Algérie. «La fatigue de quelques mois n’éteindra pas un feu qui crépitait en nous pendant 20 ans»

Par Mustapha Benfodil

Malgré la canicule, malgré le climat répressif asphyxiant qui règne à Alger ces dernières semaines, les étudiants ont tenu à marquer une nouvelle fois leur présence dans le paysage du hirak en observant leur marche hebdomadaire du mardi (2 juillet) avec la même détermination. La campagne contre les arrestations se centrait sur le slogan: «Libérez Lakhdar Bourgegaâ» [1].

Un état d’esprit que résume cette pancarte brandie par une étudiante en architecture à l’EPAU «La patrie n’est pas un hôtel qu’on quitte quand la prestation se dégrade. Nous allons rester ici». Il était un peu plus de 10h30 quand le cortège s’est constitué à la Place des Martyrs.

L’infatigable Benyoucef Mellouk [2], par qui l’affaire des faux moudjahidine a éclaté, est, comme chaque mardi, au premier rang. Un large drapeau national est déployé d’un bout à l’autre du peloton de tête. «Mettez-vous derrière le drapeau!» lance un jeune. En revanche, aucune trace de l’emblème amazigh (kabyle) par mesure de prudence, après l’acharnement de la police et de l’appareil judiciaire sur les porteurs du drapeau berbère. Les manifestants ont compensé en arborant d’autres symboles de leur culture ancestrale: foulards, «fouta» kabyle, «Z» berbère peint sur le visage…

«Halte à la dictature militaire!»

Avant de donner le top départ, les étudiants entonnent Qassaman. Ils enchaînent par: «Ya h’na ya entouma, dégage ya el houkouma  (C’est nous ou vous, gouvernement dégage!), «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire).

En écho aux dernières campagnes d’incarcération des hirakistes, un slogan sera l’un des leitmotivs de ce 19e mardi de la mobilisation étudiante: «Harrirou, harrirou, el mouataqaline !» (Libérez les détenus). Sur les pancartes brandies par les étudiants, ce thème revient avec insistance: «Halte à la dictature militaire, oui pour la libération des détenus d’opinion», «Vous avez vu les drapeaux, mais pas nos revendications», «Laisserons-nous cette terre aux mains de ces tristes sires qui l’ont plongée dans le chaos? Halte à la dictature militaire».

Sur un large carton, une étudiante a écrit: «Libérez les détenus politiques et d’opinion». Au verso, elle a ajouté: «Tous les citoyens conscients ont le devoir de s’opposer à ceux qui attisent les haines nationales et détournent l’attention du peuple».

Gaïd Salah est une nouvelle fois pris pour cible sur certaines pancartes: «Ce peuple uni vous fera descendre de votre piédestal mon général. Irhalo ! (Partez)»; «Le hirak a uni le peuple et Gaïd le divise. # khawa khawa». D’autres messages alertaient justement contre le virus de la division: «Ni régionalisme, ni racisme, la révolution et la lutte jusqu’à la chute du régime»; «Un seul peuple, un seul destin, une seule cause; semer la division ne nous fera pas dévier de notre chemin, nos revendications sont constantes». Une banderole clame: «Nous sommes unis, vous êtes finis».

D’autres messages témoignent de l’esprit de résistance des étudiants: «Talaba samidoune» (Les étudiants résistent); «La fatigue de quelques mois n’éteindra pas un feu qui crépitait en nous pendant 20 ans»… Certains ont fait preuve de créativité en plaquant des affichettes sur la page de garde de petits livrets. Elles donnent à voir des définitions de mots à la manière d’un dictionnaire. «Répression. Nom Commun. Dernière cartouche d’un gouvernement illégitime contre un peuple décidé à changer»; «Magistrat-Club des juges. Nom masculin. Officier civil qui donne sa parole pour soutenir le hirak mais qui ne sait pas tenir sa promesse. Voir aussi: fausse promesse». A retenir également cette autre définition parodique très inspirée: «Vendredire verbe du 22e groupe. 1. Action de rendre pacifiquement sa dignité à tout un peuple. 2. Ecrire l’Histoire».

Yani, étudiant en archéologie et l’un des manifestants les plus actifs, distribue un communiqué du «Comité autonome des étudiants d’Alger 2». Le communiqué dénonce la «gestion répressive» de la société et les arrestations massives opérées lors des derniers vendredis du hirak ainsi que l’embastillement du moudjahid Lakhdar Bouregaâ: «Nous dénonçons fermement ces arrestations arbitraires et revendiquons la libération de tous les manifestants détenus depuis le début du hirak pour délit d’opinion», martèle le communiqué. Pour hier, heureusement, il n’y a pas eu d’interpellations. A signaler seulement la confiscation d’une banderole par la police.

«5 juillet,  kayen tsunami»

Les étudiants ont suivi le parcours habituel au départ de la Place des Martyrs: rue Bab Azzoune, Ali Boumendjel, Larbi Ben M’hidi, avenue Pasteur, bifurcation par le boulevard Khemisti avant d’emprunter le boulevard Amirouche.

La foule a ensuite remonté la rue Mustapha Ferroukhi avant de tourner vers Audin et continuer en direction de la Grande-Poste. Les principaux chants et slogans qui ont retenti au long de la manif faisaient la part belle au chef d’état-major de l’ANP: «Qbayli-Arbi khawa-khawa, wel Gaïd Salah maâ el khawana  (Kabyles et Arabes sont frères, et Gaïd Salah est avec les traîtres), «Gaïd Salah dégage !», «Had echaâb la yourid hokm el askar min djadid  (Ce peuple ne veut pas d’un nouveau régime militaire), «Djoumhouria, machi caserna  (Une République, pas une caserne), «Djeich-chaâb khawa-khawa, wel Gaïd Salah maâ el khawana  (Armée et peuple sont des frères, et Gaïd Salah est avec les traîtres), «Gaïd Salah chiyate el Imarate  (Gaïd Salah, lèche-bottes des Emirats), «El yed fel yed, ennehou el issaba we enzidou el Gaïd!» (Main dans la main, nous chasserons la bande et avec elle Gaïd), «Klitou lebled ya esseraquine !» (Vous avez pillé le pays, bande de voleurs).

Pendant la marche, à un moment donné, le cortège a observé une halte à proximité du TNA. Les manifestants se sont mis alors à scander: «Libérez Bouregaâ !», «Harirou el moutaqaline  (Libérez les détenus). A plusieurs moments, les manifestants criaient aussi: «Win rahi el adala ?» (Où est la justice ?), «Libérez l’Algérie !» Sur une pancarte, on pouvait lire ce message de solidarité avec M. Bouregaâ, héros de la wilaya IV historique: «29 juin 92: assassinat de Boudiaf; 29 juin 2019: arrestation de Lakhdar Bouregaâ. Témoin de l’assassinat du hirak. Pas d’atteinte aux symboles de la Révolution».

Un autre étudiant parade avec ce message saisissant: «Ni la justice s’est libérée, ni la presse s’est libérée, ni le peuple s’est libéré. Le hirak a libéré seulement Gaïd Salah de la issaba alors il a créé une issaba contre la volonté populaire». Signé: «# Fac de Médéa» Et cette mention historique: «19 mai 1956».

Notons aussi cet autre slogan qui a été scandé à plusieurs reprises en référence au 20e vendredi qui s’annonce exceptionnel: «5 Juilia, kayen tsunami !» (Le 5e Juillet, il y aura un tsunami). Il y avait également ce mot d’ordre: «juillet, nekherdjou gaâ» (le 5 juillet, on sortira tous). «Ah, le 5 juillet, ça sera un tournant. ça va être une marche extraordinaire !» exulte un étudiant en philo. «Je n’ai pas peur des arrestations, el khof ghir men Rabbi», ajoute-t-il avec ardeur. «De toute façon, on est sous la dictature depuis 1962».

Pour lui, la solution est dans l’organisation d’une élection présidentielle «le plus rapidement possible, sans Bensalah et Bédoui mais aussi sans Gaïd Salah», insiste-t-il. Sur les pancartes brandies, on peut lire la même défiance vis-à-vis d’une élection organisée par le système: «Le changement des prérogatives avant le changement des têtes.

Nous ne voterons qu’à notre manière», écrit un étudiant. «On demande une commission indépendante d’organisation des élections et le départ des B», revendique un autre. Une pancarte proclame: «Pour une première République algérienne démocratique, libre et sociale». A vendredi, 5 juillet! (Article publié dans El Watan en date du 3 juillet 2019)

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[1] Dans Le Monde daté du 2 juillet, Madjid Zerrouky indiquait: «LeVétéran de la guerre d’indépendance et ancien commandant de l’Armée de libération nationale (ALN), Lakhdar Bouregaâ, 86 ans, a été placé dimanche 30 juin en détention provisoire pour «outrage à corps constitués et atteinte au moral de l’armée», a annoncé la télévision nationale. Il encourt jusqu’à dix ans de prison.

Lakhdar Bouregaâ a été arrêté samedi à son domicile algérois par deux hommes en civil qui s’étaient présentés comme des militaires, selon son petit-fils, Imad Bouregaâ. Détracteur féroce du régime et du chef de l’état-major de l’armée, Ahmed Gaïd Salah, l’ancien maquisard l’avait accusé de vouloir imposer «son» candidat lors d’un futur scrutin présidentiel: «Le pouvoir a déjà le nom du futur président de la République et cherche un moyen pour le légitimer», estimait-il le 27 juin. C’est cette déclaration qui aurait conduit à son arrestation, selon Imad Bouregaâ..

Né en 1933, Lakhdar Bouregaâ avait rejoint l’ALN en 1956. Commandant de bataillon dans la «Wilaya 4», dans le centre du pays, il s’opposa à la prise du pouvoir à l’été 1962 par «l’armée des frontières», les unités de l’ALN stationnées au Maroc et en Tunise, dirigées par le colonel Boumédiène, qui formeront le socle du nouveau régime après l’indépendance.» Il fut un des fondateurs du Front des forces socialistes. (Réd. A l’Encontre)

[2] Benyoucef Mellouk, né en 1942, a fait l’essentiel de ses armes durant la guerre de Libération nationale, dans la Wilaya 4. Après l’Indépendance, il a occupé plusieurs postes au ministère des Moudjahidine jusqu’en 1971, puis d’autres postes. Il a dénoncé l’existence de «10’000 faux-moudjahidine, rétribués sur le budget de l’Etat». Il sera persécuté pour cette raison, dès le milieu des années 1990. Lui-même affirme avoir fait son «devoir de citoyen, un devoir de mémoire à l’égard de nos valeureux martyrs et par respect de la mémoire collective et de l’histoire authentique de la Révolution algérienne». Son vœu ultime, aujourd’hui, est de pouvoir vivre l’écroulement de ce régime corrompu et son corollaire l’injustice. (Réd. A l’Encontre)

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