Israël-Palestine. «Israël procède-t-il à un nettoyage ethnique, de facto?»

Daniella Weiss (à gauche) lors du rassemblement pour la colonisation, tenu près de la «frontière» de Gaza, le 21 octobre 2024. (Oren Ziv)

Par Ishaan Tharoor (Washington Post)

A quelques kilomètres de Gaza, les principaux responsables politiques israéliens se sont réunis en début de semaine et ont présenté leur vision d’ensemble de l’avenir de la bande Gaza. «Si nous le voulons, nous pouvons rétablir les colonies à Gaza», a déclaré Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité nationale d’extrême droite [parti Force juive], lors d’une réunion d’une importante organisation de colons. Il a ajouté qu’il encouragerait le «transfert volontaire» des Palestiniens vivant dans la bande de Gaza frappée par la guerre et le retour des colons juifs, y compris ceux qui ont été contraints de quitter Gaza par leur propre gouvernement en 2005 [le désengagement se déroula d’août à septembre, sous la direction d’Ariel Sharon].

«Ce que nous avons appris cette année-ci, c’est que tout repose entre nos mains», a déclaré Ben Gvir, avant de souligner ce qu’il considère comme le principal héritage de l’attaque terroriste du groupe militant Hamas sur le sud d’Israël il y a plus d’un an. «Nous sommes les propriétaires de cette terre. Oui, nous avons vécu une terrible catastrophe le 7 octobre. Mais ce que nous devons comprendre, un an plus tard, c’est que de très nombreux Israéliens ont changé leur façon de penser. Ils ont changé d’état d’esprit. Ils comprennent que lorsqu’Israël agit comme le propriétaire légitime de cette terre, c’est ce qui donne des résultats.»

L’état d’esprit qu’il vantait était une certaine forme de cruauté dans la répression de ses ennemis présumés – du groupe palestinien Hamas au Hezbollah au Liban – là où Israël était en train de faire «tout ce qu’il voulait» dans ses opérations militaires en cours, comme l’a dit Ben Gvir (Oren Ziv, +972, 22 octobre 2024). Cela souligne la conviction du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, qui parle toujours d’une «victoire totale» contre les ennemis d’Israël, alors même qu’une foule de dirigeants occidentaux veulent qu’il accepte des accords de cessation des opérations à la fois à Gaza et au Liban.

«En fin de compte, il n’y a pas d’autre choix que la voie diplomatique», m’a dit cette semaine Laurent Bili, ambassadeur de France aux Etats-Unis [en fonction depuis le 14 février 2023]. «La poursuite d’une solution purement militaire pourrait compromettre davantage la sécurité d’Israël et le laisser entouré uniquement d’ennemis.»

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Gaza a été pratiquement détruite par une année de bombardements israéliens incessants, des dizaines de milliers de Palestiniens ont été tués – dont beaucoup de femmes et d’enfants – et quelque 2 millions ont été déplacés au cours des vagues successives d’offensives israéliennes. La catastrophe humanitaire de grande ampleur déclenchée par la guerre ne cesse de s’aggraver (Washington Post, 24 octobre 2024), Israël écrasant le nord de la bande de Gaza et quelque 400 000 Palestiniens subsistant encore au milieu de ses ruines.

Des frappes aériennes punitives ont tué des dizaines de civils ces derniers jours, les habitants décrivant les zones du nord de la bande de Gaza comme un enfer de décombres et de morceaux de corps humains. Les secouristes ont déclaré à mes collègues que les autorités israéliennes avaient entravé leurs efforts pour récupérer les corps dans les bâtiments en ruine, laissant d’innombrables morts sous les décombres. Les hôpitaux sont à court de médicaments, les pompes à eau et à dessalement ont cessé de fonctionner en raison du manque de carburant, et l’aide n’a pratiquement pas pénétré dans le nord de la bande de Gaza, selon les habitants et les groupes de défense des droits de l’homme.

«Les personnes qui souffrent du blocus israélien en cours dans le nord de Gaza épuisent rapidement tous les moyens disponibles pour leur survie», a tweeté mercredi 23 octobre le secrétaire général de l’ONU, António Guterres [1].

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Pour les partisans de la colonisation qui se sont réunis non loin des quartiers détruits du nord de la bande de Gaza, il s’agit d’une nouvelle providentielle. «Dans moins d’un an, vous verrez les Juifs arriver à Gaza et les Arabes y disparaître», a déclaré Daniella Weiss – l’une des dirigeantes de la communauté des colons les plus connues d’Israël – à la foule rassemblée en début de semaine [El Pais, 22 octobre]. Daniella Weiss, dont l’organisation Nachala [2] a organisé cette rencontre de deux jours, est une personnalité qui a passé des décennies dans la frange extrémiste de la politique israélienne. Mais ici, elle et son organisation se tenaient là, autorisées à accéder à une zone militaire interdite et soutenues par une phalange de membres du gouvernement et d’élus de la coalition au pouvoir, dirigée par Netanyahou.

Des militants ont évoqué avec des journalistes les possibilités d’investissements immobiliers sur le front de mer de Gaza (Middle East Eye, Peter Oborne et Lubna Masarwa, 22 octobre, «As Gaza burns, Israeli settlers make ‘real estate’ plans») Les participants avaient érigé une série d’abris temporaires en commémoration de la fête juive de Sukkot, mais le symbolisme de l’acte, à un jet de pierre de Gaza, n’a échappé à personne. «Aujourd’hui, nous sommes assis dans nos logements temporaires de ce côté-ci de la frontière», a déclaré le rabbin Dovid Fendel, de la ville de Sderot (Haaretz, Rachel Fink, 21 octobre) «Mais demain, nous construirons nos logements permanents de l’autre côté de la frontière.»

Le dépeuplement de tout ou partie de Gaza n’est pas la politique déclarée du gouvernement de Netanyahou. Lors de discussions cette semaine avec le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken, Netanyahou aurait rejeté les insinuations selon lesquelles Israël aurait adopté le «plan des généraux» (voir article du Washington Post du 14 octobre), une proposition de commandants à la retraite visant à forcer le dépeuplement du nord de la bande de Gaza par le refus de nourriture et l’augmentation de l’intensité des bombardements [pour resituer l’orientation depuis fort longtemps de Netanyahou, voir note 3].

Lors du rassemblement organisé par Daniella Weiss, ce plan a été explicitement adopté. «Nous sommes la prochaine étape du plan des généraux», a déclaré un participant au magazine +972, un site d’information israélien de gauche. «Les colonies apporteront la sécurité à long terme.» Daniella Weiss a déclaré qu’en raison des attaques du 7 octobre, «les Arabes de Gaza ont perdu le droit d’être ici».

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Les actions de l’armée israélienne dans le nord de la bande de Gaza et la rhétorique de l’influente droite israélienne ont suscité un appel pressant: le principal groupe israélien de défense des droits de l’homme [4], B’Tselem, a déclaré cette semaine que «le monde doit mettre fin au nettoyage ethnique du nord de Gaza». La déclaration se poursuit ainsi: «L’ampleur des crimes qu’Israël commet actuellement dans le nord de la bande de Gaza dans le cadre de sa campagne visant à la vider de tous ses habitants est impossible à décrire, non seulement par le fait que des centaines de milliers de personnes souffrent de la faim, de maladies sans accès aux soins médicaux et de bombardements et tirs incessants défie l’entendement, mais aussi parce qu’Israël les a coupées du monde.»

Les responsables israéliens affirment que la campagne actuelle dans le nord de la bande de Gaza vise à empêcher le Hamas de se regrouper dans la région. Ils ont émis des ordres d’évacuation pour les personnes prises dans les tirs croisés, mais de nombreux habitants affirment qu’il n’y a aucun endroit sûr où aller et que certaines routes vers le sud sont bloquées par les forces israéliennes. [Divers témoignages indiquent la séparation entre les femmes et leurs enfants et les hommes, ces derniers étant arrêtés. – Réd.]

De l’autre côté de la frontière de Gaza, la sympathie n’est pas au rendez-vous. «Nous devons leur parler dans la seule langue qu’ils comprennent», a déclaré Tally Gotliv, membre du Likoud, le parti de Netanyahou, au sujet des Palestiniens lors de la manifestation en faveur des colons. «Il faut leur prendre leur terre.» (Article publié par le Washington Post le 25 octobre 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Ishaan Tharoor couvre certaines affaires étrangères au Washington Post.

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[1] António Gutteres a été déclaré indésirable – «persona non grata» – par le gouvernement israélien le 2 octobre. (Réd.)

[2] Nachala est pour l’annexion de la bande de Gaza et de la Cisjordanie ; elle finance la constitution d’avant-postes de colonies, afin d’accentuer le mouvement de colonisation par refoulement. (Réd.)

[3] «La stratégie de faits accomplis, qui a tant profité à Israël en 75 ans d’histoire, trouve avec la guerre de Gaza une illustration d’une troublante efficacité. Netanyahou ne définit en effet ses buts de guerre qu’en termes vagues “d’éradication du Hamas” et de liquidation de la menace terroriste à Gaza, sans jamais préciser quel serait l’indicateur de la réalisation de tels objectifs.» (Jean-Pierre Filiu, Comment la Palestine fut perdue, Seuil, février 2024, p. 372-373)

Charles Enderlin, dans Le grand aveuglement, Albin Michel, édition de septembre 2024, cite une intervention de Benyamin Netanyahou faite à l’université Bar Ilan, près de Tel-Aviv, le 14 juin 2009: «Nous nous sommes retirés de la bande de Gaza jusqu’au dernier centimètre, nous avons déraciné des douzaines d’implantations, évacué des milliers d’Israéliens de leurs maisons, et ce que nous avons reçu en échange ce sont des missiles sur nos villes et nos enfants. L’argument selon lequel le retrait [de Gaza] nous rapprochera de la paix n’a pas résisté à l’épreuve des faits […]. Le problème des réfugiés palestiniens [qui constituent la population de Gaza] doit être réglé hors des frontières de l’Etat d’Israël. Et ceci doit être clair: l’idée d’installer les réfugiés palestiniens à l’intérieur de l’Etat d’Israël est en contradiction avec l’existence même d’Israël comme Etat du peuple juif.» (p. 363)

L’orientation réelle de Netanyahou – au-delà de déclarations publiques en anglais que Blinken utilise de manière cynique dans ses opérations diplomatiques – a pour assise ce qu’il a déclaré, par exemple, le 14 juin 2009. C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire toute la politique du fait accompli. (Réd.)

[4] Le quotidien Le Monde en date du 21 octobre, article de Samuel Forey, décrit le refus par le gouvernement israélien de livraison de visas de travail aux ONG et agences onusiennes: «L’État hébreu oppose un refus généralisé de délivrer des visas de travail à tout le personnel humanitaire international.» De plus, «quelque 1300 employés palestiniens de Cisjordanie travaillant pour des agences humanitaires à Jérusalem ont perdu leur permis de travail, ce qui leur interdit de se déplacer au siège de leur organisation.» Or, comme le souligne Allegra Pacheco – responsable du Consortium pour la protection de la Cisjordanie, un partenariat regroupant cinq ONG – «en tant que puissance occupante, Israël est obligé de laisser passer aide et assistance, qui ne peuvent être fournies sans personnel humanitaire. Mais je pense qu’Israël ne souhaite pas que nous apportions notre soutien à la population palestinienne».

Il en va de même pour les journalistes dans la bande de Gaza et de plus en plus en Cisjordanie. En outre, le gouvernement israélien déclare ce 25 octobre que «six employés de la chaîne de télévision qatarie al-Jazeera» seraient membres du Hamas ou du Jihad islamique. La journaliste Noura Doukhi de L’Orient-Le Jour écrit à ce propos: «Ces attaques interviennent à l’heure où Israël mène depuis près de vingt jours une offensive majeure et un état de siège dans le nord du réduit palestinien, afin de pousser la population à fuir la zone. Il devient de plus en plus difficile de rapporter ces événements, alors que les reporters étrangers sont interdits d’accéder à la bande de Gaza depuis plus d’un an en dehors de voyages contrôlés et organisés par l’armée israélienne.» (Réd.)

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