Chicago: du 1er mai au 20 mai 2012

Par Shaun Harkin

«La ville de Chicago s’est préparée pour cette échéance – le sommet du G20 – et il sera difficile pour les détracteurs de ce type de sommets de perturber sa tenue». L’auteure de ces lignes, Sophie Malibeaux de RFI, ajoute: «Certains s’alarment d’ailleurs de voir les nations industrialisées opérer un repli, obnubilées par leurs propres difficultés, tandis que les questions majeures de la sécurité alimentaire et du réchauffement climatique sont comme reléguées au second plan.» L’envoyée de Mediapart à Chicago rapporte, elle, le 20 mai 2012: «Plusieurs milliers de personnes – 2500 selon la police locale – ont défilé dans le calme, samedi 19 mai, à Chicago, à la veille du sommet de l’Otan, à l’appel de la coalition antiguerre, mais aussi des indignés et des opposants aux politiques néolibérales. « Réveillez-vous, nous voulons la liberté! Dites aux banquiers que nous n’avons pas besoin d’eux», chantaient les manifestants, reprenant un des thèmes du mouvement Occupy Wall Street. Ils protestaient à la fois contre la tenue du G8 qui se tenait à Camp David, à 100 kilomètres de Washington, et contre le sommet de l’Otan, organisé à Chicago, dimanche et lundi 20 et 21 mai 2012. Plus d’une soixantaine de pays y seront représentés pour discuter notamment de l’engagement militaire en Afghanistan.»

La presse des Etats.-Unis a rapporté que la police de Chicago avait dépensé un million de dollars pour s’équiper en matériel «antiémeute». Ce qui met bien en relief que les politiques militaires comme celles de répression visant les mouvements sociaux accompagnent toujours les pratiques de «guerre sociale» conduites par les dominants.

L’ISO (International Socialist Organization) donne, à cette occasion, la parole à Malalai Joya, une militante anti-guerre de renom. Cette dernière souligne que: «Barack Obama et Hamid Karzaï affirment que la guerre en Afghanistan prendra fin en 2014, tout en disant que des troupes resteront pour certaines tâches d’assistance jusqu’en 2024. Et lorsque l’on se rapprochera de 2024, ils vont certainement affirmer que l’échéance effective est celle de 2034.» Elle poursuit: «En réalité, les Etats-Unis et ses alliés dans l’OTAN ont comme plan de dominer militairement l’Afghanistan et une région beaucoup plus importante, et cela pour une longue période. Le projet relève de la géostratégie: avoir le contrôle sur l’énergie et les ressources minérales et assurer une supériorité militaire sur la Chine et d’autres concurrents.»

Les manifestations de Chicago de ces derniers jours renvoient à une mutation socio-politique en cours aux Etats-Unis. Dès lors, il est important de saisir les éléments de ce changement tels qu’ils se sont exprimés lors de la journée du 1er mai 2012, dans cette ville symbole. En effet, n’est-ce pas en commémoration de la tuerie de Haymarket Square, à Chicago, en 1886, que le 1er mai est devenu un moment de ralliement international des travailleurs et travailleuses? (Rédaction).

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Des activistes du mouvement Occupy ont rejoint des militant·e·s pour les droits des immigré·e·s et des syndicalistes afin d’organiser le défilé du 1er mai ainsi qu’un rassemblement pour les 99%. Des réunions d’organisation se sont tenues sur l’espace d’Occupy Chicago, où ont été discutées et votées les formes que prendrait la manifestation, son thème, ses revendications ainsi que de nombreuses autres questions.

Le comité d’organisation du 1er mai a, par exemple, voté à une claire majorité qu’il ne fallait pas appeler à une grève générale, ainsi que l’avaient fait d’autres groupes locaux d’Occupy. La raison évoquée tenait en ce que cela n’aurait pas été le moyen le plus efficace pour mobiliser la classe laborieuse de Chicago, dans la phase présente. Notre conviction était que préparer une action sur des objectifs qui se trouvent largement plus loin que là où se situe le mouvement actuellement aurait rendu plus difficile la mobilisation de larges couches de personnes qui sympathisent avec les luttes Occupy, mais qui n’y sont pas régulièrement impliquées.

Les activistes ont répandu l’annonce du défilé et du rassemblement à travers des conférences de presse, des interviews, des articles de journaux, un système d’annonces par téléphone, le collage d’affiches dans les quartiers, la distribution de tracts lors de réunions syndicales. De plus, il s’agissait d’établir un lien entre la manifestation du 1er mai avec des luttes qui existent déjà en ville. Près de 70 organisations ont appuyé et soutenu l’action.

Environ 2000 personnes participèrent au défilé et au rassemblement, même s’ils se déroulaient pendant les heures de travail. Au nombre des manifestant·e·s, on comptait des travailleurs occupant leurs places de travail, des familles se battant contre l’expulsion et la saisie de leurs logements, des travailleurs migrants injustement licenciés en raison du programme E-Verify [1], des dockers organisés pour que leur syndicat soit reconnu [procédure de vote qui permet de faire reconnaître un syndicat sur un lieu de travail]|, des travailleurs qui ont été en grève, des étudiants sans-papiers et des jeunes qui ont risqué l’expulsion en revendiquant la régularisation de leurs situations, des travailleurs du secteur hôtelier se battant pour un contrat de travail correct, des Afro-américains organisés pour exiger que justice soit faite pour les membres de leurs familles tués par des policiers de Chicago, des activistes LGBT revendiquant l’égalité, ainsi que des enseignants de Chicago se préparant dans la perspective d’une bataille contre le maire de Chicago, Emanuel Rahm [démocrate, ex-conseiller de Barack Obama]. Deux délégations de syndicalistes mexicains et japonais étaient également présentes à cette manifestation.

L’organisation du défilé et du rassemblement est ainsi parvenue avec succès à réunir diverses luttes de la classe laborieuse afin de revendiquer la fin de l’austérité et des coupes budgétaires dans les services sociaux, l’augmentation des impôts pour le 1%, la fin des expulsions et la régularisation de tous les sans-papiers, ainsi que la fin des nouvelles lois «Jim Crow»[2]. Sur la banderole de tête, on pouvait lire: Unionize, Organize, Papeles Para Todos [Se syndiquer, s’organiser, des papiers pour tous].

Le but du défilé et du rassemblement était de faire le lien entre les luttes de la classe laborieuse d’aujourd’hui avec les riches traditions du passé, de développer une solidarité de classe à l’échelle locale et internationale, de promouvoir des revendications clés de la classe laborieuse ainsi que de créer une atmosphère permettant à un plus grand nombre de personnes de se sentir forts pour qu’elles s’organisent et s’engagent dans le soutien de ceux et celles qui ripostent [contre la guerre sociale].

Un radiclaisme de pacotille et élitiste

Alors que le défilé avançait de Near West Side en direction de Federal Plaza dans le centre de Chicago, des activistes masqués du Black Bloc accompagnés par d’autres qui estimaient que le défilé était trop conservateur – ignorant les appels des organisateurs de la manifestation – se sont déplacés vers la tête de la manifestation, dépassant la banderole de tête qu’accompagnait un groupe de manifestant·e·s handicapés ainsi qu’un cordon de sécurité formé de syndicalistes, d’activistes pour les droits des migrants, d’Occupy et d’associations religieuses.

Des pétards lancés par certaines personnes sont tombés parmi les manifestants. Les slogans lancés en tête de manifestation passèrent de Les travailleurs unis ne seront jamais vaincus et ¡ICE escucha! Estamos en la lucha! [écoute ICE – Immigration and Customs Enforcement, les «services» fédéraux de l’immigration, chargé des contrôles aux frontières, de l’identité et des expulsions – Nous sommes en lutte!] à Nique la police.

La police n’a pas attaqué la manifestation et personne n’a été blessé. Il y a toutefois de nombreuses questions qui découlent de cette expérience et qui nécessitent d’être discutées.

Tout d’abord: quel est le sens de lancer de pétards? Il n’est pas clair qui a déclenché ces pétards lors du défilé de Chicago. Toutefois, des militants de New York et de Seattle ont signalé qu’il s’était passé la même chose dans ces deux villes. Cela a mis en danger des manifestant·e·s, en particulier ceux et celles des premiers rangs, qui se sont subitement retrouvés avec des pétards lancés en dehors de leurs rangs. Il s’agissait également d’une provocation manifeste visant la police.

D’autre part: se déplacer vers la tête de la manifestation? Les activistes du Black Block ainsi que d’autres qui n’ont ni organisé ni soutenu le défilé ont systématiquement ignoré les appels des organisateurs de rester derrière la banderole de tête et la ligne de sécurité – montrant un complet manque de respect pour les efforts de ceux qui ont œuvré au succès du défilé.

Ce que les travailleurs de Chicago ont pu voir et entendre avant tout – lors de leur pause, à l’extérieur de leur place de travail pour prendre leur repas ou venant regarder le défilé – ce n’est pas une banderole et des slogans célébrant les droits des immigré·e·s et des travailleurs et travailleuses – et qui reflétaient les revendications réelles décidées par ceux et celles qui ont organisé cet événement – mais un groupe de «militants» masqués criant: Nique la police.

Ainsi que cela est souvent le cas, les médias officiels se sont précipités sur ce qu’ils considéraient comme «sensationnel». Au lieu de faire état de la mobilisation des immigrants et des syndicats, et des raisons pour lesquelles ils défilaient, la couverture médiatique s’est concentrée sur les insultes contre la police et a publié des photographies de ceux qui portaient des masques et étaient habillés en noir.

Plus grave: la presse a adressé ses félicitations à la police pour ne pas avoir réagi aux provocations. En témoignant de toute la «maîtrise» d’elle-même dont est capable, la police a gagné de la légitimité pour faire usage de la violence contre de futures manifestations, lorsqu’elle pourra affirmer qu’elle n’avait pas d’autre choix!

Qu’est-ce qui est ici en question? Parmi de multiples, on peut mentionner les suivantes: le fonctionnement démocratique du mouvement; des membres vulnérables de la classe laborieuse mis en danger par des provocations stupides; un élitisme profond d’un petit groupe se substituant à un grand nombre d’activistes de la classe laborieuse; la possibilité que le mouvement prête le flanc à la répression.

Nous sommes également, ici, face à une conception complètement erronée quant aux modalités dont les membres de la classe laborieuse se radicalisent. Une minorité dans le défilé voulait rendre la manifestation plus militante – selon leurs conceptions de ce que «militante» signifie – mais ils n’étaient pas disposés à engager une discussion avant ou pendant l’événement avec les autres participants. Cela aurait permis de prendre une décision démocratique pour une action spécifique, en l’occurrence une manifestation de 1er mai.

En outre, rendre cette action plus «militante» ne pouvait signifier dans cette situation qu’inviter la police à attaquer les manifestant·e·s. Inciter les flics à attaquer une manifestation à laquelle les participant·e·s – parmi lesquels des migrants sans papiers – ne s’attendent pas à être arrêtés est une stratégie complètement irresponsable.

Nous n’avons pas besoin d’encourager la police à nous attaquer – alors que notre mouvement menace le 1% et l’Etat, nous verrons assurément sa poigne d’acier tenter de s’abattre sur nous. Des millions d’Afro-américains et de migrant·e·s vivent dans des quartiers qui sont saturés par la présence policière. Cette police agit comme une armée occupante, réalisant des fouilles au corps et des contrôles au faciès.

L’empressement à provoquer et à affronter la police relève d’une idée ancienne présente dans le mouvement «radical»: la «propagande par le fait», selon laquelle des actes radicaux réalisés par quelques personnes convaincront d’autres à défier l’Etat. Il s’agit d’une conception profondément élitiste. Cette hypothèse signifie que les personnes qui manifestent sont des «moutons» et que le rôle d’une minorité «militante» est de les aider à adopter des attitudes plus radicales.

Lors de la manifestation de Chicago étaient présents des travailleurs immigrés qui ont occupé leurs places de travail, des familles qui ont occupé leurs maisons saisies et des jeunes sans papiers qui ont risqué d’être arrêtés en Arizona et en Alabama pour avoir lutté pour leur régularisation. Croire que ces radicaux héroïques de la classe laborieuse sont des «moutons» ou des «bovins» est complètement ringard.

Les gens de la classe laborieuse se radicalisent au travers de leurs propres luttes, lesquelles se déroulent souvent là où ils vivent et travaillent. En parlant avec des travailleurs présents à la manifestation, les activistes Black Bloc auraient pu apprendre ce qu’est une grève, comment un syndicat est organisé, comment occuper une place de travail, une maison ou une clinique, comme s’organiser pour obtenir justice lorsque vous ou un être cher se trouve en prison et bien d’autres actions qui se trouvent sans doute complètement en dehors des expériences de ces activistes.

L’anthropologue David Graeber écrit, dans un article qui tente de fournir une compréhension intellectuelle aux comportements des Black Block: «Le Black Block est une tactique, non un groupe. Il s’agit d’une tactique par laquelle les activistes revêtent des masques et des vêtements noirs (à l’origine, en Allemagne, des vestes en cuir, plus tard, en Amérique, des capuchons), comme un signe d’anonymat, de solidarité et afin d’indiquer aux autres qu’ils sont disposés, si la situation l’exige, à des actions militantes. La nature même de cette tactique dément l’accusation selon laquelle le Black Block essaie de détourner un mouvement et de mettre en danger les autres. L’une des idées pour avoir un Black Block est que quelqu’un qui vient à une manifestation devrait savoir où se trouvent les personnes susceptibles à s’engager dans une action militante, et rendre ainsi aisé à quiconque de l’éviter si c’est là son souhait.»[3]  

Quiconque à fait l’expérience d’être confronté avec la présence d’un groupe auto-défini comme Black Block lors d’une manifestation sait que l’affirmation de Graeber selon laquelle il est aisé de les éviter n’est qu’une foutaise malhonnête. La pratique des Black Block est d’agir au sein de manifestations plus larges, mais en utilisant des tactiques qu’ils refusent de discuter avec les autres participants jusqu’à ce qu’ils se dévoilent. Les autres militants subissent inévitablement les conséquences des actions provocatrices des Black Block, qu’ils souhaitent les éviter ou non. Le comportement des Black Block fournit, en outre, une justification à la police pour réagir encore plus brutalement à l’avenir.

Les affirmations de Graeber au sujet de l’anonymat illustrent également l’élitisme des principes du Black Block. Si le raisonnement selon lequel le port de masques a pour objet d’empêcher les autorités d’identifier ceux qui pourraient subir les conséquences de la répression policière, qu’en est-il des immigré·e·s sans papiers dont la seule présence est criminalisée et qui ne peuvent porter un masque pour éviter d’être arrêtés? La même chose est valable pour les Afro-américains et la communauté LGBT.

L’anonymat est impossible pour eux. L’anonymat pour les familles expulsées de leurs logements ou pour les travailleurs en grève est également impossible: les banques et les patrons connaissent leurs noms. Il n’est pas sans signification de remarquer que presque tous les activistes du Black Bloc et ceux qui s’acharnent à rendre l’action de Chicago plus «militante» étaient blancs.

L’exposé de Graeber en faveur du Black Block gonfle largement l’importance de ce petit groupe d’activistes. Porter des masques, une rhétorique ultra-radicale, briser des vitrines et combattre la police sont autant d’éléments d’une posture pseudo-radicale qui ne conduit nulle part. Elle contraste fortement avec les luttes de masse des travailleurs et des opprimés qui ont changé l’histoire aux Etats-Unis: de la grève générale du 1er mai 1886 pour la journée de huit heures, pour l’organisation de syndicats en passant par les grèves avec occupation des années 1930 aux manifestations de masse pour les droits civils et le mouvement du Black Power des années 1960.

Le rôle des radicaux organisés devrait être de participer à des mouvements, de construire la solidarité avec les luttes, de tirer des enseignements et des stratégies des luttes passées de la classe laborieuse et, ainsi que Karl Marx et Friedrich Engels l’ont écrit, de relier les luttes au jour le jour de la classe laborieuse à la guerre de classe globale et à l’alternative socialiste à une société fondée sur le profit. (Traduction A l’Encontre)

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Cet article publié sur le site SocialistWorker.org le 10 mai 2012.

[1] E-Verify est une base de données fédérale à laquelle un employeur peut accéder afin de comparer «l’exactitude» des informations contenues dans le formulaire I-9, dont la loi exige qu’il soit rempli par chaque employeur afin de vérifier que le travailleur qu’il engage est autorisé à travailler aux Etats-Unis; la base de données collecte des informations de diverses provenances, tels que les services d’immigration.(Réd).

[2] Le terme fait référence aux diverses lois ségrégationnistes dirigées contre les Afro-américains dans le sud des Etats-Unis entre 1877 et 1965; si la ségrégation, depuis les grandes luttes du mouvement des droits civiques des deux décennies 1950 et 1960, n’est plus formellement légale, les discriminations des Afro-américains persistent. Elles se manifestent, entre autres, par un taux de chômage double de la moyenne nationale, en passant par la situation de logement ainsi que le nombre d’Afro-américains dans les prisons et l’ensemble des pratiques policières «au faciès». Depuis l’assassinat en Floride, en février 2012, d’un jeune afro-américain de 17 ans, Trayvon Martin, par un «vigile de quartier», un mouvement réclamant la fin des «nouvelles lois Jim Crow» a pris de l’ampleur aux Etats-Unis. On peut lire le livre remarquable de Michelle Alexander, The New Jim Crow, publié en janvier 2012 en paperback, Ed. New Press (Réd.)

[3] http://nplusonemag.com/concerning-the-violent-peace-police

 

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