Argentine. Grève en avril 2014 contre l’ajustement orthodoxe

oaJG1.St.84Par Carlos Abel Suarez

Dans l’histoire du mouvement ouvrier argentin il y a peu de grèves générales qui aient été autant suivies que celle qui a eu lieu le jeudi 10 avril 2014, alors même qu’elle se déroula contre la volonté des directions des syndicats ayant le plus grand nombre d’affiliés. Autrement dit, contre l’appareil le plus puissant, à savoir: l’UOM (Unión Obrera Metalúrgica), le SMATA (Sindicato de Mecanicos y Afines del Transporte), l’Union ouvrière de la construction UOCRA (Union Obrera de la Construcción de la Republica Argentina), l’Union ferroviaire, l’UPCN (Union del Personal Civil de la Nación – employé·e·s de l’administration), le syndicat du commerce et celui des enseignants, entre autres. Les directions de ces syndicats – embrigadées dans l’officialisme – ne se sont pas limitées à ne pas reprendre des revendications légitimes et massivement acceptées par la société, mais elles sont allées jusqu’à disqualifier l’appel à la grève avec des arguments propres à des casseurs de grèves.

Malgré cela, l’ampleur de la grève a dépassé toutes les attentes et constitue une puissante barrière face au plan d’ajustement orthodoxe qui marque démarche de la période kirchneriste [Cristina Fernandez de Kirchner présidente depuis décembre 2007; Nestor Kirchner fut président de 2003 à 2007]. Une expression de protestation comme celle enregistrée le 10 avril s’explique par la confluence de plusieurs phénomènes, mais ce sont la détérioration du salaire réel et des revenus des salariés, des retraités et des pensionnés rongés par l’inflation [1] et par un régime fiscal totalement régressif qui en ont été les facteurs déterminants.

Le malaise social s’était déjà exprimé de différentes manières au cours des deux dernières années, notamment par des protestations massives, par la grève générale du 20 novembre 2012, par des marches et des conflits sociaux et du travail – dont certains ont été violemment réprimés –, par la mobilisation et la grève convoquées le 12 mars 2014 par la Centrale des travailleurs de l’Argentine (CTA) – celle placée sous la direction du secrétaire général Pablo Micheli depuis 2010 –, par les grèves des enseignants (19 jours de grève dans la province de Buenos Aires), du personnel de l’Etat et des professionnels de la santé dans tout le pays.

L’intervention de l’Institut de statistiques en 2007 (INDEC – Institut national de statistiques et du recensement), interprétée comme étant une «plaisanterie» par certains économistes du camp kirchneriste (voir note 1), a réussi à occulter pendant un temps les données réelles sur la situation de l’économie [2]. C’est ainsi que le gouvernement argentin a montré au monde comment on pouvait dénaturer les indicateurs économiques et sociaux pour ensuite en appeler au FMI afin de réparer les dommages. Ces jours-ci le ministre de l’Economie, depuis novembre 2013, Axel Kicillof, est en train de faire ses devoirs lors de la réunion annuelle du FMI pour essayer de rendre crédible au monde des affaires une nouvelle série statistique, née des ruines de l’INDEC.

L’amélioration du salaire réel et du niveau de l’emploi commencée depuis 2003 – après la plus importante dépression de l’histoire économique argentine qui a démarré à la fin du gouvernement de Carlos Menem [président de 1989 à 1999] et a éclaté en 2001, avec la chute du gouvernement de Fernando de la Rua [président du 10 décembre 1999 au 20 décembre 2001] – a non seulement a été freinée, mais salaires et emplois ont connu une régression.

La grève du 10 avril est un indicateur majeur du malaise social, mais il n’est pas le seul. La société se rend compte que durant ces années de croissance, marquées par une bulle de consommation (dont ont surtout profité les nantis ou ceux qui, par des moyens obscurs, se sont affirmés comme nouveaux riches), on a gaspillé une grande possibilité historique d’apporter des changements structurels à l’économie argentine en ce début du XXIe siècle. Suite à l’éclatement de la bulle, nous nous trouvons face à une économie reprimarisée à l’extrême [exportations de commodities – matières premières, produits agricoles], plus concentrée et davantage entre des mains étrangères qu’à la fin du XXe siècle. Cela conjointement à un effondrement des systèmes des transports et de la santé publique [3]. Si on ajoute à cela la pauvreté et l’indigence structurelles, le 39% de travail «au noir» ou informel, la crise du logement et le déficit des infrastructures urbaines, il apparaît qu’il sera très difficile d’affronter l’ensemble de ces problèmes dans un contexte marqué par un ajustement structurel orthodoxe.

Lors des négociations employeurs-syndicats, le gouvernement exerce des pressions pour que les travailleurs acceptent des augmentations de salaire au-dessous des taux d’inflation réels et une «adaptation» dérisoire des retraites et des minimums sociaux. Mais ces mesures ne sont que les premières d’une série qui vont entraîner un recul des conditions de vie, notamment au travers de l’augmentation du prix des transports, dont la vétusté est à l’origine de nombreux accidents dans la banlieue de Buenos Aires, de l’eau, du gaz et de l’électricité.

Mais le mécontentement social n’est pas uniquement dû à des raisons économiques. La loi antiterroriste [4], les modifications de la législation sur les accidents du travail (ART, soit les assurances intervenant lors des accidents du travail) – proposition patronale acceptée les yeux fermés par le bloc parlementaire kirchneriste dans les deux Chambres du Congrès national argentin –, la nomination en juillet 2013 à la tête de l’armée d’un des coupables de la répression pendant les années du terrorisme d’Etat [le général César Milani], la manipulation de la justice pour protéger des fonctionnaires suspectés de corruption, tout cela a également constitué des signaux très clairs d’un changement net d’orientation du gouvernement. Changement qui va à l’encontre de la narration [construction et reconstruction de la légende kirchneriste] sans cesse nourrie par la propagande officielle.

Une grève politique

Les porte-parole du kirchnerisme, mais aussi la presse d’opposition et de l’arc dit progressiste, ont qualifié cette grève de politique. Or, il faut rappeler que toute action collective est politique. Par ailleurs il n’existe pas de consensus entre ceux qui désignent ceux qui seraient favorisés par cette grève.

Il est évident que tout conflit social, voire toute controverse dans le panorama de fin de cycle où nous vivons, fait partie de la lutte politique. Ceux qui aspirent au pouvoir tenteront de tremper leur pain dans la sauce puissante des évènements de jeudi 10 avril. Mais cette sauce a été mijotée par le mouvement ouvrier et ses traditions, lequel a ses rythmes et ses objectifs propres.

En effet, suite à l’éclatement de la bulle de l’économie nous assistons également depuis quelque temps à une crise du modèle syndical qui s’était maintenu avec des légers changements depuis 70 ans. Le gouvernement, qui a dépensé beaucoup d’argent pour diviser les organisations du mouvement ouvrier, qui s’est employé à frapper les uns pour favoriser d’autres, n’aura plus que des petits soldats de plomb dans son camp. Inutiles pour la fin de son mandat [en octobre 2015].

Personne ne peut ignorer que les affrontements pour décider des primaires dans le vaste camp péroniste auront un impact sur les organisations syndicales. Néanmoins le conflit de classe a sa propre dynamique et ses propres règles. Les travailleurs ne se laisseront pas toujours être massivement entraînés derrière une candidature présidentielle. En 2003, Hugo Moyano [5] et d’autres dirigeants syndicaux ont choisi de soutenir la candidature d’Adolfo Rodriguez Saa [en 2001, président durant 7 jours à titre intérimaire et échouant en 2003 contre Nesto Kirchner] et cela s’est très mal passé pour eux. En 1983, Lorenzo Miguel [6 ] et la majorité des dirigeants de l’époque avaient tout misé sur Italo Luder, pourtant Raul Alfonsin [candidat de l’UCR – Union civique radicale –, président de 1983 à 1989, succède au militaire Reynaldo Bignone] l’a emporté en 1983 [à la sortie de la dictature] dans les bastions péronistes de la province de Buenos Aires.

Au cours de la journée du 10 avril, les piquets de grève – qui sont depuis toujours des ressources légitimes des travailleurs –, animés par des organisations sociales et des partis de gauche, ont attiré les foudres de Sergio Massa [justicialiste, chef du cabinet de Cristina Kirchner de 2008 à 2009, et qui se profile pour la présidentielle], Mauricio Macri [chef de la Coalition républicaine et chef du gouvernement de la ville de Buenos Aires depuis 2007], Daniel Scioli [gouverneur de la province de Buenos Aires depuis 2007] et du chef du cabinet de la nation, Jorge Capitanich. Mais comme l’a bien souligné Guillermo Almeyra [qui contribue régulièrement au quotidien mexicain La Jornada], ce ne sont pas les piquets qui ont déterminé le caractère massif de la grève; souvent ils se sont installés après le début de la journée de travail, alors que les travailleurs avaient déjà décidé d’eux-mêmes de ne pas entrer travailler. Il n’y a presque pas eu de piquets dans les villes de l’intérieur du pays où la grève a pourtant eu un grand impact. De grandes entreprises industrielles et les banques ont mis à disposition des moyens de transport privés pour faire face à la paralysie des trains, des métros et des bus, mais les travailleurs et les employés ont refusé cette «proposition». La participation à la grève a pris appui sur une colère qui s’était déjà exprimée sur le plan électoral en octobre dernier ainsi que dans des conflits latents un peu partout dans le pays. C’est cette même colère qui va tenter d’enterrer l’ajustement structurel [austérité] proposé par le gouvernement de Cristina Fernandez.

Il y aura encore du chemin à parcourir avant d’atteindre l’unité d’action, qui est la stratégie formulée par la CTA d’opposition ainsi que par de larges secteurs classistes. En fin de compte l’unité dans l’action a été le grand enseignement de dirigeants emblématiques du mouvement ouvrier comme René Salamanca [1946-76, à la tête du Smata], Atilio Lopez [1929-1974, dirigeant syndical de Cordoba, victime de la Triple A] ou Agustin Tosco [1930-1975, dirigeant syndical de la CGT de Los Argentinos, un des acteurs du Cordobazo en 1969]. Le sectarisme, l’esprit de chapelle n’ont au contraire abouti qu’à un solo funèbre.

La lutte est longue, et comme les vétérans marathoniens, il faut apprendre à gérer le souffle. Comme le souligne Antoni Domènech, face à la situation mondiale: «Il n’est pas possible de sortir de ce grotesque cauchemar, ennemi tragique de la civilisation et de l’unité fondamentale de l’Humanité, sans détruire politiquement le bloc rentier impérial néolibéral. L’expérience du XXe siècle nous a montré qu’il n’est pas possible de détruire ce bloc sans avancer de manière radicale et décisive dans la dé-marchandisation du travail, du patrimoine naturel et de l’argent. On peut faire l’hypothèse que la fin de cette marchandisation signifierait la fin du capitalisme. Et c’est précisément l’objectif que doivent viser aujourd’hui les socialistes. Qu’ils puissent ou non l’atteindre dépendra une fois de plus de l’immense majorité qu’est le peuple travailleur, de sa volonté de lutter et de son intelligence à s’auto-organiser de manière rationnelle et démocratique. Et déjà maintenant, de sa capacité à inspirer de nouveau la peur.» [7] (Traduction A l’Encontre. Cet article est paru le 13 avril 2014 sur le site Sin Permiso. Carlos Abel Suarez est membre de la rédaction de Sin Permiso)

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[1] Selon les instituts privés, pour l’année 2013 la hausse des prix a atteint 23,4%, contre 10,9% selon le gouvernement. La différence entre les deux évaluations était déjà fort importante en 2012: 25,6% contre 10,8 pour l’INDEC (Institut national de statistique) accusé de biaiser les chiffres depuis 2008. Selon El Pais (17 mars 2014), en février 2014, l’indice des prix à la consommation (IPC) marque une hausse de 32,1% (sur un an), soit l’augmentation la plus forte des 11 ans de kirchnérisme. Pour rappel, le peso argentin s’est déprécié face au dollar de 13,9% en deux jours et de  18,6% lors des trois premières semaines de 2014; du jamais vu depuis 2001. Les transactions immobilières se font en dollars, ce qui est un indice d’une situation de crise structurelle. (Rédaction A l’Encontre)

[2] Le 24 avril 2011, Rubén M. Lo Vuolo, sur le site de la revue Sin Permiso, insistait sur la nature politique des statistiques élaborées par l’Indec et donc l’ampleur des distorsions dans un grand nombre d’indicateurs concernant la production, les revenus des ménages, la démographie, etc. Voir son article: http://www.sinpermiso.info/textos/index.php?id=4124. (Rédaction A l’Encontre)

[3] La dévaluation du peso, soutenue par les exportateurs de commodities pour accroître leur marché, a comme effet une hausse des produits importés. Ainsi le secteur de la santé est brutalement frappé de pénurie, l’essentiel des fournitures et des médicaments étant importés de la zone dollar ou euro. (Rédaction A l’Encontre)

[4] En 2012, au nom de «la lutte contre le financement du terrorisme», une modification d’une loi datant de 2007 prévoit le doublement des peines prévues dans le Code pénal pour les délits qui ont pour «finalité de terroriser la population». Dès le début 2012, des manifestations de divers secteurs de la population ont traduit l’émoi d’une société encore marquée par l’ample et terrible répression d’une dictature qui justifia tous ses crimes au nom de «la lutte contre le terrorisme». Les mesures de répression contre les manifestations populaires et ouvrières se sont accrues après la journée de grève du 10 avril. (Rédaction A l’Encontre)

[5] Dirigeant historique du syndicalisme péroniste, entre autres dans la fédération des camionneurs. Proche de Kirchner, il est placé à la tête de la CGT en 2004. Il assume en 2009 la vice-présidence du Parti justicialiste, avant de se retirer en 2011. Un dirigeant prêt à tout. (Rédaction A l’Encontre)

[6] Dirigeant de l’UOM, lié à José Lopez Rega pour la mise en place de l’Alliance anticommuniste argentine (AAA). Il soutiendra Italo Luder en 1983 contre Raul Alfonsin, puis en 1989 Carlos Menem. (Rédaction A l’Encontre)

[7] Voir Bunge, Mario; Gabetta, Carlos; Domènech, Antoni; Fontana, Josep et alii. Tiene porvenir el Socialismo? 2013 (Buenos Aires, Ed. Eudeba).

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