Argentine. Les chiffres impitoyables de l’économie à la Milei

Par Rolando Astarita

[La scène sociale et politique de l’Argentine est marquée ces jours par une importante mobilisation des étudiants universitaires. Le 9 octobre, le président Javier Milei a imposé un veto à toute revalorisation des frais de fonctionnement des universités et des salaires des enseignants du supérieur. Ce veto intervient suite à l’approbation par le Sénat, le 13 septembre, d’une revalorisation devant permettre d’absorber les effets de l’inflation. Actuellement, plus de 30 universités ont voté la grève jusqu’au 17 octobre et le débat sur les initiatives à venir occupe de très nombreuses facultés dans tout le pays. La manifestation étudiante du 9 octobre a réuni un nombre très important d’étudiants. Les menaces autoritaires se sont multipliées. Le porte-parole du gouvernement a qualifié de délit l’occupation de facultés dans les universités. Il a encouragé la justice à intervenir. Ce mouvement s’inscrit dans les politiques d’ajustement développées depuis décembre 2023. Rolando Astarita expose ici de manière détaillée les données de la situation socio-écnomique. Réd. A l’Encontre]

Nous avons déjà analysé la politique économique du gouvernement de La Liberta Avanza (LLA). Dans cet article, nous mettons à jour quelques données sur l’économie argentine en ce début d’octobre 2024. Nous ne prétendons pas à l’originalité. Nous voulons simplement contribuer à la critique qui monte de nombreuses autres zones de résistance à une politique brutale dirigée contre les travailleurs et travailleuses, ainsi que les classes dépossédées et appauvries. Commençons par les chiffres de la pauvreté et de l’indigence fournis par l’INDEC (Instituto Nacional de Estadística y Censos de la República Argentina).

Pauvreté: 52,9% de la population. Soit 24,8 millions de personnes. Fin 2023, la pauvreté était de 42%. Aujourd’hui, il y a 5,4 millions de pauvres de plus qu’au 2e trimestre 2023. La pauvreté des enfants se situe à 66%.

L’indigence: 18,1 %. Cela représente 8,5 millions de personnes, soit 3 millions de plus qu’au 2e trimestre 2023. 27% des enfants de moins de 14 ans sont indigents. A la fin de l’année 2023, l’indigence se situait à 11%.

En outre, 23% des enfants âgés de 3 à 5 ans ne fréquentent pas d’établissements d’enseignement formel; 35 % des jeunes n’ont pas terminé l’école secondaire.

Selon l’Observatorio de la Deuda Social Argentina, de l’Universidad Católica Argentina, dans une recherche conjointe avec la Banco Hipotecario, 56% des enfants dans les centres urbains manquent d’accès à un système de canalisations, de trottoirs et de chaussées; 53% n’ont pas accès au gaz; 38% n’ont pas de systèmes d’égouts. Dix-neuf pour cent ont des conditions de logement précaires et 18% souffrent de promiscuité. C’est sur ce «corps social», en chair et en os, que le gouvernement LLA applique «l’ajustement» des dépenses publiques.

Chute des salaires

Depuis l’arrivée au pouvoir de Javier Milei [10 décembre 2023], on assiste à une forte baisse des salaires réels, par le biais de la pression inflationniste. En juillet 2024, l’augmentation moyenne (interannuelle) des salaires était de 206%. Ce mois-là, les salaires des employés de l’Etat ont augmenté, en glissement annuel, de 170%; ceux du secteur privé non enregistré (déclaré) de 178%; ceux du secteur privé enregistré ont augmenté de 235,1%, toujours en glissement annuel.

D’autre part, l’inflation, en juillet, en variation annuelle, était de 263,4%. Par conséquent, les salaires des employés de l’Etat ont baissé, en termes réels, de 25,7%; ceux du secteur privé non enregistré ont baissé de 23,2%; ceux du secteur privé enregistré ont baissé, en termes réels, de 7,8%.

Manœuvres rhétoriques

Pour masquer la brutalité de ces données, le gouvernement a recours à des comparaisons trimestrielles ou mensuelles. Dans le cas de la pauvreté, les 52,9% pour le semestre indiqués par l’INDEC proviennent de la moyenne des données des deux premiers trimestres: la pauvreté au premier trimestre 2024 était de 55%; au deuxième trimestre, elle est tombée à 51%. Milei utilise cette baisse pour affirmer que «la pauvreté diminue». Il fait quelque chose de similaire avec l’évolution des salaires. Etant donné qu’au cours des quatre derniers mois, les augmentations salariales ont été légèrement supérieures à l’inflation, une fois de plus, le discours officiel est «les salaires augmentent». Il dissimule ainsi la forte baisse des salaires à moyen et long terme et l’augmentation, également à moyen et long terme, de la pauvreté et de l’indigence. Les rebonds ne sont que cela, des «augmentations» qui ne modifient donc pas la tendance de fond.

Plus généralement, c’est une règle dans le capitalisme que lorsque des crises et des dépressions majeures se produisent, il arrive un moment où la baisse des salaires atteint un plancher et où les revenus se redressent quelque peu, en même temps que l’activité économique rebondit. Mais cela n’efface pas le fait que 1° la crise est payée par les travailleurs et les travailleuses et les secteurs populaires; 2° les salaires finissent par être inférieurs à ce qu’ils étaient au début de la crise; 2° la pauvreté et l’indigence restent à des niveaux supérieurs à ce qu’ils étaient avant la crise.

Comme Marx l’a justement mis en garde, lorsqu’on parle de salaires, ce qui compte, c’est le long terme, plutôt que les changements à court terme. Et ce qui s’impose aujourd’hui comme une tendance en Argentine, c’est une chute profonde des salaires réels (c’est-à-dire du panier de biens qui servent reproduisent la force de travail) de millions de travailleurs.

L’économie en toile de fond

Le produit intérieur brut (PIB) a baissé de 1,7% en glissement annuel au deuxième trimestre de 2024 et de 1,7% par rapport au premier trimestre. Au cours du premier semestre de l’année, la baisse a été de 3,4%. Au deuxième trimestre, il aurait atteint un plancher, mais il n’y a aucun signe d’une reprise significative et durable. Pour l’instant, il n’y a que de faibles rebonds, sans que l’économie ne sorte du trou. Selon le Relevamiento de Expectativas de Mercado (REM-Enquêtre sur les anticipations du marché), l’enquête menée par la Banque centrale, l’activité économique au troisième trimestre 2024 a augmenté de 1,1% à 1,6% par rapport au deuxième trimestre. Une croissance plus faible, comprise entre 0,6% et 0,9%, est attendue au quatrième trimestre par rapport au troisième. Il en résulte que l’économie clôturerait l’année avec une baisse du PIB comprise entre 3,8% et 3,9%.

Autres données: Estimation mensuelle de l’activité économique (EMAE) a été négatif de 3,5% au cours des 7 premiers mois de l’année. Selon la FIEL (Fundación de Investigaciones Económicas Latinoamericanas), la production industrielle a baissé de 0,7% en août par rapport à juillet. Le chiffre cumulé pour les huit premiers mois de l’année est négatif de 10,5%. Selon le cabinet de conseil Orlando Ferreres, l’indice d’activité générale, après avoir progressé de 1% en juillet par rapport à juin, a de nouveau reculé de 0,6% en août. En comparaison annuelle, l’indice est négatif à hauteur de 5,6%.

Toujours en comparaison interannuelle, l’agriculture et l’élevage se sont améliorés, mais l’industrie, la construction et le commerce ont connu de fortes baisses (Ambito Financiero, 28/09/2024). Un rapport de la Surintendance des risques du travail (Superintendencia de Riesgos del Trabajo) indique qu’au cours des six premiers mois de l’année, 9092 microentreprises (les microentreprises sont celles qui comptent moins de cinq travailleurs) ont cessé leurs activités. Et 2634 entreprises plus importantes ont fermé (M. Zalazar, Infobae, 25/09/2024).

Quant à la consommation privée, elle a baissé de 9,8% au 2e trimestre 2024 par rapport au 2e trimestre 2023. La consommation publique, également en glissement annuel, a été inférieure de 6%. Par rapport au 1er trimestre 2024, elle a été négative de 4,1% et de 1,1% respectivement au 2e trimestre 2024 (INDEC). Selon la Chambre de commerce argentine (CAC), en août 2024, la consommation a chuté de 7,8% en glissement annuel et de 1,8% par rapport à juillet; en juillet, elle avait augmenté de 1,8% par rapport à juin. Au cours des huit premiers mois de l’année, la baisse de la consommation privée a été de 6,4%.

Certains postes sont particulièrement touchés: les loisirs et la culture ont baissé, en août, en glissement annuel, de 21,7%. L’habillement a chuté de 17% en glissement annuel. Selon le cabinet de conseil Scentia, spécialisé dans la consommation de masse, la consommation a baissé en juillet de 16,1% en glissement annuel. En août, la baisse, en glissement annuel, a atteint 20%. Dans le secteur des appareils électroménagers, la baisse a atteint 33%.

Les chiffres fournis par la Confédération argentine des moyennes entreprises (CAME), en ce qui concerne le mois de septembre, coïncident: les ventes au détail ont chuté de 5,2% par rapport au même mois de 2023; au cours des 9 premiers mois de 2024, elles ont chuté de 15% en glissement annuel (La Nación, 7/10/204). Les pourcentages de la chute diminuent – de 21,9% en juin à 5,2% en septembre – mais il n’y a pas de signes qu’une phase de récupération de la récession ait commencé. En août, la construction a chuté de 2,9% par rapport à juillet et, sur l’ensemble de l’année, elle a chuté de 30,3%. L’industrie a progressé de 1,5% d’un mois sur l’autre, mais sur l’ensemble de l’année, elle a chuté de 13,6%. Un autre cas révélateur est celui des ventes de voitures neuves (en période de reprise, la consommation de biens durables a tendance à croître fortement). En septembre, les ventes ont augmenté de 5% par rapport à août, mais entre janvier et septembre, elles ont chuté de 11,7% par rapport à la même période en 2023.

Quant à l’investissement, il s’effondre également (voir ci-dessous). On est loin de la reprise en «V» qui, selon Milei et Luis Caputo (Ministre de l’économie depuis décembre 2023), devait se produire à partir de mars ou avril 2024.

Travail informel et décret 847/2024

Selon l’INDEC, au second semestre 2024, 36,4% des travailleurs salariés ne paient pas de cotisation pour la retraite. Cela signifie que ces travailleurs ne bénéficient pas de prestations de base telles que sécurité sociale, les congés payés ou le droit à une indemnité de licenciement en cas de perte d’emploi. Certaines branches sont particulièrement touchées. Dans la construction, 70% des travailleurs ne sont pas enregistrés (déclarés). Parmi les femmes employées de maison, 76% travaillent dans le secteur informel. Ce niveau élevé d’informalité explique que le taux de chômage n’ait augmenté que de deux points de pourcentage (au premier trimestre 2024 il était de 7,7%, au deuxième de 7,6%,  contre 5,7% au quatrième trimestre de 2023) malgré le fort ralentissement économique.

Dans ce contexte, le décret 874/2024 [du 26 septembre 2024] consolide et légitime l’informalité du travail. Entre autres mesures, il établit la catégorie des «collaborateurs»: jusqu’à trois «collaborateurs» peuvent être embauchés sans que cela ne crée une relation de dépendance salariale [donc statut de (pseudo)indépendants]. En outre, grâce à l’excuse de la «promotion de l’emploi enregistré», l’employeur est exempté d’amendes, de sanctions ou de contributions pour avoir des employés non déclarés. Le Registre des sanctions du travail est supprimé. Dès lors, les dettes pour non-paiement des cotisations sociales ou autres contributions de l’employeur sont tolérées. De plus, la porte est ouverte à la modification des indemnités de licenciement, les travailleurs «négociant librement» avec les employeurs, dans une position clairement désavantageuse.

Augmentation de la part des profits dans le PIB

Si les salaires baissent plus que le PIB, le rapport entre les profits et les salaires augmente nécessairement, c’est-à-dire que la part des profits dans le PIB augmente. Les «profits» comprennent les bénéfices des entreprises, les rentes (agricoles, minières, immobilières) et les intérêts. En termes marxistes, le taux de plus-value augmente.

Il s’agit là d’une relation fondamentale à observer. Elle montre que le principal conflit social se situe au niveau des classes sociales. Un transfert de la plus-value (générée par le travail) vers les propriétaires des moyens de production et du capital financier est en train de se produire. C’est le fondement ultime de la politique économique de LLA.

Ce transfert se manifeste par l’augmentation du coefficient de Gini, un indicateur du degré d’inégalité des revenus. Au deuxième trimestre 2024, il était de 0,436 (1 indique une inégalité absolue, 0 une égalité absolue des revenus). «Au même trimestre de 2023, il se situait à 0,417, ce qui indique une augmentation significative de l’inégalité en comparaison annuelle» («Evolución de la distribución del ingreso», INDEC, 2Q 2024).

Autre fait marquant: au 2e trimestre 2024, les 10% les plus riches recevaient 32,5% des revenus, tandis que les 50% les plus pauvres en recevaient 19,9% (INDEC, 31 agglomérations urbaines; revenus individuels). Le revenu moyen des quatre premiers déciles de la population, classés selon le revenu de l’occupation principale, était de 153’323 pesos (sur la base du taux de change, sur le marché parallèle, de 1300 pesos pour un dollar).

L’investissement

L’investissement est la clé du développement des forces productives (en premier lieu, le développement technologique et la croissance du travail productif).

Or, selon l’INDEC, la formation brute de capital fixe (comprenant les bâtiments, le matériel de transport, les machines industrielles, le matériel informatique et les logiciels) au deuxième trimestre 2024 était inférieure de 29,4% à celle du même trimestre de 2023. Et elle était inférieure de 9,1% à celle du 1er trimestre 2024.

Selon le cabinet de conseil Orlando Ferreres y Asociados, l’investissement réel en août a chuté de 25,8% en glissement annuel. Le chiffre cumulé pour les huit premiers mois de l’année est de -21,5%. En ce qui concerne les machines et les équipements, l’étude a enregistré une baisse de 23,7% en glissement annuel. Les importations d’équipements de production durables ont chuté de 42,8%. Dans la construction, l’investissement a chuté de 27,6% en glissement annuel. Quant à l’investissement public, il a quasiment disparu. Une situation insoutenable à moyen terme. La reproduction du capital est impossible sans investissements dans les infrastructures, dont une grande partie ne peut être réalisée que par l’Etat.

Dans ce dernier sens, la réduction de l’investissement de l’Etat dans la recherche et le développement est également grave (suppression du financement du CONICET (Conseil national de la recherche scientifique et technique), des universités et d’autres organismes tels que l’INTI-Institut National de Technologie Industrielle). L’investissement dans la R&D en Argentine était déjà très faible, à peine 0,52% du PIB (moins que la moyenne de l’Amérique latine, loin de pays comme les Etats-Unis ou la Corée du Sud). Javier Milei et ses semblables veulent les réduire encore davantage. C’est une pure folie, même si l’on considère la question du point de vue du développement capitaliste.

Un autre fait significatif est qu’entre décembre 2023 et août 2024, huit multinationales quitteront l’Argentine: HSBC, Xerox, Clorox [entreprise de produits d’entretien, siège basé à Oakland], Prudential[services financiers], Nutrien [engrais, canadienne], ENAP[pétrole et gaz, chilienne], Fresenius Medical Care [santé, allemande] et Procter & Gamble. Il semble que l’équilibre budgétaire ne suffise pas à stimuler l’investissement!

Investissements directs, de portefeuille et moratoire

Le gouvernement a répété à plusieurs reprises que les capitaux internationaux envisageaient d’investir en Argentine. Mais la réalité est que, pour l’instant, les investissements directs étrangers des non-résidents sont très faibles: le montant cumulé jusqu’au mois d’août 2024 n’était que de 531 millions de dollars. Les investissements de portefeuille cumulés des non-résidents entre janvier et août ont même été négatifs, à hauteur de 10 millions de dollars (Balance Cambiario).

En revanche, au cours de la même période, la «Formation d’actifs extérieurs du secteur privé non financier» cumulée a été de 1208 millions de dollars (en août, 456 millions de dollars; Balance Cambiario). Rappelons que les actifs des Argentins à l’étranger s’élèvent à 450’760 millions de dollars (investissements directs, investissements de portefeuille, dépôts en dollars, plus les réserves de la BCRA-Banque centrale). Cela montre que le manque de développement n’est pas dû à un manque d’épargne, mais à un manque d’investissement (en termes marxistes, le réinvestissement de la plus-value dans le travail productif).

L’afflux récent de dollars par le biais du blanchiment d’argent s’inscrit dans ce contexte. Jusqu’au 24 septembre, les dépôts en dollars dans les banques ont augmenté de 11,9 milliards de dollars. Une partie de ces capitaux a servi a acheté des titres d’Etat («bons du Trésor») et des obligations de sociétés (obligations négociables). En conséquence, les prix des obligations du Trésor ont augmenté, le risque pays est passé sous la barre des 1200 points, le dollar bleu (sur le marché parallèle) et les dollars financiers ont baissé, et le taux d’emprunt des grandes entreprises a diminué. L’augmentation des dépôts en dollars a également permis une certaine reprise des prêts en dollars, principalement destinés à préfinancer les exportations. D’où la proclamation de «l’été financier». Mais rien n’indique qu’une reprise durable de l’accumulation du capital soit en cours. Et encore moins que les niveaux historiquement bas de l’investissement en Argentine seront surmontés: depuis des décennies, dans les meilleures années, ils n’ont pas dépassé 20% du PIB.

Excédent budgétaire avec plus de faim et de misère

L’excédent des huit premiers mois a été de 0,35% du PIB. Il a été obtenu principalement par des «ajustements» opérés sur les salaires des employé·e·s de l’Etat, les retraites [avec des manifestations de retraité·e·s durement réprimées par la police], la réduction des subventions et l’effondrement des travaux publics. Selon «Profit Consultores» et le programme de Maxi Montenegro [économiste qui développe des chroniques économiques et financières], la réduction des dépenses publiques au cours des huit premiers mois de 2023 a été la suivante:  dépenses d’investissement: -79,4%; transferts courants aux provinces: -69,1%; autres dépenses courantes: -46,5%; subventions aux dépenses d’énergie: -36,8%; subventions économiques: -34,9%; subventions aux universités: -34,2%; autres dépenses de fonctionnement: -32,8%; subventions aux transports: -27,5%; programmes sociaux: -26,4%; dépenses primaires courantes: -24,7%; pensions et retraites: -22,6%; dépenses de fonctionnement et autres dépenses: -22,3%; allocations familiales actives, passives et autres: -21,5%; pensions non issues de cotisations: -20,6%; salaires: -19,5%; prestations sociales: -19,5%.

Part dans l’ajustement des dépenses publiques dans les huit premiers mois de 2024 (même source): retraites et pensions non contributives (hors cotisations liées au travail déclaré): – 25,3%; dépenses en capital: -23,2%; subventions économiques: -14,5 %; autres programmes sociaux:- 8,8%; Salaires: -8,6%; transferts courants aux provinces: -7%; transferts aux universités: -3,9 %; reste: – 8,8%.

Dans le même temps, et en raison du ralentissement économique, les recettes fiscales diminuent. Au cours du premier semestre, elles ont chuté en termes réels de 7% en glissement annuel. En août, les recettes en termes réels ont chuté de 14% en glissement annuel. En septembre, elles n’ont baissé «que» de 3,4% en raison d’un facteur circonstanciel, les paiements anticipés de l’impôt sur les biens personnels. Les recettes liées à l’évolution de la production ont fortement diminué. La TVA a été négative à hauteur de 16,3% et l’impôt sur le revenu à hauteur de 13%. Cela devrait conduire à de nouvelles réductions des dépenses publiques et à de nouvelles baisses des recettes.

La maîtrise de l’inflation, suffisante pour le développement?

Milei et ses semblables présentent comme une grande réussite le fait d’avoir ramené l’inflation de 25% en décembre 2023 – dopée par la dévaluation que le gouvernement a lui-même provoquée – à environ 4% ou (anticipé) 3,8%, approximativement (mais l’«inflation sous-jacente» – tendance à long terme de l’évolution des prix – semble se maintenir à 4,2%). Un «résultat» obtenu sur la base d’une profonde récession, de la chute des revenus salariaux et des pensions, de l’augmentation de millions de pauvres et d’indigents, de l’effondrement des travaux publics, du démantèlement de l’enseignement public et des entités culturelles, scientifiques et techniques.

Ce désastre social est justifié dans certains milieux par l’argument suivant: «si nous réduisons l’inflation, il y aura du développement». Mais cela n’est pas vrai. Le passage d’un taux d’inflation élevé à un taux plus bas n’est pas une condition suffisante pour le développement ou pour l’amélioration de la vie des couches populaires. Après tout, le système capitaliste a connu des crises et des dépressions non seulement sans inflation, mais aussi avec des tendances déflationnistes. Par exemple, on peut mentionner la crise de 1929-1933, aux Etats-Unis, et la crise et la dépression post-1992 au Japon. Ou encore la crise argentine de 2001.

Mais le cas du Pérou est encore plus significatif. Depuis 1997, le Pérou connaît un taux d’inflation annuel à un chiffre, à la suite d’un plan d’ajustement très sévère qu’Alberto Fujimori [président de 1990 à 2000] a commencé à mettre en œuvre. Cependant, la situation des masses laborieuses ne s’est pas améliorée de manière substantielle. La pauvreté a diminué par rapport aux niveaux élevés qu’elle avait atteints dans les années 1990 – pendant l’«ajustement» – mais elle s’est stabilisée à 29%. Et 50% des emplois sont informels ou précaires.

Croissance de la dette

En août, l’encours de la dette brute à des conditions normales de remboursement s’élevait à 455,9 milliards de dollars (ministère de l’Economie). Par rapport à juillet, la dette a augmenté de 6,3 milliards de dollars, soit une hausse de 1,4%. Par rapport à décembre 2023, le stock de la dette a augmenté de plus de 87,7 milliards de dollars, en grande partie parce que la dette de la BCRA a été transférée au Trésor. Par ailleurs, des négociations sont en cours pour augmenter les emprunts auprès d’un groupe de banques (voir ci-après).

Quelques précisions sur la dette

Notons tout d’abord que le problème de la dette ne se limite pas à la dette extérieure, comme certains semblent le penser. En effet, la dette extérieure du gouvernement général (gouvernement central plus gouvernements provinciaux), au 2e trimestre 2024, s’élevait à 154,5 milliards de dollars. Cela représente 34% de la dette totale. Les deux tiers de la dette sont détenus par des résidents argentins. Il ne s’agit donc pas d’un problème de défense «nationale» ou de «patrie», mais d’intérêts capitalistes.

En outre, il faut savoir que plus de 45% de la dette est détenue par des agences du secteur public, 92% par le Fonds de Garantie de Durabilité (FGS) de l’ANSES (Agence nationale de la sécurité sociale), et les 8% restants par d’autres entités du secteur public, telles que Banco Nación et la BCRA. Le FGS est donc un fonds souverain composé de divers actifs financiers, intégré au système de retraite. Il détient des bons du Trésor pour environ 31,3 milliards de dollars (cette évaluation varie en fonction du dollar pris comme référence, soit au taux officiel, soit à celui du marché parallèle), ce qui représente 10% des titres émis par le secteur public. Selon la loi Omnibus [loi présentée par Milei en janvier 2023, composée de 664 articles], ces obligations publiques détenues par le FGS seront transférées au Trésor, annulées et cesseront de circuler. De fait, il s’agit d’un défaut des titres détenus par l’ANSES. Il s’agit d’une question à prendre en compte lorsque la gauche exige le non-paiement de la dette.

Troisièmement, les titres de dette émis par le Trésor et les crédits accordés au secteur public représentent aujourd’hui une part importante des actifs des banques. Cela s’explique par le fait que le gouvernement a fait pression sur les banques pour qu’elles achètent des bons du Trésor. Ainsi, en juillet, les LEFI (Letras Fiscales de Liquidez), émises par le Trésor pour remplacer les BCRA pass [prêts à court terme qui se font entre les banques commerciales et la BCRA; c’est un titre pour la banque], représentaient 37,1% des actifs des banques. A cela s’ajoutent 6% de prêts au secteur public (BCRA, «Informe sobre bancos», juillet 2024). Cette exposition n’a cessé de croître au cours des 12 derniers mois environ. En avril 2023, les engagements du Trésor représentaient 16,4% des actifs des banques. En juin, cette proportion était passée à 36,9%, et elle est aujourd’hui de 43,9%. Un défaut de paiement de la dette mettrait donc le système bancaire en grande difficulté (et la contrepartie de ces actifs sont les dépôts des épargnants). Tant cette question que la détention de la dette publique par l’ANSES montrent qu’un défaut de paiement ne peut avoir un sens progressiste que si la mesure s’articule avec un programme de transformation sociale à la base. Dans le cas contraire, il s’agit d’une rustine qui ne change rien de substantiel.

Enfin, rappelons que 19,6% du stock de dette correspond à des organisations internationales. La dette auprès du FMI représente 9,4% de la dette totale et 26% de la dette extérieure. Une autre donnée à prendre en compte, cette fois par ceux qui réduisent la revendication pour se libérer de la dette à ne plus payer le FMI (même si la dette auprès du FMI a évidemment son importance).

Réserves internationales et paiement de la dette en 2025

Depuis plusieurs décennies, les crises économiques de l’Argentine ont été déclenchées par des facteurs externes, en particulier par des crises de la balance des paiements – perte de réserves, pertes de change – souvent suivies par des crises bancaires et financières, y compris des défauts de paiement de la dette publique. D’où l’importance du suivi des comptes extérieurs.

Entre décembre 2023 et mai 2024, la balance des changes courants a été excédentaire de 12,1 milliards de dollars. La BCRA a ainsi réduit le déficit des réserves internationales de plus de 10 milliards de dollars à la fin du gouvernement d’Alberto Fernández [2019-2023] à environ 2 ou 3 milliards de dollars. Cependant, la situation a changé à partir du mois de mai 2024. Entre juin et août, la balance des opérations courantes a été déficitaire de 3,16 milliards de dollars. En juin et juillet, la BCRA a perdu 162 millions de dollars; en août, elle a accumulé 535 millions de dollars et en septembre, 373 millions de dollars. Dans les premiers jours d’octobre, la Banque centrale a procédé à de nouveaux achats, rendus possibles en partie par le moratoire susmentionné et par l’augmentation des dépôts en dollars. Cependant, les paiements en cours sont loin d’être couverts. Globalement, les paiements au titre du service de la dette en 2025 dépassent 17 milliards de dollars (y compris les paiements d’intérêts au FMI, le principal et les intérêts à d’autres organisations internationales et aux détenteurs d’obligations). A cela s’ajoute la dette du BOPREAL (Bonds for the reconstruction for a free Argentina, lancé en avril 2024: paiement différé des importations déjà effectuées) pour plus de 2,1 milliards de dollars. A ce qui précède, il convient d’ajouter

1° Le peso s’apprécie progressivement, le dollar officiel augmentant de 2% par mois, soit la moitié de l’augmentation des prix. Cela affaiblira la balance des comptes courants.

2° La variation du prix du dollar en dessous du taux d’intérêt du peso permet une spéculation financière rentable. Par exemple, si l’intérêt payé sur une obligation en pesos est de 4% par mois, et si le peso se déprécie de 2% par mois, il y aura un gain, en dollars, de 2% par mois. Il s’agit d’un rendement intenable, qui a traditionnellement conduit à des ruées sur les devises et à des dévaluations brutales des capitaux.

3° Au fur et à mesure que l’économie se redressera – même si ce n’est qu’à l’échelle d’un rebond – les importations augmenteront et, par conséquent, la demande de dollars pour les payer.

4° Le prix du soja a chuté. Aujourd’hui, il se situe autour de 330 dollars la tonne, alors qu’il s’établissait à environ 500 dollars en 2022.

5° Selon la Bourse des céréales de Rosario, en raison de la sécheresse, «30% du blé se trouve déjà dans des conditions passables ou mauvaises»; les semailles de maïs commencent à être affectées.

6° Le déficit de la balance des services se creuse. En août, il a atteint 640 millions de dollars, soit un déficit supérieur de 49% à celui du même mois de 2023. Entre janvier et août 2024, le tourisme a chuté de 12,2% et le tourisme «sortant» a augmenté de 10,7%.

Le seul moyen de couvrir les besoins en dollars en 2025 serait un fort afflux de capitaux. Or, ces capitaux ne sont pas au rendez-vous. En raison de la croissance des dépôts en dollars dans les banques, les réserves brutes de la BCRA ont augmenté. Cependant, il ne s’agit pas de dollars librement disponibles. Cela signifie que lorsque la BCRA annonce qu’elle dispose des dollars pour assurer le service de la dette en janvier 2025, elle ne les a pas en réalité. C’est pourquoi le gouvernement a l’intention d’augmenter pour un montant d’environ 3,5 milliards de dollars la dette auprès d’un groupe de banques. L’objectif est d’honorer les engagements de paiement de 4,9 milliards de dollars dus en janvier 2025. Bien entendu, l’augmentation de la dette ne résout aucun des problèmes sous-jacents.

En conclusion

L’«ajustement» des revenus, des conditions de travail et de vie des masses ouvrières et populaires a, pour l’instant, été imposé. Il l’a été avec le soutien et le consentement – au-delà de différences mineures – des milieux économiques et de leurs institutions, des principaux partis politiques (y compris les gouverneurs et les législateurs du péronisme) et la «tolérance», au fond, de la plupart des dirigeants syndicaux.

L’offensive contre les travailleurs et travailleuses ne cesse pas. Le gouvernement a exprimé à plusieurs reprises, dans les conflits en cours chez Aerolineas et chez les enseignants, entre autres, sa volonté de supprimer le droit de grève dans de nombreux secteurs. Le récent veto [par Milei] à la loi de finances de l’université et les attaques contre les travailleurs de la santé (hôpitaux Garrahan et Laura Bonaparte) sont d’autres expressions de cette offensive. Dans un article précédent, datant du 20 mars 2024, nous avions écrit:

«Dans le système capitaliste, il n’y a pas de sortie de crise “progressiste”. La réponse du système à la crise est la baisse des salaires (y compris les salaires sociaux: l’éducation et la santé publiques, etc.), la perte des droits du travail, l’affaiblissement des organisations syndicales, la flexibilité dans l’embauche et le licenciement, etc. Toute la science économique des Milei (et des Hayek et Friedman) se concrétise dans ce programme brutal. Qui est le programme du capital en général.

»Le point central est que le capital ne sort pas des crises en réduisant l’exploitation du travail, mais en l’augmentant […] Aujourd’hui, le gouvernement et le capital cherchent à reconstituer l’accumulation du capital de la même manière que toujours. Même les dirigeants et les politiciens qui se considèrent comme les défenseurs des secteurs populaires appliquent maintenant les ajustements à la baisse des salaires et des pensions, et consentent à l’avancée de la réforme du travail.»

Nous ajoutions: «Il n’y a pas de crise capitaliste sans issue. Il arrive un moment où la dévalorisation des actifs, la perte des droits du travail, la baisse des salaires, la destruction des forces productives, la restructuration du capital (fusions, fermetures d’entreprises improductives), incitent les capitalistes à investir. Au prix d’une tragédie sociale (pauvreté et misère à des niveaux records), le capital recompose les conditions de l’accumulation.

»… la seule façon pour un programme progressiste et humaniste de s’imposer est une transformation qui change les racines de cette structure sociale qui tourne autour du profit du capital et de sa contrepartie, l’exploitation du travail.» (Article publié sur le site de Rolando Astarita début octobre 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

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