Par Fiore Longo
Quelque 31 ans après l’entrée en vigueur de la Convention sur la diversité biologique (CDB), la dernière Conférence des Parties – c’est ainsi que l’on appelle les réunions régulières des gouvernements, des ONG et d’autres acteurs concernés par ces conventions – débute cette semaine [lundi 21 octobre] dans la ville colombienne animée de Cali.
Cette fois-ci, la COP16 est particulièrement importante car elle est censée résoudre des questions vitales mais restée en suspens concernant le nouveau «plan d’action» mondial pour la biodiversité [1], connu sous le nom de Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal [plan adopté lors de la COP15 en 2022].
Ne vous laissez pas tromper par ce titre typiquement conventionnel: ce qui est en jeu ici pourrait avoir des conséquences dramatiques pour des millions de personnes dans le monde, en particulier pour les communautés autochtones [au sens de originaires du lieu où elles vivent] et locales, car le cadre présente un certain nombre de failles fatales.
Celles-ci signifient collectivement que ce qui aurait pu, et dû, être une initiative transformatrice ne fait que répéter la même vieille approche de la «protection de la biodiversité», en promouvant un modèle colonial verticaliste, piloté par les gouvernements et les agences internationales, qui est enraciné dans le racisme et qui a été largement discrédité, mais qui persiste malgré tout.
La décision de financer sa mise en œuvre non pas par la création d’un fonds mondial innovant, comme le souhaitaient de nombreux pays du Sud, mais plutôt par la création d’un fonds placé sous les auspices du Fonds pour l’environnement mondial [FEM, créé en 1991], une collaboration de longue date entre la Banque mondiale, diverses agences des Nations unies et des gouvernements, est symptomatique de la manière dont le nouveau plan d’action a été coopté dès le départ.
Le choix du Fonds pour l’environnement mondial s’est avéré très problématique, car l’organisation n’exige pas que les peuples autochtones aient le droit de donner leur consentement préalable, libre et éclairé pour tout projet qu’elle finance et qui pourrait avoir une incidence sur leur vie, leurs terres et leurs droits. [«Selon certaines estimations, les territoires autochtones traditionnels couvriraient jusqu’à 24% de la surface du globe, et recèleraient 80% des écosystèmes préservés et des zones prioritaires pour la protection de la biodiversité mondiale.» (In «Communautés autochtones et biodiversité», FEM, avril 2008) – Réd.]
Et comme le nouveau fonds, connu sous le nom de Fonds-cadre mondial pour la biodiversité (GBFF-Global Biodiversity Framework Fund), est en quelque sorte une filiale du FEM, il en a adopté les règles. Ainsi, il n’acceptera que les propositions de financement de nouveaux projets relatifs à la biodiversité émanant de l’une des «agences du FEM» agréées. Il s’agit d’un groupe de 18 institutions qui sont toutes des banques de développement multinationales ou de grandes sociétés de conservation comme le WWF ou Conservation International qui ont un long passé de complicité dans les violations des droits de l’homme.
Suivre l’argent
Survival a analysé les documents relatifs aux 22 projets approuvés à ce jour. Ce que nous avons trouvé suggère que les pires craintes des détracteurs du GBFF étaient amplement justifiées:
- Sur les 22 projets approuvés jusqu’à présent, un seul est susceptible de bénéficier aux populations autochtones et leur est clairement destiné.
- Le total des rémunérations à payer aux agences proposantes – c’est-à-dire au-delà des coûts réels des activités du projet – s’élève à 24% du total des fonds disponibles. La proportion des fonds du projet restant au sein de ces agences sera probablement encore plus élevée.
- Parmi les agences de proposition (et de mise en œuvre), la section états-unienne du WWF est celle qui a le mieux réussi à capter les fonds. Ses cinq projets ou concepts approuvés (y compris les subventions pour la préparation) représentent 36 millions de dollars, soit presque exactement un tiers du financement total. Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et Conservation International (CI), qui ont respectivement neuf et deux projets, représentent chacun environ un quart du total des fonds. Avec l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), ces agences recevront 85% des 110 premiers millions de dollars de financement.
- L’un des projets financera (par l’intermédiaire du WWF) des zones protégées en Afrique qui ont une longue histoire de dépossession des populations indigènes de leurs terres et de brutalité à leur égard de la part des éco-gardes [chargés de relayer sur le terrain les politiques environnementales engagées à divers niveaux].
Une grande partie des fonds est consacrée à l’objectif «30×30», qui consiste à porter l’étendue des zones protégées à 30% des terres et des mers de la planète d’ici à 2030. Cet objectif est particulièrement préoccupant, car les parcs nationaux, les réserves de faune et de flore et les autres zones de conservation constituent déjà l’une des plus grandes menaces pour les populations autochtones.
Ces parcs ont presque toujours été le théâtre d’expulsions et d’exclusions brutales, de violences et de la destruction des moyens de subsistance des populations autochtones. Ces problèmes perdurent aujourd’hui, comme l’atroce expulsion de milliers de Massaïs de la zone de conservation de Ngorongoro, en Tanzanie.
Survival International estime que la structure et le fonctionnement de ce modèle de financement sont fondamentalement erronés. Ce modèle penche fortement en faveur des projets de conservation «business as usual», de haut en bas, plutôt que de promouvoir une nouvelle approche de la protection de la biodiversité, basée sur les droits, qui fait cruellement défaut. De plus, il est presque entièrement inaccessible aux populations autochtones elles-mêmes.
Nous pensons que l’ensemble du mécanisme de financement doit être reconsidéré. Le GBFF doit être réorienté de manière à ce que le financement soit principalement destiné aux peuples autochtones et aux communautés locales. Le financement de projets nouveaux ou élargis de «conservation forteresse» devrait être interdit.
Plus généralement, les sommes extraordinairement élevées (telles que 700 milliards de dollars par an) prétendument nécessaires à la protection de la biodiversité sont proposées par des sociétés de conservation qui ont tout intérêt à créer de tels objectifs. La protection de la biodiversité nécessiterait beaucoup moins de fonds si l’accent était mis sur une reconnaissance plus large des terres et des droits des peuples autochtones, plutôt que sur l’approche coûteuse, coloniale, de haut en bas et militarisée, qui reste le pilier économique de l’industrie de la conservation.
Les crédits de biodiversité: une nouvelle menace
Comme si tout cela n’était pas assez inquiétant, la COP16 verra le lancement d’un certain nombre d’initiatives visant à créer des crédits de biodiversité.
Le concept des crédits de biodiversité est similaire à celui des marchés du carbone, où les entreprises ou les organisations peuvent prétendument «compenser» leur pollution à l’origine du changement climatique en achetant des crédits de carbone à des projets réalisés ailleurs, qui sont censés prévenir les émissions de carbone ou éliminer activement le carbone de l’atmosphère. En réalité, tant l’idée que la pratique sont profondément erronées: ces projets donnent un prix à la nature, traitant les terres des communautés autochtones et locales comme un stock de carbone à échanger sur le marché pour que les pollueurs puissent continuer à polluer, tandis que l’industrie de la conservation en profite à hauteur de milliards de dollars. Les peuples autochtones et les communautés locales, quant à eux, se retrouvent dépossédés et dépouillés de leurs moyens de subsistance.
Les crédits de biodiversité, tout comme les crédits de carbone, s’inscrivent dans le cadre d’une nouvelle tendance à la marchandisation de la nature. Une déclaration récente de plus de 250 organisations environnementales, de défense des droits de l’homme, de développement et communautaires du monde entier (dont Survival International) appelle à une suspension immédiate du développement des systèmes de biocrédit [Biodiversity markets are false solutions, biomarketwatch.info, version française Déclaration de la société civile sur les mesures compensatoires et les crédits en faveur de la biodiversité).
Outre les problèmes techniques, moraux, philosophiques et pratiques que pose le fait de donner un prix à la conservation d’espèces ou d’écosystèmes entiers et de les échanger contre leur destruction ailleurs, cette idée représente une grave menace pour les populations autochtones. Celles-ci seraient confrontées à une pression croissante liée à l’accaparement des terres, les projets de compensation biologique cherchant à tirer profit de la biodiversité souvent riche des lieux où vivent les peuples autochtones et qu’ils gèrent depuis des générations.
Des problèmes similaires se sont déjà produits à maintes reprises dans le cadre de projets de compensation des émissions de carbone. De nombreux dirigeants autochtones affirment simplement que la marchandisation de la nature implicite dans le biocrédit et le commerce s’opposent frontalement à leurs visions du monde et à leurs valeurs.
Quels sont donc les espoirs que l’on peut placer dans cette COP16? Pas grand-chose, répond-on honnêtement. L’ensemble du processus de protection de la biodiversité a été confisqué presque aussitôt qu’il a commencé par les mêmes institutions qui se sont enrichies aux dépens des peuples autochtones – les gardiens d’une grande partie de la biodiversité mondiale – pendant des décennies.
Le droit des peuples autochtones à donner – ou à refuser – leur consentement libre, préalable et éclairé à tout projet les concernant doit au moins être respecté. Les organisations autochtones, en collaboration avec leurs alliés, feront tout ce qui est en leur pouvoir pour que ce soit le cas.
La réponse à la question de savoir comment protéger la biodiversité mondiale est en fait très simple: respecter les droits fonciers des peuples autochtones et s’attaquer aux causes sous-jacentes de la destruction de la biodiversité, à savoir l’exploitation des ressources de la planète à des fins lucratives. Il serait bienvenu que cela figure en tête de l’ordre du jour de la conférence des parties. (Article publié par Survival International le 21 octobre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Fiore Longo est chercheuse et militante à Survival International, le mouvement mondial des peuples autochtones. Elle est également directrice de Survival International France et Espagne. Elle coordonne la campagne Decolonize Conservation de Survival.
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[1] A propos de la COP16, deux questions: «Comment a-t-on historiquement établi un lien entre les pertes de la biodiversité et l’activité humaine? Comment ce champ de recherche a-t-il évolué historiquement?», on peut écouter sur France Culture du 22 octobre l’intervention de Philippe Grandcolas, écologue, directeur adjoint scientifique national pour l’Écologie et l’Environnement au CNRS. (Réd.)
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