque la nouvelle du recul du kirchnérisme intervient; et la réaction est inverse lorsque le capital le voit progresser. On ne peut pas expliquer cela en disant «ils sont tous pareils» et le capital (ou le FMI) ne se soucie pas de savoir qui gagne.

Il est donc puéril de nier qu’il existe des différences. Et celles-ci se sont approfondies depuis le résultat des élections du 12 septembre 2021. C’est pourquoi certains dirigeants disent que la perte de voix pour le Frente de Todos est due au fait que le gouvernement n’était pas suffisamment «national et populaire» (l’argument est contradictoire; mais certains indiquent aussi la croissance de la gauche – [soit les résultats du FIT : voir le graphique à la fin de l’article intitulé Chronique d’une défaite non annoncée http://alencontre.org/ameriques/amelat/argentine/argentine-chronique-dune-defaite-non-annoncee.html ]). D’autres soutiennent que le recul électoral est du au fait que la situation économique est très mauvaise, et qu’il est nécessaire d’aller vers des «équilibres macroéconomiques» (et de désigner la croissance électorale de la «droite orthodoxe pro-marché»). Entre ces positions opposées, nous trouvons une variété de points de vue. Il est donc vrai que tout le monde prétend vouloir s’arranger avec le FMI, mais cela n’épuise pas les problèmes débattus. Avec en plus, en dehors des négociations avec le FMI, s’exerce la pression du capital qui, dans l’ensemble, demande la même chose que le FMI – la «flexibilisation» du travail en premier lieu – pour relancer l’investissement.

La fracture est réelle

Par conséquent, la fracture est réelle parce que les différences sont réelles. Encore une fois, il n’y a pas de classe dirigeante homogène. Il existe en son sein des tensions et des différences qui correspondent à des positions de classe différentes et qui ont leurs expressions politiques correspondantes. Y compris, bien sûr, les expressions «radicales» de l’étatisme et du nationalisme petit-bourgeois – même s’ils se considèrent parfois comme «marxistes». Les luttes brutales pour le pouvoir, comme c’est le cas aujourd’hui en Argentine, trouvent leur origine dans les intérêts, les orientations et les programmes de classes et de fractions de classes différentes, voire opposées.

Enfin, cela signifie-t-il que les marxistes devraient considérer la faction nationale-étatiste [kirchnériste] comme plus progressiste? Pas du tout. Le programme national-étatiste bourgeois, ou petit-bourgeois, n’a rien de progressiste pour la classe ouvrière. Le progressisme nationaliste bourgeois n’a aucun moyen de répondre à la grève des investissements, au mouvement mondialisé du capital et à la pression qu’il exerce sur les politiques des gouvernements. C’est pourquoi dans la conjoncture actuelle – en tenant compte de l’immobilisme et de la désorientation de la classe ouvrière ayant un emploi – il n’y a aucune possibilité de sortie progressiste de la crise actuelle pour les exploité·e·s et les opprimé·e·s. Reconnaître qu’il existe des différences au sein de la classe dirigeante n’est pas synonyme de soutenir un courant bourgeois contre un autre. (Article publié sur le site de Rolando Astarita, en date du 16 septembre 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

 

 

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