Algérie. La répression s’accentue. Et les tentatives de raviver le Hirak

Par Amaria Benamara

«On se sent étouffés par ce qui se passe, des jeunes se retrouvent en prison pour une publication Facebook. On sent l’expression de la peur», confie Riadh Touat. Fondateur en 2017 du site Wesh Derna? – un média citoyen qui se veut un porte-voix de la jeunesse algérienne «positive» mais aussi un relais du mouvement populaire –, l’homme s’inquiète du durcissement de la répression en Algérie. Notamment sur les réseaux sociaux, devenus le principal canal d’expression d’un Hirak suspendu par l’épidémie de coronavirus. Instaurées le 19 mars, les mesures sanitaires ont en effet brusquement mis un terme aux manifestations hebdomadaires du vendredi, qui rythmaient le pays depuis plus d’un an.

Cette pause forcée du Hirak a renforcé le rôle d’Internet comme lieu privilégié des citoyens algériens désireux d’échanger sur la société qu’ils imaginent. Et que certains surnomment «l’Algérie nouvelle».

Mais le confinement a également vu augmenter les interpellations de militants locaux et d’internautes favorables à la contestation. «Ces arrestations arbitraires m’étouffent. Il ne faut pas les banaliser. [Elles ont] explosé après le Covid, et le nombre de prisonniers a augmenté de plus de 50 % par rapport au 12 décembre [date de l’élection présidentielle officielle], selon le Comité national pour la libération des détenus», s’inquiète Riadh Touat, la voix anxieuse. Sur les réseaux sociaux, les publications relatant des interpellations partout dans le pays se multiplient, alors que la population, cloîtrée, est soumise à un couvre-feu. «La prison est systématique, il n’y a pas de demi-mesure. Déjà qu’il y a le chômage avec le Covid, ils foutent des jeunes en prison qui réclament simplement une vie meilleure», s’insurge le jeune blogueur.

Face à la situation, plusieurs collectifs citoyens s’organisent afin de soutenir la cause des détenus d’opinion. Emanant également de la diaspora, aux Etats-Unis et en France notamment, un concert réunissant un panel d’artistes a été diffusé en simultané sur plusieurs médias indépendants, dont Radio Corona Internationale, Berbère TV, l’Avant-garde, ou encore Wesh Derna?. Premier artiste à inaugurer le concert live, Mohamed Kechacha – alias Lawzy, son nom de scène – est considéré comme l’un des «chanteurs du Hirak». Mandole à la main, le compositeur-interprète égaie depuis trois ans les boulevards du centre-ville d’Alger, entonnant tant le répertoire chaabi, musique populaire, que des chants contestataires.

«J’ai écrit une chanson qui parle des détenus d’opinion, en espérant qu’elle leur parviendra afin qu’ils gardent le moral et qu’ils sachent qu’ils ne sont pas en prison pour rien. Le système veut nous faire peur mais nous disons que nous continuons», indique Mohamed Kechacha. L’artiste trentenaire écrit et compose des morceaux engagés depuis l’époque où il était étudiant à la Faculté centrale d’Alger. L’une de ses vidéos, «Alf milliards» («mille milliards»), a même atteint 1,5 million de vues. «La liberté n’est pas gratuite, on se bat avec nos cordes instrumentales et vocales. Le Hirak, ce n’est pas que la marche, il faut créer d’autres méthodes. Seuls nos corps sont confinés», relève Lawzy, non sans détermination. L’initiative musicale de soutien aux prisonniers d’opinion, «symbole de résistance» pour Riadh Touat, a rassemblé des milliers d’internautes le dernier soir du ramadan, veille de la fête de l’Aïd el-Fitr.

«Résistance»

Le mois de jeûne a ainsi dû se faire en plein confinement, et la nouvelle récurrente des arrestations a pesé davantage sur l’état d’esprit de nombreux Algériens. Tout comme l’annonce de la suspension temporaire du média satirique El Manchar par son éditeur, le 14 mai. Elle illustre la tension qui s’est installée dans le pays et le recul de la liberté de la presse en Algérie, à l’image du blocage de trois médias d’information indépendants – Radio M, Maghreb Emergent et Interlignes – et l’incarcération de plusieurs journalistes, dont Khaled Drareni, en prison depuis fin mars. Sa libération a d’ailleurs été refusée par la justice mercredi.

Dans cette atmosphère de morosité ambiante, Radio Corona Internationale, «la radio de la fin du monde», est née le 23 mars sur Facebook. Un média drôle et engagé aux airs de radio pirate. «Tout a commencé par un live d’Abdallah Benadouda [un ancien journaliste de la radio algérienne désormais réfugié aux Etats-Unis] qui passait au départ de la musique. Puis il y a eu un débat sur le raï et les islamistes», relate Fayçal Sahbi, l’un des premiers chroniqueurs de l’émission bihebdomadaire, diffusée les mardis et vendredis en référence aux journées de rassemblement du mouvement populaire. Le cocktail de sujets variés, décalés et sérieux en même temps, rencontre un succès immédiat auprès des internautes algériens: «Ce qui plaît, c’est de parler du Hirak de manière décontractée, permettre de créer du lien social pendant le confinement. Il y a un fort sentiment de communauté», souligne Fayçal Sahbi, maître de conférences en sémiologie et cinéma à l’université d’Oran. «Le principe est très artisanal, il n’y a pas de pub, pas de chef, pas d’enjeu. Parfois il y a peu de chroniques, parfois beaucoup», ajoute le chercheur oranais, également spécialiste des médias.

Débats nocturnes

D’autres initiatives sont nées sur le Web durant le confinement, en vue de maintenir, voire «raviver la flamme du Hirak». A l’instar de l’Union des étudiants algériens libres (UEAL), qui propose depuis le 26 avril des débats nocturnes avec des personnalités engagées du mouvement, et totalise 25 épisodes jusqu’à présent. Parmi les invités, on recense notamment Nabila Smaïl, avocate et militante du parti d’opposition Front des forces socialistes (FFS) qui s’exprime sur le principe d’une justice indépendante en Algérie. Ou encore le jeune poète engagé Mohamed Tadjadit, ancien détenu d’opinion qui revient sur l’espoir que le mouvement du 22 février suscite au sein de la jeunesse algérienne.

«Il y a de nombreuses initiatives émanant de jeunes sur Internet depuis le confinement, notamment à l’intérieur du pays. Les thèmes sont plus culturels que politiques», analyse Fayçal Sahbi. Il considère que les jeunes Algériens investissent de plus en plus la sphère numérique, évoquant le développement d’une conscience citoyenne en ligne. Via des contenus aux formats participatifs et divertissants, qui viennent rafraîchir un espace de débat considéré comme monolithique et désuet. «Le Hirak est aussi culturel», affirme le blogueur Riadh Touat, qui a également lancé durant le confinement une série d’entretiens en direct, «Wesh Derna Across the World». Il y dresse le portrait de jeunes engagés dans d’autres pays afin de «casser la déprime. Ça me donne de la force par rapport à ce qui se passe autour de nous». De quoi apporter de l’optimisme au sein de la jeunesse pour conjurer la double angoisse, de l’épidémie de Covid-19 et des arrestations tous azimuts. Car les opérations de police ciblent en particulier cette tranche d’âges. Une façon pour les autorités de prévenir les réactions de protestation post-confinement, soutient Fayçal Sahbi: «Il y a une sociologie des détenus, pour l’essentiel de jeunes chômeurs issus des wilayas de l’intérieur du pays, ceux qui sont le plus touchés par le chômage lié au confinement.»

«J’ai enlevé les photos et les vidéos dans lesquelles figure mon visage pour empêcher qu’on m’identifie, rapporte Wafi Tigrine, jeune blogueur originaire de Kabylie, très actif sur Facebook. J’ai reçu des messages de menace disant que je vais retourner en prison si je continue à publier des choses.» Arrêté en septembre alors qu’il couvrait une marche, Wafi Tigrine a passé quatre mois en prison pour des vidéos qui évoquent le cas des prisonniers d’opinion ou la mobilisation des avocats. Elles ont parfois dépassé le million de vues.

«Vie de clandestinité»

«Depuis le début du confinement, je parle des pressions exercées sur les acteurs de la société civile. Quand j’étais en prison, je me disais que je ne recommencerai pas, la prison est une souffrance. Mais depuis ma libération, ma détermination est revenue car on ne peut pas faire marche arrière», affirme Wafi Tigrine. Sa récente incarcération le pousse néanmoins à prendre des précautions, qu’il décrit comme une «vie de clandestinité». Le jeune blogueur raconte avoir été interpellé puis relâché par les autorités au début du confinement.

En Algérie, les mesures de restrictions sanitaires sont en vigueur jusqu’au 30 mai, avec une possible prolongation, notamment au regard d’une récente hausse des cas de contamination – le pays comptabilisait mercredi près de 8500 cas d’infection et 609 morts.

Beaucoup imaginent déjà l’après-confinement et la reprise du mouvement dans la rue. «Avant le confinement, il y avait des craintes d’épuisement, cette pause a aussi permis aux gens de recharger leurs batteries, analyse Fayçal Sahbi. Néanmoins, il y a cette peur des arrestations qu’il faudra vaincre à nouveau. Il faut renouveler l’expérience à travers le génie populaire pour que le Hirak se réinvente.» (Article publié sur le site de Libération, le 27 mai 2020)

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