«Cheminer à travers la vallée de la mort»

Par Monica G. Prieto

Il faisait une nuit glacée et sombre, comme elles l’avaient été les 27 jours avant ce 28 février. L’artillerie du régime s’était tue comme chaque nuit et les habitants, civils et miliciens, s’apprêtaient à sortir du coin le plus caché de leurs maisons, là où ils se sentaient le plus protégés. Mais cette fois, l’objectif n’était pas de venir au secours des blessés, enterrer des cadavres ou s’aventurer entre les ruines à la recherche de pain dur ou d’une poignée de riz. Cette fois, les habitants de Baba Amr rassemblèrent leurs maigres possessions pour tenter de briser l’encerclement militaire afin de sortir du quartier fantôme.

L’Armée syrienne libre (ASL), le groupe armé réunissant les déserteurs, qui défendait l’endroit contre l’incursion de l’armée officielle, avait donné l’ordre du repli et tous savaient bien que c’était un suicide de rester à la merci de la IVème  Division d’infanterie mécanisée, célèbre pour sa cruauté, chargée de la pénétration au sol avec la mission, selon la dictature, de « nettoyer » la banlieue la plus effrontée de Homs. Pour tous ceux qui avaient réussi à résister à l’indicible, c’était le moment d’abandonner Baba Amr.

Wael, avec son bras droit brisé durant l’assaut contre le centre d’information – c’était lui le traducteur des deux journalistes du Sunday Times, la défunte Marie Colvin et le reporter blessé Paul Conroy – s’est joint à un groupe constitué de 400 personnes, dont de nombreux déserteurs, et 60 blessés du faubourg de Sultaniya, là où se concentrait déjà une partie de la population civile de Baba Amr, mais aussi assiégé et sous les obus. Le jeune homme explique: «Deux plans de fuite ont été tracés, un pour les blessés et un autre pour l’ASL. Le premier consistait à briser les lignes syriennes par la force, en ouvrant une brèche qui permette d’évacuer les blessés.» «Nous avons essayé et une énorme bataille a éclaté. Les fusées éclairantes survolaient nos têtes et illuminaient le ciel comme si c’était en plein jour. Il neigeait et les gens s’écroulaient autour de moi», se souvient Wael comme s’il repassait un film dans sa tête. «Des obus de mortier tombaient, les balles pleuvaient… J’essayais de venir au secours des gens, il y a eu beaucoup de blessés. Trois personnes de ma famille sont mortes, nous avons perdu au moins treize personnes. Nous ne savons pas si elles sont mortes ou si elles ont été arrêtées par les militaires.»

Entre une heure et cinq heures du matin, Wael a tremblé de peur et de froid sous les balles dans le terrain vague enneigé par où la fuite avait été tentée. «C’était une zone ouverte, il n’y avait nulle part où se réfugier», se souvient-il pendant qu’il palpe distraitement sa blessure, opérée il y a peu. Par miracle, il a survécu. Ce n’était pas la première fois qu’il défiait la mort et ce ne serait pas la dernière. Il n’était pas non plus le premier à tenter d’échapper au siège médiéval imposé par les autorités syriennes: comme lui, devant la perspective de l’invasion terrestre, cela faisait des jours que des milliers de civils abandonnaient les quartiers les plus attaqués de Homs, en profitant des pauses entre les combats, en achetant les soldats des postes de contrôle, en rampant dans des canalisations et en se glissant entre les positions militaires afin de fuir les quartiers de Bab Amr, Sultaniya et Jobar, occupés par l’armée syrienne, afin de se réfugier dans la sécurité relative des champs, contrôlés par l’ASL.

Déjà la nuit précédente, Wael avait essayé de sortir de Baba Amr, avec un groupe de 50 civils et guérilleros – et avec dans le groupe quatre journalistes étrangers – pour essayer de s’évader du siège par le tunnel de trois kilomètres qui atténuait l’encerclement militaire en permettant l’entrée de vivres de base pour la population frappée. Mais l’assaut donné contre le tunnel a obligé le jeune homme de 31 ans, aujourd’hui couché dans un hôpital de Tripoli, au Nord du Liban, à retourner en arrière dans le quartier par un trajet surréaliste. Il nous assure que «cela a été cheminer à travers la vallée de la mort».

Quand sa première tentative de fuite a échoué sous une pluie de munition, ils se sont repliés sur l’hôpital de campagne de Sultaniya, où Wael a fini par soigner d’autres en pire état que lui. «Il n’y avait plus ni médecins ni infirmières, le personnel médical avait été évacué.» Pendant ce temps, l’ASL entreprenait sa deuxième tentative de fuite: «Il s’agissait de sortir par une canalisation d’eau, en emportant nos armes et nos munitions. C’était très lourd à porter.» La voie était libre, parce que pour sa politique de châtiment collectif de la population, le régime avait coupé l’eau. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de l’aventure des déserteurs. «Ils ont rouvert l’eau, qui a commencé à inonder la canalisation. Les soldats ont dû se replier, parce que l’eau leur arrivait jusqu’au nez. Trois, au moins, sont morts noyés», explique-t-il devant l’approbation de Omar Shakir, un des militants du centre d’information de Baba Amr, qui a aussi échappé au siège.

Shakir est sorti par le tunnel qui servait à infiltrer les approvisionnements, comme ont réussi à le faire de nombreux habitants de Baba Amr qui sont aujourd’hui en convalescence dans les hôpitaux du Nord du Liban. Ils ont eu de la chance: le régime a découvert l’astuce et a bombardé à maintes reprises l’ancienne canalisation, laissant des cadavres bloqués dedans et obligeant les derniers habitants à une odyssée incertaine.

Les survivants racontent que, des décombres auxquels avait été réduit le quartier, émanait une odeur de mort qu’on ne peut confondre avec aucune autre, qui montait des innombrables victimes mortes écrasées par l’écroulement de leurs maisons sous les bombardements et dont les cadavres n’ont pas pu être sauvés. Le froid était atroce : les flocons de neige tombaient sur les ruines. Parmi les derniers habitants à abandonner les lieux, il y avait Ahmed Abou Berri, un ouvrier converti en infirmier de fortune de l’hôpital de campagne du quartier qui, au fur et à mesure que la cruauté de l’offensive a augmenté, a décidé de prendre les armes et a fini par devenir «le chef militaire de la zone Est», avoue-t-il aujourd’hui, couché dans un lit d’hôpital, son pied détruit par trois balles explosives.

«J’avais sous mes ordres 34 déserteurs et 41 civils», nous explique-t-il, pendant qu’il replace son caractéristique kéfieh noir et jaune sur son front. «Seulement cinq mètres nous séparaient de l’armée d’Assad, mais tant que nous avons tenu la rue Brésil (la ligne de front), ils n’ont pas pu avancer», dit-il fièrement.

Durant 26 jours de bombardement, Abou Berri avait mené de front son travail à l’hôpital de campagne – c’était rien moins que le deuxième, puisqu’un autre avait été ouvert sous la direction du Dr Mohamed al Mohamed, un lieutenant médecin déserteur – avec sa participation aux combats qui avaient lieu à quelques mètres de la clinique clandestine. Il explique: «Ils l’ont bombardée trois fois.» Mais le 28 février, la blessure qui aujourd’hui l’abat, l’a forcé à changer ses plans. «Un tireur d’élite a tiré dans le ventre d’une femme devant moi. Je me suis caché pour le tuer, et quand je l’ai eu fait, j’ai rejoint la femme pour lui prêter secours. J’ai entendu le bruit d’une mitrailleuse et j’ai senti dans mon pied comme une décharge électrique», nous dit-il en montrant l’extrémité de sa jambe aujourd’hui tenue par des fers. La photo qu’il nous montre sur son téléphone portable révèle trois gros trous dans ce pied qui le tient aujourd’hui couché dans un lit d’hôpital.

Abou Berri assure qu’il fut le dernier à sortir par le tunnel. «J’ai pris avec moi cinq blessés, les derniers patients de mon hôpital. Le jour d’avant, ils avaient attaqué le tunnel avec des explosifs et certains trajets étaient devenus impraticables.» Malgré ses blessures, ils sont arrivés au bout du tunnel: à 200 mètres de là, il y avait un poste militaire. «Nous nous efforcions de ne pas bouger pour ne pas être  détectés. Dieu nous a éclairés pour sortir. Il n’y a pas d’autre explication», dit-il avec conviction. Pendant ce temps, dans le quartier voisin de Sultaniya, Wael se décidait à tenter la fuite à pied avec huit autres blessés. «Certains se sont mis des abayas pour être confondus avec des femmes s’ils nous apercevaient», se souvient-il. «Au début nous avons marché dans les canaux d’irrigation très près des positions militaires, en essayant de ne pas faire du bruit. Nous avons réussi à dépasser sept postes de contrôle. Pour éviter de nous heurter aux militaires, nous avons parcouru 10 km, en prenant des chemins difficiles, au lieu de la ligne droite, qui n’était que de 2 km: nous avons mis deux jours à nous éloigner du quartier.» Lors d’un leurs derniers arrêts, Wael se souvient d’avoir dormi à 20 mètres d’un poste militaire. «Si je m’étais penché à la fenêtre, j’aurais pu les saluer avec la main», raconte-t-il en riant.

Abou Berri précise que la fuite généralisée s’est produite le 27 février, «quand l’armée de Assad a exigé par mégaphones que toutes les familles de Sultaniya sortent. Ils contrôlaient déjà à moitié le tunnel et les fermes, et les gens n’avaient plus qu’un seul chemin pour sortir: celui que l’armée leur avait laissé. C’est le check point de Naqir.»  Ce même soir, des centaines de personnes se sont dirigées vers la position de l’armée. Un des premiers groupes fut arrêté par l’Armée: selon les militants, tous les hommes de plus de 13 ans furent exécutés, tandis que les femmes et les enfants furent obligés à monter dans des autobus qui partirent vers une destination incertaine. Le mot passa rapidement, poussant les civils à chercher d’autres voies de fuite.

Si quelques semaines auparavant, la population de Baba Amr avait décidé de ne pas abandonner leurs maisons, ne serait-ce que pour se protéger ou se sentir protégés par l’ASL ou simplement faute d’un endroit où aller, après 27 jours de bombardements la certitude que l’entrée des troupes était imminente, a vidé le quartier de ses habitants.

«Dévastation, destruction, c’est quelque chose d’inimaginable. Nous avons abandonné Bab Amr à 5h du matin, il faisait très très froid. Ces enfants sont ceux de mes voisins, nous espérons qu’ils puissent retrouver leurs parents. Les genoux nous tremblaient. Nous sommes sortis avec un homme de 90 ans au moment où les soldats mettaient les maisons à sac. Dans les rues, nous n’avons vu que deux cadavres, mais il faisait trop nuit et nous étions trop effrayés pour regarder», nous explique cette habitante de Baba Amr. «Beaucoup de familles sont restées prises sous les décombres après les bombardements. Je ne sais pas où sont certains membres de ma propre famille.»

C’est la même chose qui arrive à Abou Mohamed, un patient qui a reçu dans la cuisse droite un obus tiré par une batterie anti-aérienne. «J’étais en train de distribuer des vivres dans des maisons quand j’ai vu qu’une personne venait d’être blessée. J’ai essayé de lui porter secours et ils m’ont touché à mon tour.» Le blessé «mourut haché par les balles» et lui fut évacué vers un hôpital où il est resté une semaine.  Au fur et à mesure que l’offensive avançait, il a décidé de sortir ensemble avec trois blessés, une traversée de «quartier en quartier et de village en village» qui s’est terminée à la frontière du Liban.

Beaucoup ont reproché à l’ASL d’avoir accepté de se replier, sachant que cela condamnerait les habitants à subir les représailles du régime. « Il y avait beaucoup de bombardements, les munitions manquaient et nous avons préféré garder le peu qui restait pour protéger notre fuite », explique Abou Omar, un déserteur convalescent. Abou Berri nous confie que la « vraie raison, c’est que l’ASL a perdu beaucoup d’hommes. 27 jours de bombardements les ont démoralisés. Nous avons vu des choses terribles tous les jours. Je ne faisais pas que combattre et soigner les blessés, je ramassais aussi les restes humains. Des yeux, des viscères, des choses qu’on ne pouvait même pas identifier. Le pire que j’ai vu, c’est des femmes coupées en deux. Personne d’autre n’avait assez de force de caractère pour se charger de cette sorte de travail ».

Les derniers jours, l’offensive militaire devint complètement démente. Son objectif était de permettre une entrée au sol sans combats ni pertes et pour cela «si avant, ils employaient une munition qui abattait un étage d’un édifice, à la fin ils employaient des projectiles qui en abattaient trois d’un coup», explique cheikh Raed, un iman local qui a fini par rejoindre les rangs des déserteurs de l’ASL. Cheikh Raed n’est parti qu’après avoir été blessé, un jour après l’ordre de retraite de Baba Amr. «Nous sommes partis un groupe de 50 personnes. Ce fut un trajet de sept kilomètres à pied par des chemins impraticables, avec beaucoup d’arrêts pour ne pas être repérés: nous avons mis plus de quatre heures. Nous devions traverser les lignes de l’Armée et nous avons profité de la nuit pour le faire, quand les soldats dormaient. Mais une fois, ils nous ont vus et ont commencé à nous tirer dessus. J’ai été touché et ils ont dû m’évacuer » nous détaille Cheikh Raed.

«Entre le 28 février et le 1er mars tous ceux qui restaient à Baba Amr, nous sommes sortis, sauf 200 familles qui n’ont pas pu partir parce qu’elles avaient à leur charge des personnes invalides. Elles disaient qu’elles n’avaient rien à craindre pace qu’elles n’avaient pas de lien avec l’ASL, et maintenant elles sont en train d’être massacrées. L’armée est allée jusqu’à exécuter les  blessés qu’ils trouvaient dans l’hôpital de campagne.» D’autres militants disent que le chiffre de ceux qui sont restés dans le quartier s’élève à 2000 personnes – auparavant il avait une population de 28’000 – et tous sont d’accord pour dire que l’armée de Assad chargée de régler son compte au quartier le plus rebelle de Homs, est en train de  commettre des tueries, ce qui expliquerait pourquoi ils ne permettent pas l’accès de la Croix-Rouge internationale.

Dans une autre chambre de l’hôpital gît Mohamed Sabouh, avec un bras coupé par un obus. Le 23 février, ce déserteur a décidé de sortir de Baba Amr pour recevoir une assistance médicale au Liban, en laissant derrière lui sa famille paternelle. Ce qu’il ne savait pas, c’est que le 1er mars, il les perdrait tous. Il ajoute: «Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé.» «Les habitants nous ont raconté que l’armée est arrivée et a emporté les véhicules pour que personne ne puisse fuir; deux jours après ils sont revenus et ont tué tout le monde.» Il s’en est rendu compte par la TV : un reportage de Addunia TV, une des chaînes du régime, émis le 5 mars dernier, évoquait le dernier massacre commis par les terroristes: sur les images on voyait les cadavres des 19 parents de Mohamed, parmi eux son père, son grand-père, quatre oncles et leurs parents respectifs, tous hachés de balles. Huit des dix-neuf avaient moins de 18 ans; le plus petit un bébé de 12 mois. «Ils avaient peint sur le mur  une inscription pour prétendre que la Brigade Farouk (de l’ASL) se déclarait auteure de la tuerie. C’est un mensonge.» ajoute Mohamed Sabouh. Et de nous rappeler que l’ADL avait terminé son repli hors de cette zone, avant que ce massacre n’ait lieu.

C’était la seconde fois que la famille Sabouh souffrait la violence du régime: déjà deux jours auparavant, six autres membres de la famille avaient été exécutés, aussi dans les fermes. Omar Shakir nous détaille d’autres crimes, exécutions publiques, et viols de femmes à Baba Amr – les militants dénoncent que toutes les femmes et filles qui habitaient dans le refuge de la rue Al Holani ont été sexuellement agressées – par les troupes gouvernementales. «Ce sont des véritables tueries qui ont lieu, et on nous raconte que l’armée emporte les cadavres en camions», dit-il. Chaque jour on apprend le nom d’une autre famille assassinée pour n’avoir pas livré quelque mâle, homme ou garçon, recherché par les forces de sécurité: les familles Jansiz, Biriny, Tahnan, Swian, Zoubi, ou encore les Rifei, dont les vingt membres sont tombés d’un coup après la chute de Baba Amr. Nous craignons que les cadavres ne soient dans des fosses communes et qu’il faudra de longs efforts pour les localiser. «Nous reviendrons, et alors nous trouverons les preuves de ce qui s’est passé», promet Omar Shakir.  «Ils devront payer pour ça.» (Traduction A l’Encontre)

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Monica G. Prieto a écrit ce reportage pour le site Periodismohumano, en date du 12 mars 2012.

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