France. «La crise des finances publiques est d’abord l’échec de la politique de l’offre menée depuis sept ans» par Bruno Le Maire

Bruno Le Maire et Emmanuel Macron, juillet 2024.

Par Romaric Godin

Bruno Le Maire [ministre démissionnaire des Finances] entrera dans l’histoire, c’est une certitude. D’abord parce qu’il aura été le plus long titulaire du ministère des Finances depuis plus de deux siècles. Mais, en politique, record ne signifie pas succès et entrer dans l’histoire ne signifie pas y laisser une marque positive. Avec ces sept ans et quelques mois à Bercy [site du ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique], notre recordman ne peut pas échapper aux conséquences de ses actes.

Se revendiquant écrivain de talent, Bruno Le Maire [auteur, entre autres, de La Fugue américaine, de L’Ange et la bête…] a tenté de forger un récit qui a longtemps tourné dans la sphère médiatique: celui du «bon bilan économique». Ce récit est bancal dès le départ et n’a jamais convaincu qu’une sphère restreinte et non la masse des Français et Françaises qui, à plusieurs reprises, ont sanctionné le gouvernement pour son bilan économique. La réindustrialisation est une chimère, l’attractivité un miroir aux alouettes et la croissance économique s’est affaiblie.

Mais, depuis quelques mois, notre conteur est rattrapé par la réalité. La dégradation des comptes publics n’est, en effet, pas l’effet d’une orgie de dépenses du système social ou d’un prétendu financement de la paresse des travailleurs français comme le discours austéritaire le prétend déjà. Sa source est d’abord et avant tout l’échec monumental et complet de la politique même de Bruno Le Maire.

Le ministre est, reconnaissons-lui ce caractère, un homme de conviction. Rien ne le fera dévier de ses certitudes: l’impôt sur les plus riches est un mal absolu, la fiscalité sur les entreprises doit être abaissée et le capital, toujours et partout, doit être aidé. La seule «politique raisonnable» pour lui est la politique de l’offre [1].

Il en a, au reste, reçu l’hommage appuyé et émouvant du Mouvement des entreprises de France (Medef) lors de leur dernière université d’été, fin août 2024. Patrick Martin, le patron des patrons, l’a félicité, tutoiement à la clé, comme on félicite un employé zélé: «Tu as été un artisan déterminant et déterminé de la politique pro-entreprise.» Et c’est d’ailleurs la seule explication plausible de sa longévité à Bercy, car il est, sur ce point, en accord parfait avec Emmanuel Macron, qui a bien fait comprendre à chacun cet été que la démocratie ne pouvait remettre en cause cette orientation.

Une politique qui ne profite qu’aux détenteurs de capital

L’ennui, c’est que ce sont ces convictions mêmes qui ont conduit à la dégradation du déficit public. Les chiffres sont sans appel: ce ne sont pas les dépenses qui sont responsables de l’état des finances, ce sont bel et bien les recettes. Ces dernières sont, depuis deux ans, en chute libre par rapport aux prévisions, ou plutôt devrait-on dire, aux promesses du gouvernement. Or ce fait est un désaveu de toute la politique de l’offre, c’est-à-dire de la politique dite du «ruissellement».

Rappelons brièvement la logique de cette politique. Elle repose sur l’idée que la croissance est entravée par des «blocages» qui empêchent les entreprises d’investir. Ces blocages, pour aller vite, c’est tout ce qui réduit la rentabilité des entreprises. On y trouve donc les salaires, et c’est l’objet des réformes du marché du travail, mais aussi la fiscalité.

En baissant les impôts sur le capital au sens large, c’est-à-dire tant sur les entreprises que sur les propriétaires des entreprises, on permettrait une augmentation du potentiel de croissance. Et comme la croissance augmente, les recettes doivent suivre et, en conséquence, venir réduire le déficit public. Telle est la promesse des politiques menées par Bruno Le Maire.

Or cette belle mécanique ne fonctionne pas. Le soutien au taux de profit ne se traduit pas par une accélération de la croissance parce que, précisément, la rentabilité ne progresse que grâce au soutien public et à la modération salariale. L’affaiblissement des gains de productivité et la tertiarisation de l’économie rendent de plus en plus difficile de dégager de la plus-value. Il est donc peu attrayant d’investir, alors même que les structures productives demandent de plus en plus de moyens (on le voit notamment avec les dépenses d’informatique qui ont absorbé l’essentiel de l’investissement comptable ces dernières années).

En parallèle, la financiarisation de l’économie permet de placer ces profits accumulés de façon attrayante, d’autant que la réforme de 2018 en France a abaissé l’impôt sur les revenus du capital. En d’autres termes: cette politique ne profite qu’aux détenteurs de capital qui, pour maintenir leur rythme d’accumulation, doivent toujours faire pression sur les salarié·e·s, les consommateurs et l’Etat. Il n’y en a jamais assez puisque la croissance n’est pas suffisante pour maintenir «naturellement» l’accumulation. Il faut donc toujours réduire les impôts en voyant toujours les déficits se creuser.

Persévérer dans l’erreur

L’histoire du passage à Bercy de Bruno Le Maire [en fonction depuis mai 2017] pourrait ainsi se résumer à une suite de propositions de nouvelles baisses d’impôts à laquelle s’est ajoutée une suite de subventions toujours croissante au secteur privé. Le tout pour une croissance déclinante. En résumé, le capital coûte de plus en plus cher et rapporte de moins en moins à l’Etat. Qui peut alors s’étonner que le déficit reste abyssal?

Les chiffres pour prouver ce piège où la politique de l’offre a plongé les finances publiques ne manquent pas. On en citera un. En termes nominaux, le PIB français a augmenté de 101 milliards d’euros environ entre 2018 et 2023. Les dépenses de l’Etat ont progressé de 100 milliards d’euros, soit une évolution proche de celui du PIB. Mais les recettes de l’Etat, elles, ont progressé de seulement 10,8 milliards d’euros, soit dix fois moins. C’est que tout est absorbé par les compensations d’exonérations, donc par le financement des baisses de cotisations et d’impôts.

C’est la preuve que le capital coûte plus cher que ce que son aide ne rapporte. Et c’est ainsi que l’on se retrouve avec ce que beaucoup estiment être un «paradoxe» mais qui n’en est un qu’en apparence: la France affiche à la fois un déficit considérable et des services publics qui se dégradent. C’est simplement parce que le déficit n’est pas lié aux dépenses liées au service public, mais à un Moloch, la politique de l’offre, qui engloutit les milliards et appauvrit tout le monde, sauf les plus fortunés.

Face à ce désastre, Bruno Le Maire n’a pas bougé d’un iota ses convictions. Tout écrivain qu’il est, le ministre est enkysté dans ce qu’il faut bien appeler une idéologie, c’est-à-dire une conviction qui ne saurait être modifiée par le réel. Aussi, lorsque l’échec de sa politique est devenu impossible à dissimuler, il a décidé de lancer un nouveau récit, fort classique au demeurant, celui de l’austérité et de la destruction de l’Etat social. On a ainsi vu le bourreau des finances publiques se mettre à son chevet et réclamer qu’on prenne au plus tôt des mesures de «redressement» fondées inévitablement sur des économies massives.

Notre ministre-écrivain s’est alors livré à une véritable bouffonnerie. Dès février, il a annoncé en grande pompe un coup de rabot de 10 milliards d’euros sur le budget qu’il avait entièrement conçu et fait passer par le levier de l’article 49-3. Depuis, Bruno Le Maire passe son temps à en réclamer plus et à se draper dans les habits neufs de combattant du déficit.

Mensonge, irresponsabilité, incompétence, déni? Ces hypothèses ne peuvent être écartées, bien sûr. Bruno Le Maire, malgré le record de longévité dont il est si fier, s’efforce depuis des mois de reporter la faute de la situation actuelle sur les autres, des syndicats à l’administration en passant par les oppositions. Mais il faut aussi rappeler que ces deux discours, politique de l’offre et austérité, quoique, en apparence, contradictoires, se complètent parfaitement.

Vers l’austérité

L’austérité sert à la fois à ne pas remettre en cause le problème de la politique de l’offre en concentrant le blâme du déficit sur les dépenses, et à détruire l’Etat social, ce qui, directement et indirectement, contribue à faire avancer la marchandisation de la société et ouvre de nouveaux marchés pour le capital. En réalité, l’austérité est aussi une politique de l’offre qui vise à ramener la demande au niveau de l’offre en maintenant le soutien au capital.

Notre ministre démissionnaire n’a donc aucune raison de prendre aucune responsabilité ni de devoir faire face à ses contradictions. Il est, à sa façon, logique. Pour lui, la société est au service du capital et elle doit payer le prix de cette subordination. Si le capital financier réclame des gages et que le capital industriel veut conserver son flux d’argent public, ce sera au pays de s’ajuster.

Il y a donc moins de l’aveuglement qu’une constance remarquable dans une politique de classe dont Bruno Le Maire n’a jamais dévié et que le nouveau premier ministre ne semble pas vouloir remettre en cause. Michel Barnier, «l’Européen» [désigné à la fonction de Premier ministre par Emmanuel Macron, le 5 septembre 2024], ne reviendra sans doute pas sur les nouvelles règles budgétaires européennes, aussi absurdes fussent-elles.

Ce week-end [7-8 septembre], en visite à l’hôpital Necker de Paris, le nouveau premier ministre a repris la vieille chanson selon laquelle les maux du système de santé tenaient moins aux moyens qu’à son organisation. Un discours qui a toujours accompagné la réduction des moyens pour l’assurance-maladie. Quant à ses promesses de «justice fiscale», avancées vendredi 6 septembre dans sa première intervention télévisée en tant que chef du gouvernement, elles sont d’autant plus douteuses qu’Emmanuel Macron a refusé tous les candidats à Matignon qui entendaient aller dans ce sens.

La France se dirige donc vers une cure d’austérité qui s’annonce particulièrement douloureuse. Le dernier point de conjoncture de l’Insee souligne ainsi que la demande intérieure est au plus faible et que les ménages, inquiets, renforcent leur épargne. Désormais, les entreprises signalant des problèmes de demande sont plus nombreuses que celles signalant des problèmes d’offres.

Se lancer dans ces conditions dans une politique de contraction de la dépense publique, un des derniers piliers de la croissance française, pour maintenir une politique d’offre inefficace, ne peut que provoquer un choc négatif sur l’économie nationale, alors même que la situation politique et sociale est tendue.

Mais le «bloc central» et ses soutiens médiatiques semblent avancer vers l’abîme en chantant, assurant qu’il n’y a pas d’autres options que la réduction des dépenses. On se croirait revenu en 2009, au moment des discours sur «l’austérité expansive». Bruno Le Maire, qui mène la procession, voulait rester dans «les mémoires» comme un Chateaubriand moderne, mais son nom pourrait ne venir s’ajouter qu’à la liste déjà longue des idéologues inconscients dont les folies conduisent au désastre. (Article publié par Mediapart le 9 septembre 2024)

_______

[1] Le 2 mai 2021, Romaric Godin, à l’occasion d’un entretien avec l’économiste Gilles Raveaud, économiste à l’Université Paris VII et auteur de Economie: on n’a pas tout essayé! (Ed. du Seuil 2018), présentait ainsi les lignes de force de la politique de l’offre: «Depuis des décennies, le néolibéralisme s’est emparé des «politiques de l’offre» pour projeter sa propre vision de la production. S’appuyant sur l’idée que l’offre devait être guidée par les demandes du marché, ces politiques ont eu pour ambition première de favoriser l’adaptation des entreprises au marché et d’attirer les investissements par la perspective de rendements plus élevés. D’où les «réformes structurelles», la demande de «flexibilité », les partenariats public-privé et la baisse continue des impôts pour les entreprises et les plus riches.» (Réd.)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*