A propos des attaques contre l’UGTT

violences-siliana-tunisieEntretien avec Fathi Chamkhi

Comment expliquer l’attaque contre le siège national de l’UGTT (Union générale tunisienne du travail)? Pourquoi avoir choisi la date du 4 décembre? Quel est le déclic qui a déclenché cette attaque?

Avoir choisi de s’attaquer au siège national de l’UGTT a une signification politique importante. D’abord, il n’y a pas de doute sur le fait que c’est Ennadha, le parti islamiste au pouvoir, qui est derrière cette attaque. Il ne s’agit pas d’un acte spontané. Une des raisons profonde, fondamentale, de cette attaque est qu’aujourd’hui l’UGTT apparaît, objectivement, comme l’un des obstacles essentiels à l’étouffement de la révolution.

L’UGTT a été, de tout temps, la force sociale la plus importante et la plus organisée en Tunisie. Mais, elle a été aussi, trop souvent, neutralisée par sa direction bureaucratique. A partir de 1986, date à laquelle la Tunisie fut en effet soumise au « Consensus de Washington », et surtout après le coup d’Etat de Ben Ali, un an après, la bureaucratie syndicale est en effet devenue l’instrument au service de la dictature pour la soumission de la classe ouvrière aux nouvelles conditions d’exploitation imposées par le capitalisme mondial.

La révolution a changé la donne : la chute du dictateur et la fragilisation de son appareil répressif ont libéré le potentiel combatif de la classe ouvrière et affaibli de manière significative le pouvoir bureaucratique sur l’UGTT. Cette liberté d’action acquise grâce à la révolution a été mise à profit, surtout par la classe ouvrière du secteur privé, pour s’organiser au sein de l’UGTT. Dans les années précédentes, le syndicalisme avait en effet été exclu plus ou moins totalement du privé, notamment là où domine le capital étranger (secteur manufacturier essentiellement).

Objectivement, l’UGTT est aujourd’hui un obstacle majeur à la « normalisation » de la situation et à la restauration des conditions d’avant le 14 janvier. Il est clair pour la Troïka[1] au pouvoir qu’il faut briser le dos de l’UGTT pour soumettre de nouveau la Tunisie aux conditions de domination du capital mondial.

Existe-t-il un rapport direct entre ce qui s’est passé à Siliana fin novembre et cette attaque ?

Effectivement. Siliana[2] a été la goutte qui a fait déborder le vase. Comme la plupart des autres grèves régionales, la grève générale à Siliana (23 novembre 2012), point culminant de la contestation sociale dans cette ville, ne résulte pas d’une décision de la direction nationale. A la télévision, un de ses membres a expliqué, à juste titre, que la décision en a été prise localement, sans même respecter le préavis légal de 10 jours, et sans attendre l’aval du Bureau exécutif comme le stipule le règlement intérieur de l’UGTT.

Aujourd’hui un syndicat de base, local ou régional peut en effet décider immédiatement la grève sans en être empêché par la direction nationale. Siliana a été pour Ennahdha le signal fort expliquant sa décision de frapper l’UGTT. Et d’ailleurs, les actions de harcèlement de l’UGTT par les «comités de protection de la révolution», qui sont en fait le bras armé du parti islamiste Ennahdha, se sont multipliées. Mais le 4 décembre 2012, il s’agissait d’une attaque en plein jour contre le siège national de l’UGTT, par quelques centaines d’hommes dont beaucoup étaient venus armés.

C’était vraiment une attaque en bonne et due forme, en lien direct avec Siliana, parce que l’UGTT y était au centre de la mobilisation et de l’encadrement du mouvement. C’était d’autant plus clair que dès qu’il y a eu un accord entre l’UGTT et le gouvernement à propos des revendications des habitants de la ville, tout s’était arrêté. Cela prouve que l’UGTT contrôlait la situation, et était respectée par le mouvement populaire.

Quelles étaient les revendications de l’appel à la grève générale pour le 13 décembre ?

L’appel à la grève générale était une réponse à l’attaque du 4 décembre contre le siège de l’UGTT. Il est certain qu’une telle agression justifiait amplement cette décision.

Mais la détresse sociale dans laquelle se trouvent les salariés aurait dû, d’après moi, être un autre motif d’appeler à grève générale. La révolution, en effet, n’a aucunement bénéficié aux classes populaires, qui ont connu un recul du pouvoir d’achat ainsi qu’une augmentation du chômage et de la misère. La direction de l’UGTT n’a pas fait ce choix-là.

Le contenu de l’appel à la grève générale a donc été assez faible. Il lui manquait, à mon avis, les revendications salariales et sociales. Celles-ci auraient permis de justifier, auprès du plus grand nombre, l’appel à la grève générale.

La Commission administrative nationale de l’UGTT a choisi de centrer son appel sur l’atteinte à sa dignité en tant que syndicat, le jour de la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached. Son appel ne renvoyait pas aux questions fondamentales de la révolution et au rôle que joue effectivement l’UGTT dans les régions. Elle voulait avant tout que le gouvernement s’excuse et dissolve les « ligues de défense de la révolution ». Elle s’est également située sur le terrain politique en demandant la reprise de « l’Initiative du dialogue national » qu’elle avait lancé cet été. Elle a alors été accusée de vouloir intervenir comme une force politique.

L’autre position possible pour l’UGTT aurait été de préparer la grève générale nationale par une sériede grèves régionales et sectorielles, pour demander haut et fort que le gouvernement mette en priorité des revendications sociales. L’UGTT n’a pas retenu cette option.

C’est pour moi une des raisons expliquant qu’une partie de l’opinion publique n’était pas convaincue du bien fondé de la grève du 13 décembre 2012. La direction de l’UGTT a finalement fléchi face à la pression du gouvernement et d’une partie de l’opinion publique, et a annulé la grève sans avoir pour autant obtenu la dissolution des milices, mais seulement la constitution d’une commission d’enquête.

Comment a évolué le rapport des forces depuis un mois ?

L’annulation de la grève a désamorcé, pour un moment, la tension sociale. La classe ouvrière tunisienne est habituée aux volte faces de la direction syndicale. Mais beaucoup regrettent le fait que cette dernière ait choisi de faire monter la tension et de mobiliser ses troupes pour la défense de la liberté syndicale, pour enfin faire machine arrière sans avoir presque rien obtenu. Sauf peut-être le droit à un court « cessez-le-feu ».

Je pense que l’épicentre de la tension sociale et politique va se déplacer pour un temps vers les partis politiques et surtout la rue qui va reprendre l’initiative de la contestation sociale.

Que se serait-il passé si l’UGTT avait maintenu le mot d’ordre de grève générale ?

Certains pensent que nous aurions connu une tension sociale importante qui aurait réactivé le processus révolutionnaire, et même carrément une nouvelle explosion sociale généralisée, je veux dire une nouvelle vague révolutionnaire. Mais d’autres se demandent si les conditions étaient réunies pour cela.

Pour que la direction de l’UGTT soit prête à engager un bras de fer et aller jusqu’au bout, il aurait fallu qu’elle soit convaincue que seule la poursuite du processus révolutionnaire peut apporter des réponses convaincantes et durables à la crise sociale, et à la crise du régime en général. En ce qui me concerne, je pense qu’une partie au moins des membres de la direction n’en est pas persuadée. Ils ont en effet été éduqués pendant des décennies dans le dialogue avec le pouvoir et le maintien d’une paix sociale dont le coût pour la classe ouvrière et les classes populaires s’est avéré très lourd.

Quoi qu’il en soit l’UGTT n’est pas pour autant sorti d’affaire ! Elle continue d’être l’objectif central de la contre-révolution. Ennahdha reviendra à la charge tôt ou tard.

Je ne suis pas capable de dire dans quelle mesure la base de l’UGTT est déçue ou satisfaite par l’annulation de la grève. Mais ce dont je suis sûr, étant donné la crise économique et financière, l’aggravation de la crise sociale et la volonté du capital mondial à imposer de nouveau sa loi en Tunisie, que la mise au pas de l’UGTT reste au programme et sa direction ne pourra pas esquiver de nouveau le choc frontal, quand il se manifestera de nouveau. La réponse à cette question déterminera aussi l’issue du processus révolutionnaire.

* Fathi Chamkhi est porte-parole de RAID (Attac & Cadtm) et fait partie à ce titre de la direction du Front populaire. Militant trotskyste de longue date, il est par ailleurs membre de la LGO. Propos recueillis par Dominique Lerouge pour le mensuel TEAN du NPA. (15 décembre 2011)


[1] La Troïka au pouvoir depuis la fin 2011 est dominée par la parti islamiste Ennahdha. Ses deux alliés, les sociaux-démocrates d’Ettakatol (ex-FDTL) et le CPR (Congrès pour la République) de Marzouki, y ont un rôle de plus en plus décoratif.

[2] Siliana, ville située à 120 kilomètres de Tunis, a connu une grève générale reconductible quasi totale pendant 5 jours à la fin novembre. Face à l’extrême violence de la répression, les 35’000 habitants ont carrément abandonné la ville occupée par la police, et ont commencé à marcher à pied en direction de Tunis. Face à ce soulèvement, le gouvernement a été contraint à quelques reculs, dont la destitution du gouverneur régional.

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