Algérie-dossier. «Le Hirak est de retour!», «Voleurs, vous avez bouffé le pays», «Etat civil et non militaire», «Tebboune illégitime»

Par Makhlouf Mehenni

Alger. Certains le croyaient mort, emporté lui aussi par la pandémie de Covid-19. Lui, c’est le Hirak, ce mouvement populaire né le 22 février 2019 pour dégager Bouteflika du pouvoir avant de déborder sur l’exigence d’un changement radical du système politique en Algérie.

Un mouvement qui a forcé l’admiration du monde par sa force de mobilisation, son pacifisme et sa persévérance mais qui a dû marquer une halte au printemps 2020 pour cause de Covid. Ce lundi 22 février 2021, le rendez-vous est pris dans les rues d’Alger pour commémorer l’an II du mouvement et, pour les plus engagés, sonner le retour des manifestations de rue.

L’Histoire a cette inexplicable faculté de se répéter. Deux ans après, tout commence par la même grosse interrogation qui taraude les esprits : les appels à marcher seront-ils suivis?

Tôt dans la matinée, sur les hauteurs d’Alger, à Bir Khadem, Bir Mourad Raïs, Ben Aknoun, Chevalley, rien ne laisse penser que la capitale s’apprête à vivre une journée particulière. Les mêmes embouteillages et les mêmes automobilistes impatients.

Une pluie fine tombe depuis le milieu de la nuit et ne plaide pas pour une forte mobilisation. À Bab El Oued, d’où partaient des grappes humaines impressionnantes pendant la première année du Hirak, l’ambiance est aussi routinière vers 10 h. Quelques véhicules de police au centre-ville et rien d’autre. Même morosité à Belcourt, l’autre quartier populaire de la capitale.

Un remake du scénario de 2019

Le centre d’Alger est par contre complètement quadrillé. À défaut d’être noire de monde comme l’espéraient les auteurs des appels à manifester, l’esplanade de la Grande poste, centre névralgique du Hirak, est «bleue» de policiers, de CRS et leurs camions bariolés.

Sur les trottoirs, les passants pressent le pas, se dévisagent, s’interrogent du regard. Vers un remake des fameux samedis de l’année 2011 où les agents de l’ordre étaient plus nombreux que les marcheurs qu’ils jetaient sans peine dans leurs paniers à salade.

C’était la «gestion démocratique des foules, chère à Abdelghani Hamel, chef de la police de l’époque, aujourd’hui incarcéré pour corruption. Puis soudain, peu avant midi, des cris parviennent d’on ne sait où.

Le slogan entonné est à peine audible: klitou leblad ya seraqine (Voleurs, vous avez bouffé le pays). Ça vient de la rue Asselah Hocine, mitoyenne de la Grande poste et passage fétiche des manifestants des quartiers ouest d’Alger, Bab El Oued en tête.

D’où sortent-ils ? C’est la magie du Hirak. Lorsque, vers midi, la longue rue devient noire de monde, les derniers doutes se dissipent. La marche aura bien lieu. Mais le meilleur est à venir. La foule grossit à vue d’œil, remonte vers la Grande poste, l’avenue Pasteur et redescend vers la rue Didouche.

Une autre vague arrive de la place Audin. Les automobilistes sont pris au piège et un énorme embouteillage se forme. Vers 13h30, le décor est planté, tout est là: des milliers de manifestants, beaucoup de jeunes et de femmes, des enfants en bas âge, l’emblème national et même quelques drapeaux amazighs, des pancartes et des slogans. Il ne manque que le soleil du premier jour du Hirak.

Les jeunes, par groupes, chantent des refrains bien connus. Des slogans aussi. «Nous ne sommes pas ici pour faire la fête, mais pour vous faire partir», «État civil et non militaire», «Tebboune illégitime», «Changement radical», «Justice indépendante»…

Tout autour, des policiers placides et leurs engins d’acier. Comme si le temps s’était figé depuis le printemps dernier. Il y a bien remake, mais du scénario du 22 février 2019 et des 54 vendredis qui ont suivi. Comme il y a deux ans, ça sent l’improvisation et la spontanéité. Il y a moins de drapeaux et de pancartes par rapport aux moments forts du mouvement, comme lorsque des milliers de portraits de Lakhdar Bouregaâ et des autres détenus [une cinquantaine, encore] étaient arborés simultanément.

«Rien n’a changé»

Au fil des minutes, la police qui sait maintenant faire avec ce genre de marches, parvient à canaliser la foule dans la rue Didouche-Mourad en fermant l’esplanade de la Grande poste, le tunnel des facultés et la place Audin. Les jeunes ne tentent pas de forcer les cordons de policiers. Ces derniers aussi sont calmes. Seule fausse note, beaucoup de manifestants sont venus sans masque de protection.

Vers 14 h 30, la procession s’étend le long de la plus importante artère du centre d’Alger, de Ferhat Boussad jusqu’à la poste, sur au moins un kilomètre. « Le Hirak est de retour », s’écrie un manifestant d’un certain âge.

Ce ne sont pas les millions des premières marches de février-mars 2019, du 5 juillet ou du 1er novembre de la même année, mais il est certain qu’il y a plus de monde que lors du creux du mouvement pendant l’été 2019.

Des dizaines de milliers, au moins. «Et encore il faut relativiser tout ça», lâche un jeune, visiblement un habitué des marches. «On est un lundi, jour ouvrable, il pleut et le Covid est toujours parmi nous», explique-t-il. De quoi prévoir le retour des manifestations monstres? C’est ce qu’il insinue en tout cas et ce qu’il dit n’est pas insensé. Quelques groupes improvisent des forums de discussion.

«Je m’attendais à ce que les gens sortent depuis que j’ai vu le succès de la marche de Kherrata il y a une semaine », entend-on. Ou encore : « C’était inévitable avec tout ce que le pouvoir a fait depuis la suspension des marches. Ils ont incarcéré des dizaines de jeunes. Rien n’a changé. Figurez-vous que pas plus tard qu’hier, celui qui lisait les messages de Bouteflika a été nommé ministre.»

On se perd dans les analyses, les prédictions, les propositions, mais on est d’accord sur l’essentiel : Alger a bien renoué avec les grandes manifestations de rue et le Hirak n’a jamais quitté l’esprit des Algériens. La preuve par cette marche dont le succès est pour beaucoup une surprise. Bonne ou mauvaise. (Article de TSA en date du 22 février 2021)

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«Une des raisons du soulèvement du peuple est la précarité quotidienne»

Par Yousra Salem

Que faut-il retenir du mouvement d’hier, si ce n’est cette volonté populaire de s’affirmer et de maintenir ses revendications pour lesquelles de longues marches ont été menées.

Le hirak, «saison 2» pourrait être le titre qui conviendrait le mieux à l’événement tant attendu hier à Constantine.

Dès la matinée, et malgré un important dispositif de sécurité déployé au centre-ville, notamment sur les deux places mythiques du hirak, celles des Martyrs et du Colonel Amirouche [colonel dans la wilaya III, Kabylie, tué par l’armée française lors d’une embuscade en mars 1959], un mouvement de groupes de jeunes a été remarqué dans les environs du palais de la culture Al Khalifa dans des tentatives de tenir un rassemblement.

Il a fallu un long moment de doute et un round d’observation, avant qu’une centaine de personnes ne réussissent à se regrouper sur les lieux vers 10h30.

C’était le moment tant espéré pour que d’autres groupes viennent grossir les rangs. Finalement, le coup d’envoi était donné et la foule est devenue encore plus importante. Des figures connues du hirak à Constantine étaient déjà là. «Il ne fallait rater cet événement pour rien au monde. Nous avons tout fait pour qu’il ait lieu, après presque une année d’arrêt à cause de la pandémie. C’est notre mouvement. Grâce à lui, nous avons réussi à réaliser beaucoup de choses. Comme nous avions célébré le 1er anniversaire, nous sommes là pour la deuxième année, malgré toutes les tentatives pour nous en dissuader», déclare un jeune.

A 11h, la marche est déjà mise sur les rails. Elle s’ébranle doucement mais sûrement à partir de la place des Martyrs, sous le regard vigilant des agents de l’ordre qui, finalement, ne sont pas intervenus, se contentant de contrôler de près le mouvement, car la foule est devenue plus nombreuse, plus compacte et surtout plus déterminée.

Un millier de personnes, ou peut-être plus, étaient au rendez-vous pour célébrer à leur manière ce deuxième anniversaire et surtout marquer leur attachement aux principes du mouvement populaire du 22 Février.

Le peuple dénonce la récupération du hirak

Mais que faut-il retenir du mouvement d’hier, si ce n’est cette volonté populaire de s’affirmer et de maintenir ses revendications pour lesquelles de longues marches ont été menées.

En parallèle des festivités officielles du 22 Février, «Journée nationale de la fraternité et de la cohésion peuple-armée pour la démocratie», les Constantinois s’en sont démarqués pour célébrer ce deuxième anniversaire à leur manière. En chœur, ils ont exprimé clairement leur rejet des célébrations officielles scandant : «Majinach beh nahtaflou, jina beh tarahlou !» (Nous ne sommes pas venus pour la fête, nous sommes venus pour votre départ) et «La révolution a démarré, brandissez les emblèmes!». Hier, les mêmes slogans sont revenus avec les mêmes intonations et la même ferveur.

Par ailleurs, les manifestants n’ont pas hésité à évoquer les fameuses déclarations du terroriste Abou Dahdah [1], les qualifiant de mensonges fabriqués par le pouvoir. Ils ont chanté en colère: «Abou Dahdah se moque de nous… Le 22 février nous sommes de retour.» Pour sa part, Mohamed, un irréductible du hirak, estime que cette affaire de Abou Dahdah n’est qu’une stratégie du pouvoir pour affaiblir le mouvement en semant le doute au sein du peuple et lui faire peur en évoquant la décennie noire. «C’est une honte de se moquer de l’intelligence du peuple de cette manière et se faire ridiculiser dans le monde. L’Algérien en a marre des intimidations, de cet ennemi invisible et ces mains étrangères qui veulent déstabiliser le pays. Le pouvoir a donc voulu donner une image de cet ennemi et faire passer des messages bien précis. Malheureusement, c’était une très mauvaise idée», a-t-il expliqué. Les protestataires étaient unanimes à maintenir le mouvement, à n’importe quel prix.

Certains ont estimé que la libération des détenus du hirak n’est pas une faveur, vu qu’ils n’ont pas dépouillé le pays. «Les soi-disant changements et le remaniement ministériel sont considérés comme un non-événement. C’est une sorte de débat périphérique pour détourner l’attention du peuple des véritables problèmes», a déclaré un étudiant.

Et de poursuivre : «Le peuple est en train de vivre un marasme social, avec la hausse des prix, la grève des travailleurs et autres. Aucun changement n’a été mené et le pouvoir est en train de s’adresser à un peuple dépolitisé et en détresse. Le pouvoir semble avoir oublié que l’une des raisons du soulèvement du peuple est la précarité quotidienne.» (El Watan, 23 février 2021)

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[1] «L’ENTV (Etablissement public de télévision) a diffusé hier mercredi soir, le 17 février, un témoignage d’un présumé terroriste qui prêtendait s’appeler Hassan Zergane. Ce terroriste a porté de graves accusations totalement absurdes assimilant le Hirak à une tentative de déstabilisation du pays dans l’objectif de semer le combat djihadiste sur le territoire algérien comme en Syrie et en Libye. Ce témoignage totalement surréaliste a provoqué depuis hier mercredi soir un énorme tollé médiatique. Sur les réseaux sociaux, les polémiques s’enchaînent et de nombreux Algériens ont dénoncé une horrible propagande visant à salir un mouvement de contestation populaire pacifique et civilisé. Une propagande dont le seul but est d’associer les manifestants algériens à des groupes djihadistes et des mouvances terroristes. Ces intentions malsaines ont choqué, révolté et indigné des millions d’Algériennes et d’Algériens.» (in AlgériePart Plus, 18 février 2021 – Réd)

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Le retour de l’Hirak dans l’Ouest du pays

Par A.El Kébir, M.Abdelkrim, H.Kali, Fawzi A, L.Hagani

Hier à Oran, bien que la ville fût quadrillée par un dispositif policier des plus impressionnants, des centaines de hirakistes se sont donnés rendez-vous à la rue Larbi Ben M’hidi avant de marcher jusqu’au siège de la wilaya.

A l’Ouest, comme dans différentes régions du pays, les hirakistes sont sortis à l’occasion du 2e anniversaire du 22 février 2019, ce jour historique où tout le peuple algérien est sorti comme un seul homme pour dire non au 5e mandat du président déchu Abdelaziz Bouteflika.

Hier, à Oran, bien que la ville fût quadrillée par un dispositif policier des plus impressionnants, des centaines de hirakistes se sont donné rendez-vous à la rue Larbi Ben M’hidi avant de marcher jusqu’au siège de la wilaya, en passant par la place des Victoires et le quartier de Miramar, puis faire le chemin inverse pour regagner la place du 1er Novembre en passant par le front de mer. A mesure que la procession avançait, le cortège ne cessait de se renforcer.

Certes, il ne s’agissait pas des spectaculaires marches auxquelles le hirak nous avait habitués avant la pandémie, mais les manifestants étaient tout de même très heureux de se retrouver et de battre le pavé ensemble.

Côté slogans, les mêmes mots d’ordre que ceux scandés avant la pandémie ont été lancés, à savoir «Etat civil et non militaire !», «Indépendance de la justice et de la presse !» «Silmia silmia w njibou el horria w li sarr y sirr !» (Par notre pacifisme, on ramènera la liberté et advienne que pourra), «Makan islami makan 3ilmani, kayen issaba tekhwen aynani !» (Il n’y a ni islamistes ni laïques, il n’y a que la maffia qui vole sans pité) faisaient partie des slogans scandés par les manifestants.

S’il n’y a pas eu de répression policière, dans le sens où la procession a été encadrée par la police, des interpellations ont néanmoins été constatées ici et là. Des hirakistes ont fait état d’au moins 5 arrestations, hier à Oran, durant la marche, et à l’heure où cet article est mis sous presse, ils n’ont toujours pas été libérés.

A Sidi Bel Abbès aussi, la mobilisation était de mise. «Nous ne sommes pas venus fêter le hirak, mais pour vous faire partir !» Le ton est donné, vers 11h, par des dizaines de manifestants rassemblés sur la place du 1er Novembre (ex-Carnot), au centre-ville de Sidi Bel Abbès.

Malgré le quadrillage sécuritaire du centre-ville, les premiers groupes de manifestants ont commencé à se constituer. «En dépit des multiples arrestations abusives et des nombreux procès intentés aux militants du mouvement, leur détermination demeure intacte», observe Mustapha, enseignant universitaire, qui s’est joint aux manifestants.

Des slogans hostiles au pouvoir et en faveur de la libération de tous les détenus sont scandés et vite relayés sur les réseaux sociaux. Quelques pancartes et des emblèmes nationaux sont brandis par les manifestants, qui ont repris le même itinéraire des premiers jours du hirak. Aucune interpellation n’a été signalée.

A Témouchent, le mot d’ordre de reprise du hirak n’a pas circulé au point que certains hirakistes ont rejoint la manifestation à Oran alors que d’autres sont partis sur Alger deux ou trois jours avant la fermeture de ses accès.

Il n’en demeure pas moins que la renaissance du hirak à Témouchent est remarquable dans la mesure où il y a cessé d’exister au moins deux mois avant l’arrêt des manifestations en raison de la pandémie. Finalement, c’est plus tôt, à 11h, que la manifestation a démarré du sud de la ville, depuis la place Boudiaf, pour monter vers le nord de la ville et revenir au point de départ.

A Tiaret, vers 11h, certaines personnes de la trentaine de hirakistes qui se trouvaient place des Martyrs ont été interpellées. La nouvelle a fait le tour des réseaux sociaux et c’était suffisant pour d’autres grappes humaines, disséminées ici et là, se regroupent en attente des nouvelles pour se disperser.

A Tlemcen, les hirakistes ont réinvesti la rue avec verve, après un gel d’un an, en raison de la pandémie. La commémoration du 2e anniversaire du hirak n’a en rien entaché de la détermination des manifestants à exiger le départ du pouvoir en perpétuel recyclage.

Ils étaient un millier, hier, à reprendre les mêmes slogans, sur le même itinéraire : «Un Etat civil, non militaire !» et d’autres messages dénonçant «la supercherie d’un régime potentat». Hier, les mêmes visages d’il y a deux ans étaient là, d’autres nouveaux, femmes, hommes, de tous les âges, quelques enfants aussi.

Enfin, à Mostaganem, malgré la pluie, des centaines de personnes se sont rassemblées pacifiquement, hier, devant l’esplanade pour marquer le 2e anniversaire du mouvement populaire du hirak. Au moment où nous mettons sous presse, aucun incident fâcheux ou dépassement n’a été enregistré.

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Débat. «La revendication de “nouvelle indépendance” s’inscrit dans une relecture du grand récit national et dans une réappropriation collective de l’histoire algérienne»

Entretien avec Jean-Pierre Filiu conduit par Assia Bakir

Votre essai Algérie, la nouvelle indépendance a été réédité il y a quelques jours chez Points-Seuil. Les Algériens célèbrent justement aujourd’hui le 2e anniversaire du « Hirak ». Où en sont-ils dans leur «soulèvement démocratique»?

Jean-Pierre Filiu: La version initiale de cet essai a été publiée en décembre 2019, une semaine avant l’élection d’Abdelmajid Tebboune à la présidence, avec une participation officiellement de l’ordre de 40%. Ma préface d’actualisation à l’édition de poche a, elle, été rédigée après le fiasco du référendum constitutionnel où, malgré le choix de la date symbolique du 1er novembre 2020, la participation a encore chuté pour tomber à 23%. Je me permets d’insister sur ces deux chiffres de participation qui sont plus importants que la majorité absolue des votes recueillie dans un cas comme dans l’autre. Ils signifient en effet que la population algérienne a très largement choisi de boycotter ces deux scrutins de réhabilitation du régime en place, mais qu’elle a continué de s’en tenir au choix stratégique de la protestation pacifique, sans perturbation des opérations électorales, ni pression sur les Algériens qui avaient choisi de voter.

Le Hirak a ainsi démontré sa profonde maturité qui lui a évité, lors de ces deux votes, de tomber soit dans le piège de la récupération par le pouvoir, soit dans celui de la fuite en avant dans la violence, même limitée. Le « soulèvement démocratique » continue, patiemment et sereinement, de creuser le fossé entre des institutions de moins en moins en prise sur la société et le « pays réel » où se retrouve la grande majorité des Algériennes et des Algériens.

N’oublions pas que cette mobilisation pour la « nouvelle indépendance » a été lancée en 2019 au nom de la « libération du peuple », en écho de la « libération du territoire » conquise en 1962. Les manifestants ont d’emblée inscrit leur mobilisation dans la longue durée d’une lutte d’émancipation qui s’était prolongée plus de sept années contre le colonisateur français. C’est bien pourquoi je suis convaincu que cette lutte du peuple algérien pour sa nouvelle indépendance ne fait que commencer.

Comment la pandémie a-t-elle impacté le soulèvement démocratique algérien? Entame-t-elle la volonté du peuple?

La crise sanitaire a eu, dans le monde entier, un effet dépressif de repli sur la sphère privée dont les mobilisations populaires ont été les premières victimes. Cela a été particulièrement vrai en Algérie où le Hirak a décidé de lui-même de suspendre les manifestations, dans un nouveau témoignage de maturité citoyenne, et ce, avant même leur interdiction officielle. Or c’était bien dans la rue que, tous les vendredis pour la population, et tous les mardis pour la jeunesse, les Algériennes et les Algériens reconstruisaient une forme originale de solidarité collective, à la fois militante, festive et plurielle.

La fermeture de l’espace public a donc représenté un coup sérieux pour une telle dynamique de mobilisation horizontale, privée en outre de perspective politique par l’entêtement des gouvernants à restaurer le statu quo. La répression est aujourd’hui plus sévère qu’à la fin de l’ère Bouteflika et elle frappe de plus en plus les expressions critiques sur les réseaux sociaux, que la contestation a investi après la suspension des manifestations. Mais un tel « Hirak virtuel » ne saurait être que transitoire, d’autant que les réseaux sociaux exacerbent souvent les rivalités individuelles que les cortèges de rue s’employaient au contraire à relativiser.

Je note que, comme durant la période précédant le déclenchement du Hirak, l’Algérie voit éclore aujourd’hui toute une série de protestations catégorielles et localisées. Et elles ne demandent qu’une cause fédératrice pour qu’émerge une nouvelle phase du soulèvement démocratique.

Vous avez récemment déclaré, dans un webinaire sur l’Algérie, que « ce système est tout simplement incapable de se renouveler, biologiquement, intellectuellement, politiquement, sociologiquement. Il a épuisé toutes ses ressources. » Mais force est de constater, que la situation effective du pays demeure inchangée jusqu’ici. Ou est-ce une lecture erronée de ce que donne à voir l’Algérie de février 2021 ?

Avec l’accession de l’actuel chef de l’État à la Mouradia, l’Algérie est passée de la situation d’un « peuple sans président », marquée par la vacance effective du pouvoir à la fin de l’ère Bouteflika, à celle d’un «président sans peuple», du fait de l’abstention massive lors de l’élection de Tebboune. Cette situation, déjà troublante, s’est aggravée d’une nouvelle phase de «peuple sans président» avec la récente hospitalisation en Allemagne du chef de l’État pour une durée cumulée de trois mois, en deux séjours. Le symbole d’un régime à bout de souffle et en fin de cycle ne saurait être plus éloquent.

Cela signifie que ce régime s’épuise, au sens propre, à renflouer un statu quo qui prend l’eau de toutes parts et qu’il ne parvient ni à renouveler son discours de légitimation, ni à élargir sa base socio-politique, ni à formuler un projet d’avenir. Et pour cause, puisqu’il s’agit d’un système rentier dont les différentes rentes arrivent inéluctablement à échéance. Il existe pourtant une voie alternative de régénération d’un tel régime par un pacte avec les forces vives de la nation qui se sont exprimées pacifiquement durant plus d’une année de manifestations du Hirak, avant de se replier sur les réseaux sociaux. La contestation a amplement démontré son sens des responsabilités et son patriotisme qui lui font placer les intérêts nationaux de l’Algérie au-dessus de toute autre considération.

Mais le dialogue auquel elle est prête avec le pouvoir passe par une authentique transition démocratique qu’aurait pu lancer Tebboune après son élection, elle-même suivie de la disparition du chef d’état-major Gaïd Salah, jusque-là le véritable «homme fort» du pays.

Mais plutôt que de suivre cette voie d’avenir, Tebboune a préféré cautionner une véritable guerre d’usure contre le Hirak, sur fond de réconciliation entre les «décideurs» militaires, dont l’acquittement des généraux Mediene et Tartag a été une des conséquences. Une fois encore, l’équipe dirigeante a donné la priorité à ses arrangements de clique sur l’intérêt collectif, comme elle avait fait le choix funeste du cinquième mandat de Bouteflika, avant de reculer sous la pression populaire.

Dans votre essai, vous faites l’exercice de réinscription du soulèvement citoyen algérien dans son temps long. Cet éclairage par l’histoire était-il nécessaire pour éviter au soulèvement du 22 février 2019 des lectures réductrices immédiates?

Il est en effet indispensable de replacer le Hirak dans le temps long du combat du peuple algérien, hier contre la domination coloniale, aujourd’hui contre le déni de démocratie. De manière générale, l’historien que je suis analyse les contestations arabes de ce temps dans la perspective de plus de deux siècles ouverte par la Nahda, la «renaissance» arabe du XIXe siècle, dont la colonisation française a violemment retranché l’Algérie. L’expansion impérialiste, qui a culminé avec l’imposition des mandats français et britanniques au Moyen-Orient, à l’issue de la Première guerre mondiale, a partout contré la dynamique émancipatrice de la Nahda.

Le demi-siècle des indépendances arabes débute avec la fin du protectorat britannique en Égypte, en 1922, et s’achève avec l’admission à l’ONU, en 1971, des Émirats arabes unis, du Qatar, de Bahreïn et d’Oman. A l’intérieur de ce cycle d’accession progressive à la souveraineté, vingt années de détournement des indépendances arabes s’ouvrent, en 1949, avec le premier d’une longue série de coups d’État en Syrie et se concluent, en 1969, avec la prise du pouvoir par Kadhafi, qui renverse le roi Idriss, artisan de l’indépendance de la Libye et de son unité.

Ce détournement se traduit dans les pays arabes par l’éviction des élites civiles et nationalistes, aux commandes durant le processus indépendantiste, au profit de cliques militaires qui se prévalent du « peuple » pour mieux s’accaparer le pouvoir. Ce détournement est particulièrement brutal en Algérie puisque l’été 1962 est aussi bien celui d’une indépendance très chèrement conquise que celui de l’écrasement de la résistance intérieure par « l’armée des frontières », avec une militarisation du régime qui, sous une forme ou sous une autre, perdure à ce jour.

Les manifestants pacifiques, de février 2019 à mars 2020, inscrivent leur revendication de « nouvelle indépendance » dans cette relecture du grand récit national et dans cette réappropriation collective de l’histoire algérienne. D’où leur exaltation des « martyrs », tombés en 1957, que sont Larbi Ben M’hidi, assassiné par les parachutistes français, et AbaneRamdane, tombé dans un guet-apens de « l’armée des frontières ». Car ces deux grandes figures nationalistes misaient sur la mobilisation populaire tout autant que sur la guérilla, Ramdane ayant posé au sein du FLN le principe de la soumission de la branche militaire à la direction politique. Le détournement de l’indépendance algérienne en 1962 aboutira, au contraire, à transformer le FLN en bras civil de la hiérarchie militaire.

Dans les rangs du Hirak, le moudjahid Lakhdar Bouregâa, emprisonné durant six mois pour « atteinte au moral de l’armée », incarnait cette flamme de la résistance qui se transmet de génération en génération. Décédé en novembre 2020 à 87 ans, il a refusé d’être enterré au « cimetière des martyrs » d’El Alia où, un an plus tôt, de véritables funérailles d’État avaient été organisées pour Gaïd Salah. La mobilisation du Hirak vaut ainsi combat pour la mémoire dans une Algérie où, plus encore qu’ailleurs, une telle mémoire est au cœur de l’identité nationale.

Pris entre les « décideurs » au pouvoir certain, des « barbus en embuscade » et un marasme économique, quelles sont les alternatives de la nouvelle génération, force motrice du soulèvement ?

La fermeture de l’horizon politique nourrit effectivement un sentiment délétère de d’amertume, voire de désespoir. Ce sentiment est particulièrement aigu dans la jeunesse algérienne qui, à la pointe de la contestation, a subi de plein fouet la campagne de restauration autoritaire. L’émigration illégale vers l’Europe, qui avait chuté durant les premiers mois du Hirak, est ainsi repartie à la hausse, avec même l’ouverture de nouvelles « routes » maritimes, comme celle de la côte oranaise vers les Baléares.

Mais, en dépit d’un contexte aussi déprimé, la jeunesse de ce pays a pour elle le triple atout du nombre, de l’espace et du temps, face à un régime qui ne sait que recycler les mêmes manœuvres, encore et toujours. L’Algérie est moins riche de ses hydrocarbures que des formidables talents des Algériennes et des Algériens, que leur dévouement patriotique ne demande qu’à mettre au service d’un développement enfin intégré. Ces extraordinaires ressources humaines ne peuvent néanmoins être libérées que dans le cadre d’un nouveau pacte associant les forces vives, et naturellement la jeunesse, à la conduite des affaires du pays. Cela s’appelle une transition démocratique et c’est la seule perspective d’espoir collectif pour l’Algérie. (Entretien publié dans El Watan en date du 22 février 2021)

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