Par Alireza Eshraghi
Le 20 septembre, trois jours après que les manifestations dirigées par des femmes ont éclaté dans tout l’Iran en réponse à la mort de Mahsa (Jina en kurde) Amini, les chaînes de radio et de télévision publiques iraniennes ont commencé à diffuser une série d’émissions de discussion.
On y voyait des hommes – oui, des dizaines d’hommes – discuter du corps et des doléances des femmes. Pendant ce temps, dans la rue, selon des documents ayant fait l’objet d’une fuite et publiés par Amnesty International, les forces de l’Etat ont reçu pour instruction d’«affronter sans pitié» les manifestant·e·s, quitte à les tuer.
Deux jours plus tard, alors que plus de 80 villes organisaient des manifestations simultanées dans tout l’Iran, Fars, l’agence de presse gérée par l’appareil de sécurité des Gardiens de la révolution islamique [voir à ce propos l’article publié sur ce site le 18 octobre], assimilait les manifestations à une «dispute de couple» normale. Le titre principal de leur page d’accueil était le suivant: «Compatriote! Parlons-en!» («Hamvatan ! Bia ba ham harf bezanim!»). [Ebrahim Raïssi, après avoir déclaré que l’Iran ne tolérerait pas «le chaos et les émeutes», a affirmé qu’il pourrait y avoir «un dialogue» sur «différentes méthodes d’application de la loi», Le Monde, 30 septembre 2022] Cette invitation au dialogue national est apparue comme une farce dans un contexte où des femmes qui se font tirer dessus ou battre pour avoir retiré ou brûlé leur voile dans la rue. Des milliers de protagonistes du prétendu «dialogue national» – parmi lesquels des militant·e·s, des artistes et au moins 40 journalistes de tout le pays – sont actuellement interrogés en prison.
Pendant plus de quatre décennies, les féministes laïques et islamiques ont plaidé contre le hidjab obligatoire, souvent en faisant appel aux moyens de pression autorisés par le gouvernement islamique. Même celles qui n’étaient pas croyantes respectaient largement les codes de conduite lorsqu’elles s’adressaient au nezam (le mot persan pour désigner le «régime» utilisé par le gouvernement islamique). Il y avait, bien sûr, des exceptions comme Homa Darabi, qui s’est immolée en 1994 pour protester contre le hidjab imposé [1]. Aujourd’hui, les femmes et les jeunes écolières en masse ont fini de discuter avec le régime pour savoir si elles peuvent exercer leur liberté corporelle. Elles le font.
Les récentes manifestations marquent un changement tectonique dans la méthode et la rhétorique d’expression de la dissidence en République islamique d’Iran. En 2009, le Mouvement vert s’est battu avec le nezam, en grande partie selon ses règles et en utilisant ses terminologies. Les manifestants faisaient alors explicitement appel aux signes et messages islamiques, invoquaient et s’appropriaient la mémoire de Rouhollah Khomeini, citaient les textes juridiques ratifiés par les institutions du régime et imploraient en vain le soutien de marja’s chiites [dirigeants religieux]. Les manifestantes de 2022 ne se sont pas embarrassées de tout cela. Elles ne se soucient plus de convaincre le nezam. En 2009, le port du foulard vert était un symbole de dissidence, les manifestant·e·s s’opposant aux codes du hidjab imposés par le régime. En 2022, enlever et brûler les foulards est devenu l’acte suprême de rébellion. Si le mouvement vert a joué au jiu-jitsu en convertissant les propres sources de pouvoir du régime dans le discours, le mouvement #Mahsa_Amini joue au karaté: écraser l’adversaire en brisant son discours sacré [2].
La vieille garde réformiste met en garde les manifestant·e·s contre de tels actes «perturbateurs». Hassan Khomeini, le petit-fils de Rouhollah Khomeini qui a imposé le hidjab à coups de couteau et de matraque, a déclaré que «le dialogue est la seule façon d’avancer» [3]. C’est toutefois l’échec de la stratégie conciliante employée sans relâche par les réformistes au cours des trois dernières décennies qui a conduit à la présente stratégie d’affrontement des manifestant·e·s dans les rues aujourd’hui.
Des délibérations sans résultats
L’élite de la République islamique, qu’elle soit réformiste ou fondamentaliste, modérée ou dure, a l’habitude d’invoquer le dialogue et le débat pendant les périodes d’action collective conflictuelle ainsi que pendant la répression qui s’ensuit. Une série de débats télévisés entre les idéologues du régime et l’opposition au printemps 1981 a été suivie d’une purge sanglante et d’une répression généralisée de tout discours dissident le même été. Tout au long des années 1980, le nezam a employé des termes comme «débat» (munazereh) et «discussion libre» (bahs-e azad) pour décrire les séances d’interrogatoire des prisonniers politiques.
Certains de ces prétendus «débats» entre les prisonniers et leurs bourreaux étaient diffusés à la radio et à la télévision. Une émission, réalisée au printemps 1984 à la demande du procureur général de Mashhad [capitale de la province du Khorassan, dans le nord-est de l’Iran], mettait en scène cinq prisonniers marxistes assis à côté du ministre des Industries lourdes de l’époque, Behzad Nabavi, et débattant avec lui. Nabavi est devenu par la suite une figure réformiste de premier plan et a été condamné à six ans de prison après les manifestations du Mouvement vert de 2009.
La manifestation étudiante de 1999 a été suivie d’une série d’événements sur le campus. Les réformistes ont introduit des forums de «Tribune libre» permettant aux étudiant·e·s désabusés d’exprimer légèrement leurs critiques. Plus tard, les principalistes (la fraction politique conservatrice d’Iran) ont mis en place des «Plateformes de libre pensée» afin de clarifier les positions du nezam de manière dite dialoguée. En 2010, au milieu des manifestations du Mouvement vert, la télévision d’Etat a invité des figures inoffensives de l’opposition – celles qui n’avaient pas été emprisonnées – à participer à une série de débats en direct.
En novembre 2019, quelques jours seulement après une répression brutale des manifestations de masse et une fermeture de l’Internet à l’échelle nationale, Hassan Rohani], alors président de l’Iran [août 2013-août 2021], a délivré un message lors de la cérémonie de clôture des tournois annuels de débats d’étudiants, soulignant «l’importance du débat public» et se plaignant de «l’absence de dialogue constructif» dans la société iranienne [4]. Le successeur de Rohani, le président Ebrahim Raïssi [en fonction depuis août 2021], a fait des remarques similaires au douzième jour des manifestations actuelles, invitant les personnes qui scandent «Femme, vie, liberté» à exprimer leurs critiques dans des lieux désignés pour le dialogue et la délibération.
Les Forums de débats étudiants ont été conçus sous l’administration de Mahmoud Ahmadinejad [août 2005-août 2013] comme un moyen de libérer une partie de la frustration refoulée dans les universités après le Mouvement vert. Ils sont gérés par une organisation baptisée «Academic Jihad», qui a été créée à l’origine pour limiter le débat public sur les campus universitaires dans le cadre de la Révolution culturelle du régime en 1980. La page d’accueil du site web du forum affiche une citation du Guide suprême, Ali Khamenei, faisant l’éloge de la libre pensée. Le site web proclame que le débat est une ancienne tradition iranienne et non une importation occidentale, citant un conte vieux de 2500 ans de l’ère achéménide qui met en scène sept nobles perses débattant de la future forme de leur gouvernement. L’un d’entre eux défend avec force les avantages de la démocratie et les inconvénients du régime personnel, un autre défend l’oligarchie. Le débat s’achève lorsque Darius, le futur roi suprême de Perse, conteste tous les arguments et conclut que l’autocratie est la meilleure forme de gouvernement! La référence positive à ce conte préislamique était peut-être un lapsus freudien pour un régime qui prétend incarner les valeurs islamiques et se vante d’avoir aboli la monarchie: ni les autoritaires, ni les fondamentalistes ne rechignent à mettre en scène un échange dialogique tant que, comme pour le roi Darius, ils n’ont pas à changer de position.
Depuis le début des Forums de débats étudiants en Iran en 2012, des variations de la résolution «il est du devoir du gouvernement de faire respecter le hidjab» ont été débattues à maintes reprises. Presque toujours, l’équipe prenant le parti opposé, c’est-à-dire argumentant contre le devoir du gouvernement de faire respecter le hidjab, a gagné – même lorsque les joueurs assignés à ce rôle étaient des étudiants basiji [paramilitaires] pro-régime. Réfuter les positions du nezam dans ces forums de débat, où l’espace d’expression n’est ni libre ni inclusif, requiert soin et finesse. Avant de participer, les étudiants doivent signer une lettre d’engagement dans laquelle ils conviennent de ne pas offenser «l’Islam, le nezam sacré de la République islamique et ses autorités». Pourtant, même face à l’ample argumentation contre le hidjab obligatoire articulée dans ce cadre contraint, le nezam n’a fait que durcir sa position.
En 2019, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a rencontré un certain nombre de partisans purs et durs du hidjab obligatoire, dont Mohammad Reza Zibainejad. Zibainejad – qui a un jour fait le commentaire infâme que la violence domestique, une crise importante en Iran, serait résolue si les femmes se soumettaient à l’autorité des hommes à la maison – a soulevé des préoccupations selon lesquelles la police actuelle du hidjab nuisait à la légitimité populaire du nezam. Le Guide suprême a exprimé son désaccord avec véhémence: «Ne reculez pas», aurait-il dit à quatre reprises, ajoutant qu’autrement, «le commandement de Dieu serait violé» [5].
La persuasion est-elle possible?
Les dissidents iraniens sont depuis longtemps aux prises avec une question tactique, stratégique et existentielle. Un régime répressif dogmatique peut-il être persuadé? Si oui, comment? Quel type de stratégie permet de persuader sans engager un procès? Un recours classiquement offert par les stratèges est de parler avec les mêmes codes. Comme le décrit le théoricien de la littérature Kenneth Burke: «Vous ne persuadez un homme que dans la mesure où vous pouvez parler son langage, par la parole, par le geste, la tonalité, l’ordre, l’image, l’attitude, l’idée, en identifiant vos manières avec les siennes.» [6]
Un mot clé du lexique politique iranien résume cette approche: pour persuader le nezam, il faut d’abord être identifié comme un khodi – un initié, ou un membre de la famille.
Pour observer la manière dont les figures de l’establishment mettent en scène le khodi, il suffit de regarder n’importe lequel des récents débats radiophoniques ou télévisés entre réformistes et fondamentalistes iraniens. Ces débats – qui apparaissent de plus en plus fréquemment en période d’agitation populaire – sont généralement diffusés sur les chaînes les moins populaires, comme Shabakeh 4. Vous y remarquerez plusieurs procédés rhétoriques. Voici un aide-mémoire si jamais vous êtes invité: soyez implicite dans la façon dont vous exprimez vos critiques; piochez et citez des textes et des traditions islamiques (il est utile de lâcher quelques phrases en arabe classique); faites référence aux paroles et aux actes de Rouhollah Khomeini; inspirez-vous des prémisses et des promesses de la révolution de 1979; jouez le jeu de l’altérité pour prouver où se trouve votre loyauté ultime (vous pouvez même lancer des coups de poing gratuits aux personnes exclues du nezam); insistez sur le fait que vous ne suggérez que des politiques de réforme et non une révision des principes et que vous le faites parce que vous vous souciez profondément du bien-être et de la perennité du «nezam sacré».
La question de savoir comment débattre avec de redoutables dogmatiques n’est pas propre à l’Iran. Dans son livre intitulé How to Argue with Fundamentalists without Losing Your Mind (1997) [Wie man mit Fundamentalisten diskutiert, ohne den Verstand zu verlieren: Anleitung zum subversiven Denken], le philosophe autrichien Hubert Schleichert propose une stratégie qu’il appelle «discussion interne». Elle consiste à faire semblant d’accepter les hypothèses, les convictions de base, des défenseurs de la foi et à participer à la réinterprétation et à la réimagination de ces convictions. En 2001, le livre de Schleichert, déjà un best-seller en Allemagne, a été traduit en persan (farsi), au plus fort de l’ère de la réforme en Iran.
A de nombreuses reprises, même l’opposition laïque et les non-croyants du nezam ont eu recours au répertoire de persuasion disponible, en engageant une «discussion interne», dans l’espoir de réduire les risques de leur discours. En 1995, Abbas Maroufi, l’éminent romancier iranien, mort en exil en septembre de cette année, a été convoqué au tribunal pour avoir publié un poème, «La République d’hiver», dans son magazine littéraire. Bien que le poème traite de symboles de la nature, le procureur a affirmé que les intentions de Maroufi étaient de «diffuser des mensonges contre le nezam». Pour sa défense, Maroufi a expliqué au juge qu’il était un ardent «défenseur des valeurs de la Révolution islamique» et qu’il considérait comme un devoir religieux, un «wajib», de respecter le Guide suprême [7].
Depuis sa création, la République islamique s’est assuré une forme d’obéissance en obligeant les citoyens et citoyennes à acquiescer – sinon à croire – aux moyens de persuasion et aux modalités d’argumentation autorisées par le régime. Mais paradoxalement, la République impose une condition sans appel. Elle ne permet pas la défaite par ses propres outils et dans son propre jeu. Les réformistes les plus proches du régime ont, depuis des décennies, échangé d’innombrables paroles en débattant de questions fondamentales, telles que l’égalité des sexes, la souveraineté populaire, la laïcité, les droits de l’homme, la liberté de pensée et d’expression et la normalisation de la politique étrangère de l’Iran. Le commentaire de ces débats constitue une tendance majeure des études iraniennes aux Etats-Unis et en Europe. Les débats ont conduit à des métamorphoses intellectuelles occasionnelles, mais la politique institutionnelle est restée largement intacte. Pour ceux qui poussent trop fort, le fait d’être un initié, khodi, n’a pas empêché les représailles.
Abdolkarim Soroush, un membre clé du Conseil de la révolution culturelle pour la purge et l’islamisation des universités, qui s’est ensuite transformé en un «Martin Luther» des réformistes, est maintenant en exil. Hussein-Ali Montazeri – dont les collaborateurs ont procédé à des exécutions sommaires à Ispahan pendant la révolution de 1979 et qui s’est ensuite fait connaître sous le nom d’«ayatollah des droits de l’homme» pour avoir défendu la vie des prisonniers politiques – est mort en résidence surveillée. Mehdi Nasiri, le rédacteur en chef pur et dur du journal Kayhan, qui a causé du tort à de nombreux intellectuels dissidents dans les années 1990 mais qui s’est récemment repenti publiquement de ses anciens actes, s’est vu refuser en 2020 une autorisation gouvernementale pour publier son livre.
Le sort de ces réformateurs au sein du régime démontre que le recours à des moyens d’appel admissibles reste largement futile pour persuader le nezam de changer de position. Bien qu’ils aient essayé de faire preuve de prudence – pour ne pas apparaître comme une menace pour l’ordre établi – ils ont été exclus du cercle des initiés à l’abri des représailles. Malgré un ton timide, un langage implicite et une rhétorique identifiable, leurs échanges avec le nezam ont été perçues comme subversives.
Parler n’est pas toujours thérapeutique
C’est peut-être un signe de psychose professionnelle que les réformistes du nezam pensent encore pouvoir inciter les manifestant·e·s à rentrer chez eux/elles et à donner une autre chance au dialogue. Leur imagination politique est piégée dans le trou noir des «discussions internes» dont aucune lueur ne peut s’échapper.
Ni les réformistes ni le nezam ne semblent comprendre que c’est précisément l’accumulation de dialogues sans issue – testés, éprouvés et bloqués pendant une génération – qui a pris fin et a débouché sur une explosion. L’impasse dialogique actuelle – et le sentiment d’épuisement, de trépidation et de désespoir qui l’accompagne – a conduit à la construction d’une nouvelle perception pathologique qui considère l’absence de dialogue approprié comme le grand malaise national de l’Iran.
Hubert Schleichert a mis en garde contre cette limitation même de la «discussion interne». Elle peut se poursuivre sans cesse sans aucune conclusion alors que ses subtilités toujours plus grandes poussent le grand public à l’abandonner complètement. Il a proposé que parfois, le mieux que l’on puisse faire est de ridiculiser les principistes et les personnes dogmatiques – une méthode qu’il appelle le «rire subversif» [8].
Depuis 2010, tout le monde – des politiciens de haut rang aux intellectuels publics éminents – a commenté la nécessité d’initier un dialogue national pour résoudre les conflits et ramener la santé et l’harmonie dans la société. Mais ils ne font qu’enfoncer un clou, et personne ne l’a mieux compris que les milliers d’adolescentes qui ont littéralement fait un doigt d’honneur au nezam en scandant «dégage». S’il est une forme de culture civile et honorable, c’est bien la leur, car elles mettent un terme à la piètre conversation d’hommes timides avec des hommes têtus. Pour elles, l’échec de persuader le régime a ouvert la possibilité d’une catharsis, non pas par la discussion mais par la détermination. (Article publié sur le site MERIP, le 19 octobre 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Ali Reza Eshraghi est directeur des programmes à l’Institute for War and Peace Reporting et chercheur invité au Center for Middle East and Islamic Studies à UNC-Chapel Hill.
Notes
[1] Homa Darabi [1940-1994] a fait des études de médecine. Elle a été emprisonnée pour avoir manifesté contre le régime du shah. Elle continua ses études de médecine aux Etats-Unis. En 1976 elle revient en Iran et est favorable à la révolution de 1979. Elle tentera initialement de faire évoluer la position de responsables du régime, en particulier Abolhassan Bani Sadr, premier président de la République islamique (de février 1980 à juin 1981), qui ordonna une répression très dure contre les forces politiques du Kurdistant iranien. Ce fut sans résultat. Homa Darabi a été renvoyée de son poste de professeur car elle refusait, entre autres, de porter le voile islamique. Elle s’est immolée sur la place Tajrish, quartier nord de Téhéran, après avoir déchiré son tchador en criant «Mort à la tyrannie! Vive la liberté! Vive l’Iran!». Sur cette place, une jeune femme de 16 ans avait été tuée un mois auparavant par des Gardiens de la révolution car elle portait du rouge à lèvres. (Réd. A l’Encontre)
[2] Charles Kurzman, «Cultural Jiu-Jitsu and the Iranian Greens», in eds. Nader Hashemi et Danny Postel, The People Reloaded: The Green Movement and the Struggle for Iran’s Future (New York: Melville House, 2011), pp. 7-17.
[3] «Sayyid Hassan Khomeini: Guftgu tanha rah birun raft az bu?ran-ha-yi ijtima’i ast», IUSNEWS (3 octobre 2022).
[4] «Payyam ra’is-i jumhur bi musabiqat milli munazara danishjuyan», SSCR. IR News (23 décembre 2019).
[5] «Nagufte-ha-yi az bayanat rahbar mu’zam inqilab darbara hijab wa’afaf», aatinews.ir (24 juin 2019).
[6] Kenneth Burke, Une rhétorique des motifs, Berkeley, University of California Press, 1969, p. 55.
[7] Asn?d va Parvande-ha-yi Matbu’ati Iran, tomes 1-3, recueillis par Azra Farahani (Téhéran: ministère de la Culture, 2005), p. 180-188.
[8] Hubert Schleichertm, Bahs ba Bunyadgariyan, trad. Mohammadreza Nikfar (Téhéran: Tarh-i Nau, 2001), p. 184.
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Iran-Débat. «Quelque chose doit changer»
Par Yassamine Mather
La première question à se poser est la suivante: pourquoi assistons-nous à des manifestations d’une telle ampleur dans tout le pays? Ma réponse est que les interventions de l’Etat théocratique dans tous les aspects de la vie privée des gens ont conduit à une situation où l’écrasante majorité des jeunes refuse d’être gouvernée à l’ancienne [voir ci-dessous la pyramide des âges en Iran].
La plupart des dictatures contemporaines sont assez rusées, car elles suppriment leurs opposants politiques et ne permettent pas aux gens de s’organiser, de se mobiliser. Les grèves sont interdites, les rassemblements politiques sont interdits, etc., mais ces régimes n’interfèrent généralement pas dans la vie privée des gens. Sous la dictature du shah, par exemple, vous ne pouviez pas avoir de parti politique qui lui était opposé, vous ne pouviez même pas organiser ouvertement un petit groupe d’étude dans votre université, mais vous pouviez faire ce que vous vouliez dans votre vie personnelle. Vous pouviez vous habiller comme vous le souhaitiez, boire et manger ce que vous vouliez, vous divertir de la manière que vous vouliez. En fait, l’objectif de l’Etat était de détourner l’attention de la politique en vous permettant de vivre votre vie privée comme vous le souhaitiez. A cet égard, la République islamique d’Iran est très différente. Elle veut dicter aux gens ce qu’ils portent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent, comment ils se socialisent, etc. C’est ce qui a contribué à mobiliser les jeunes en particulier.
Il ne fait aucun doute que les manifestations actuelles ont créé une situation très difficile pour le régime. D’une part, il ne peut pas facilement reculer sur le hidjab, bien que certaines factions «réformistes» disent: «Abandonnons cette question, elle n’est pas si importante, elle n’est pas mentionnée dans le Coran.» Mais le Guide suprême (Ali Khamenei) et le président actuel (Ebrahim Raïssi) ne peuvent pas reculer à ce propos, bien qu’ils aient renié à peu près toutes les autres promesses de la révolution de 1979. N’oubliez pas qu’il s’agissait d’une révolution appelant à l’indépendance vis-à-vis des puissances occidentales et, bien sûr, cela ne s’est pas produit. En réalité, l’Iran est économiquement dépendant du capital mondial et de l’ordre mondial dominé par les Etats-Unis. La Chine n’est pas non plus une puissance hégémonique qui peut prendre l’Iran sous son aile. Mais n’oublions pas non plus que la révolution islamique a eu lieu à l’époque de la guerre froide. Le slogan de l’ayatollah Ruhollah Khomeini était «Ni l’Est ni l’Ouest, l’islam est la seule réponse».
L’autre question soulevée par les forces pro-Khomeini en 1979 était l’affirmation que ce serait le gouvernement des déshérités, des pauvres. C’est devenu une blague de nos jours. Les riches deviennent de plus en plus riches et ce sont principalement ceux qui sont associés au gouvernement, ceux qui sont liés aux ayatollahs ou ceux qui ont des relations avec les ministres et les hauts fonctionnaires. L’Iran a un facteur de Gini de 42, l’un des plus élevés de la région [ici: ratio de la population pauvre en fonction du seuil de pauvreté national en pour cent de la population, selon la définition de la Banque mondiale – réd.].
L’islam est donc plus ou moins le seul aspect de la révolution de 1979 qu’ils peuvent utiliser pour revendiquer une légitimité, pour justifier leur maintien au pouvoir. Je ne pense pas que même les partisans de la République islamique accordent un quelconque crédit à sa rhétorique anti-Etats-Unis – ils savent que ce ne sont que des slogans creux. Les proches des ayatollahs et des hauts fonctionnaires sont tous occupés à solliciter des cartes vertes [carte de résident permanent aux Etats-Unis]. Il leur reste donc l’Islam et ils essaient de maintenir leur base toujours plus réduite en affirmant qu’ils «restent fidèles aux aspirations islamiques de la révolution de 1979». C’est pourquoi ils ne peuvent pas reculer facilement sur le hidjab.
Il est intéressant de noter que cette vague de protestation survient après deux ou trois années pendant lesquelles le gouvernement de Hassan Rohani [août 2013-août 2021] a adopté une position plus souple à l’égard du hidjab. De nombreuses femmes, bien sûr, en ont profité. Nous ne parlons pas ici des seules banlieues aisées [entre autres dans le nord de Téhéran], mais de nombreux milieux – de nombreuses femmes se sont senties autorisées à se déplacer sans foulard. J’ai récemment parlé à un certain nombre d’étudiant·e·s qui sont revenus d’Iran et ils/elles m’ont dit combien de femmes ne portent plus de foulard. Tout cela jusqu’à l’entrée en fonction d’Ebrahim Raïssi [le 3 août 2021] et à la réimposition de règles strictes sur le hidjab, au milieu d’une période de haute tension et de désespoir généralisé. Les négociations sur le nucléaire [Joint Comprehensive Plan of Action, JCPoA] ont échoué; il y a une grave crise économique, ce qui conduit inévitablement à la montée de protestations et d’affrontements avec les forces de sécurité.
La République islamique a imposé des mesures répressives à l’égard des femmes dès qu’elle a consolidé son pouvoir. Toutefois, comme pour de nombreuses autres questions, l’attitude du régime a été contradictoire. Contrairement aux talibans en Afghanistan, les dirigeants iraniens veulent apparaître sur la scène mondiale en affirmant qu’ils croient en «l’égalité des sexes». En effet, comme certains de leurs apologistes de «gauche» de la coalition «Stop the War» [en Grande-Bretagne] avaient l’habitude de nous le dire, les femmes iraniennes ont occupé des postes importants au sein du gouvernement islamique [Rohani avait nommé deux vice-présidentes en août 2017, l’une, Laya Joneydi, pour les affaires légales, l’autre, Shahindokht Mowlaverdi, pour les droits citoyens]. Si cela est vrai, ce qu’ils ont omis de nous dire, c’est qu’il s’agissait de femmes très proches des centres de pouvoir (souvent des parentes d’ayatollahs de haut rang).
La réalité de la vie des femmes en Iran au cours des 43 dernières années a été marquée par une inégalité flagrante. Le système juridique – qu’il soit basé sur la charia ou qu’il ait été conservé de l’époque du shah – est profondément misogyne, notamment en ce qui concerne le mariage, le divorce, l’héritage et les droits du travail. Le dirigeant suprême Ali Khamenei et le président Ebrahim Raïssi tiennent à conserver le soutien des fondamentalistes au sein du régime. C’est pourquoi nous assistons à cette étrange obsession de ce que les femmes portent ou ne portent pas sur la tête.
Pendant ce temps, bien que 60% des étudiant·e·s universitaires soient des femmes, la plupart d’entre elles ne trouvent pas d’emploi correct – l’emploi féminin, selon les chiffres du gouvernement, n’est que de 13%. En fait, le taux de chômage total est très élevé, en raison de la très grave situation économique – conséquence directe des fermetures industrielles causées par les sanctions, ainsi que par les privatisations incessantes et la corruption.
L’économie
En Iran, 80% de la population est urbanisée. Les paysans ont été contraints de migrer vers des bidonvilles, conséquence directe de la politique économique de la République islamique. Deux des produits de base du pays – également produits pour l’exportation – étaient le riz et le thé. Au cours des deux dernières décennies, des capitalistes sans scrupules, étroitement associés à des ayatollahs et des fonctionnaires de haut rang, ont inondé le marché de riz et de thé bon marché importés de l’étranger (pour en augmenter les prix par la suite). Cela a ruiné les producteurs nationaux. Les gens ont acheté des pâtes pour remplacer le riz et le pain coûteux, mais maintenant il y a une pénurie de pâtes aussi! Il est inutile de dire que l’achat et la préparation de la nourriture pour la famille restent généralement la responsabilité des femmes.
Compte tenu de l’aggravation de la situation économique (inflation de 40%, dévaluation continue du rial, et maintenant la guerre en Ukraine), de nombreux Iraniens sont contraints d’avoir deux ou trois emplois pour survivre. Dans la plupart des familles, les femmes doivent travailler, même si elles finissent par occuper des emplois moins bien rémunérés, temporaires, intérimaires – acceptant parfois des emplois mal payés et travaillant à domicile. On peut donc dire que cette main-d’œuvre féminine est soumise à des degrés d’exploitation bien plus élevés.
Ajoutez à cela la menace de la police des mœurs qui les punit si elles ne se couvrent pas correctement la tête! Dans certains cas, comme celui de Mahsa Amini, vous êtes arrêtée pour avoir montré quelques centimètres de cheveux, ce que la police des mœurs appelle un «hidjab inconvenant». Pas étonnant que les femmes de la classe laborieuse soient aussi en colère.
Mais en fait, les étudiants, les jeunes et les hommes plus âgés de la population laborieuse soutiennent les femmes, car eux aussi en ont assez des pénuries alimentaires, de la hausse des prix, des salaires bas et impayés, du chômage de masse, de la suppression des subventions à l’alimentation et au carburant. Bien sûr, les pertes d’emplois ont été en grande partie causées par les privatisations massives, et la suppression des subventions faisait partie des conditions acceptées par la République islamique en échange des prêts du Fonds monétaire international. L’Iran, il faut le noter, continue d’essayer de figurer en tête de liste des économies dites émergentes qui adhèrent aux diktats néolibéraux du capitalisme mondialisé. Toutes les factions du régime – les «réformistes» comme les conservateurs – ont suivi les diktats du FMI et de la Banque mondiale comme s’ils sortaient tout droit du Coran.
A côté de la pauvreté de masse, il existe une richesse incroyable amassée par une infime minorité – les fils et les filles des ayatollahs de haut rang et des figures de proue du régime. Ce groupe affiche ses niveaux extravagants de consommation de luxe sur les médias sociaux, avec des pages Instagram telles que #RichKidsofTehran comprenant des photos d’eux-mêmes portant des vêtements flashy et posant à côté de Ferrari et de piscines. Une telle ostentation arrogante a alimenté la colère de la majorité de la jeune génération du pays, qui aspire au changement. Bien sûr, il s’agit de la génération des téléphones portables, des applications et des médias sociaux, et ils sont donc plus que conscients que les jeunes du monde entier ne sont pas confrontés au genre de restrictions insensées qu’ils doivent subir pour ce qui relève de leur vie privée.
Les travailleurs
Il y a ensuite les travailleurs, comme ceux de la compagnie de bus Vahed [dans Téhéran et sa banlieue] et du complexe agro-industriel de canne à sucre Haft Tappeh [située à Ahwaz dans la province du Khuzestan]. Ces dernières années, ils ont régulièrement fait grève contre les privatisations, les pertes d’emplois et le non-paiement des salaires – sans surprise, ils se sont joints aux manifestations actuelles. Il en va de même pour les travailleurs de la firme du groupe national de sidérurgie d’Ahwaz et ceux de l’industrie pétrochimique, qui ont organisé des grèves tout au long de l’été, se plaignant de conditions de travail épouvantables, du manque de sécurité et des bas salaires. Aujourd’hui, ils crient également des slogans contre la dictature.
Le Syndicat des enseignants iraniens est un autre secteur qui prend part aux protestations, plusieurs de ses dirigeants ont été arrêtés. Les enseignant·e·s sont en conflit avec le gouvernement depuis au moins un an. Il ne s’agit pas seulement de salaires, ils en ont assez de l’intervention du gouvernement dans le programme scolaire, des bureaucrates du ministère qui leur disent ce qu’ils peuvent enseigner et ce qu’ils ne peuvent pas enseigner, comment ils doivent traiter les élèves qui ne sont pas «correctement habillés», etc. Leur syndicat semi-légal a, en particulier, soutenu les élèves qui ont retiré leur foulard. Un court-métrage diffusé sur les médias sociaux montre des jeunes filles en train de chahuter et de chasser un fonctionnaire de leur école après qu’il a essayé de leur parler des vertus du port du foulard. Les enseignant·e·s n’ont rien fait pour les arrêter.
Les avocats protestent également… notamment contre la corruption. Ils savent que pour obtenir un jugement favorable en Iran, il faut soudoyer le juge (souvent un religieux) ou un autre fonctionnaire. Ils étaient eux aussi dans la rue la semaine dernière.
De tels exemples montrent l’ampleur de ces protestations. Beaucoup de celles et ceux qui y participent sont jeunes – certains sont des lycéens – et ils n’ont pas peur. Cela signifie que l’ancienne méthode utilisée par le gouvernement pour faire face aux protestations – envoyer la police et les forces de sécurité – n’a pas été efficace jusqu’à présent. Dans de rares cas, des membres des forces de sécurité ont refusé les ordres. On m’a envoyé la vidéo très touchante d’une vieille femme qui prend la main de son fils, un soldat, et lui dit: «Ta vie n’en vaut pas la peine» et ils s’en vont tous les deux. Toutefois, je dois souligner qu’à l’heure actuelle, de tels cas sont très rares.
Mir Hossein Moussavi – leader du mouvement vert en 2009 [et premier ministre d’octobre 1981 à août 1989] – a appelé les soldats et la police à «rester avec le peuple». Je ne sais pas exactement ce que cela signifie, mais cela implique sûrement de s’opposer au gouvernement. Il ne le dit pas explicitement, mais, bien sûr, il est toujours assigné à résidence [depuis février 2011]. Le problème, c’est qu’il aurait dû faire de tels commentaires en 2009, lorsque des foules beaucoup plus nombreuses étaient dans les rues de Téhéran et d’autres grandes villes, après les élections présidentielles contestées. Cependant, Mir Hossein Moussavi, comme les autres «réformateurs», ne peut pas se détacher du régime islamique – il en fait toujours partie intégrante.
En fait, l’un des atouts des protestations actuelles est qu’elles ne sont pas limitées par la prudence de personnes telles que Moussavi. Cependant, l’absence d’une véritable direction et d’une coordination à l’échelle nationale est une faiblesse majeure des manifestations actuelles – faiblesse aggravée par le succès des autorités à restreindre les communications Internet. Contrairement à ce que prétendent l’ayatollah Ali Khamenei et ses partisans à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran, les manifestations sont spontanées – elles ne sont certainement pas «organisées par la CIA ou le MI5». Les gens «ordinaires» sont descendus dans la rue parce qu’ils sont en colère, parce qu’ils veulent du changement.
Un autre aspect positif de ces protestations, par rapport aux manifestations de 2018-19 contre la suppression des subventions [aux carburants, en particulier], est que les manifestants se distancient très clairement du régime précédent du shah. Dès que les étudiant·e·s se sont impliqués, l’un de leurs principaux slogans était «Mort au dictateur, qu’il s’agisse du guide ou du shah!». Le terme «guide» fait référence à Khamenei, dont le titre officiel est «Guide suprême», et plusieurs versions du même slogan sont répétées dans tout le pays, ne laissant aucun doute sur leur attitude envers le régime du shah. Les royalistes en exil ne peuvent trouver aucun réconfort dans les manifestations actuelles.
Mahsa Amini était kurde et plusieurs grèves et autres manifestations ont eu lieu dans des villes kurdes comme Sanandaj [capitale de la province iranienne du Kurdistan] et Saqqez [capitale du département du même nom dans la province iranienne du Kurdistan]. Toutefois, contrairement aux souhaits de l’Arabie saoudite et de ses experts médiatiques bien payés, ce mouvement n’est pas devenu un mouvement kurde «nationaliste». Dès le premier jour, les protestations en Azerbaïdjan, au Baloutchistan, au Khouzistan, à Ispahan, à Téhéran et dans d’autres provinces ont été tout aussi virulentes, fréquentes et déterminées que celles du Kurdistan. Comme l’ont fait remarquer un certain nombre de commentateurs de gauche en Iran, ces manifestations sont en effet «post-nationalistes». Et il est impossible d’y déceler des sentiments nationalistes séparatistes.
Des particularités
L’Arabie saoudite et les républicains néoconservateurs des Etats-Unis ont pour objectif à long terme de diviser l’Iran en plusieurs petits Etats. Cela résoudrait le problème de devoir traiter avec l’ennemi, «l’Iran», tel qu’il existe aujourd’hui. Le cœur du pays, composé à 50% de personnes parlant le farsi [le persan], serait amputé de ses provinces habitées par des minorités nationales. Ces provinces deviendraient: une république d’Azerbaïdjan au nord-ouest, une république kurde (probablement aussi corrompue et pro-israélienne que l’autorité kurde en Irak) et une république arabe pro-saoudienne au Khouzistan. Nous savons que cela fait partie intégrante du plan saoudien, notamment parce que la chaîne Iran International TV en persan (surnommée «MBS TV» ou simplement «Saudi TV») a fait de son mieux pour promouvoir cette ligne et fomenter des divisions nationales. Pourtant, en Iran, les manifestations actuelles ne laissent pas entrevoir de telles divisions.
La promotion de la secte cinglée des Mojahedin e-Khalq (MEK) par Iran International TV est encore plus ridicule. Il s’agit de l’organisation iranienne qui s’est vendue à Saddam Hussein, puis, après l’invasion de l’Irak en 2003, s’est vendue aux forces d’occupation états-uniennes, pour finir dans un immeuble hermétique en Albanie, payé par les Saoudiens et soutenu par des alliés de Trump comme Rudy Giuliani. Sa «guide» est Maryam Radjavi, portant le hidjab, qui a divorcé de son mari, Mehdi Abrishamchi, et a épousé le leader du MEK de l’époque, Massoud Radjavi, en 1985 [il a disparu en 2003 après l’invasion de l’Irak). Les femmes membres du MEK portent le hidjab intégral. Nombre d’entre elles ont dû subir une «révolution idéologique», divorcer de leurs maris respectifs et épouser d’autres hommes – selon la décision des dirigeants de la secte – souvent lors de cérémonies de mariages collectifs. Pour autant que nous puissions en juger, le groupe a peu ou pas de partisans en Iran et n’a certainement pas pris part à l’organisation de manifestations.
Bien sûr, en l’absence de toute organisation cohérente, de toute stratégie, le mouvement de protestation s’affronte à de graves difficultés. Des secteurs de la gauche iranienne partagent l’illusion que, d’une manière ou d’une autre, par magie, les manifestations spontanées vont créer une force révolutionnaire et radicale qui défendra les masses laborieuses et favorisera une alternative socialiste. L’expérience nous enseigne que ce ne sera pas le cas. Certains secteurs de la gauche iranienne ont fait n’importe quoi ces dernières années – certaines ont soutenu les sanctions, d’autres les interventions militaires des Etats-Unis au Moyen-Orient – et il est difficile de s’attendre à ce qu’elles retrouvent soudainement la «tête froide».
Le rôle des vedettes mérite d’être commenté. A l’ère des médias sociaux et des influenceurs, cela ne devrait guère surprendre. Chaque jour, depuis un mois, des acteurs, des réalisateurs de films, des sportifs iraniens – dont certains travaillaient en étroite collaboration avec le régime jusqu’à récemment – ont utilisé leurs plateformes de médias sociaux pour exprimer leur solidarité avec les manifestant·e·s. Je ne dis pas que c’est négatif – il y a un élément positif – mais en même temps, cela comporte le danger de créer une diversion.
Qu’en est-il des slogans? J’ai déjà mentionné ceux contre la dictature, et un autre très important est «Femme, vie, liberté». J’ai déjà mentionné mes réserves à l’égard de ce slogan – inventé à l’origine par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) en Turquie et repris par ses coreligionnaires des YPG du Kurdistan syrien. Il est dépourvu de caractère de classe et suffisamment vague pour permettre la formation d’alliances sans fondement. La liberté pour qui? Sous quel système économique? En fait, il contribue à entretenir l’illusion que la «liberté» ou l’égalité des femmes peuvent être obtenues dans le cadre du système capitaliste. Si vous êtes dans un pays comme l’Iran, avec ses terribles conditions économiques, le terme «liberté» excuse une sorte de «front populaire», c’est-à-dire un front transversal, comprenant des féministes islamiques, des hommes d’affaires laïques et des «réformistes» du régime. Nombreux sont ceux qui, à gauche, l’ont adopté comme unique slogan, sans explication, sans tentative de donner un contenu programmatique concret à ces termes. [Les formulations de l’autrice renvoient au débat sur les dynamiques socio-politiques d’un processus de lutte contre une dictature, avec ses facettes sociales et démocratiques – réd.]
Bien sûr, cela va comme un gant au Parti Toudeh – les «communistes officiels» d’Iran – qui appelle une fois de plus à un «front uni contre la dictature». (Je dis «une fois de plus», car c’était exactement leur cri de ralliement en février 1979, avant la chute du shah.) Nous connaissons tous les terribles conséquences d’une union avec les réactionnaires qui s’opposent aux dictateurs d’aujourd’hui – des réactionnaires qui veulent imposer leur propre style de répression. On aurait pu penser qu’après le désastre qu’a été le soutien à Khomeini en 1979 et le soutien ultérieur à la République islamique jusqu’en 1983, lorsque le Toudeh et ses alliés ont commencé à subir eux-mêmes la répression, les arrestations et les emprisonnements, ils auraient retenu la leçon. Mais ce n’est manifestement pas le cas.
Il y a ensuite les ouvriers de la pétrochimie de Vahed et de Haft Tappeh. Ils mettent en avant certains des vieux slogans de 1979 tels que Nan, kar, azadi («Pain, travail, liberté»), ou d’autres versions de celui-ci. De toute évidence, ils sont beaucoup plus avancés.
Pendant ce temps, il y a les Etats-Unis. Le secrétaire d’Etat de Joe Biden, Antony Blinken, a déclaré la semaine dernière: «Nous ne parlons plus du JCPOA» – l’accord sur le nucléaire iranien. «Nous sommes uniquement préoccupés par les manifestations.» Toute intervention militaire des Etats-Unis ou des sanctions supplémentaires serait un désastre. Elles renforceraient le régime qui, à l’heure actuelle, dit à ses partisans en dehors de l’Iran qu’il n’y a pas de protestations majeures – que ce n’est que de la propagande diffusée par les Etats-Unis, Israël, etc. Une telle intervention extérieure garantirait des attaques plus brutales des forces de sécurité contre les manifestant·e·s et affaiblirait les protestations. Il est clair que personne en Iran ne demande une telle intervention.
Les manifestations de solidarité dans divers pays sont les bienvenus. Les femmes des pays voisins – en Turquie, en Irak et en Afghanistan, ainsi que dans les pays européens et de l’Amérique du Nord – ont manifesté leur solidarité avec les Iraniennes. Il ne fait aucun doute qu’un affaiblissement de l’islam politique en Iran aura des conséquences majeures au Moyen-Orient – bien sûr, nous sommes encore loin de la chute du régime, mais la République islamique d’Iran s’affronte aujourd’hui à un défi majeur, plus grave que jamais au cours des 44 dernières années.
Les manifestations actuelles sont moins organisées et moins massives que celles de 2009 (suscitées par ce que les fractions «réformistes» du régime ont appelé une élection présidentielle «truquée»). Cependant, elles sont plus importantes, en partie parce qu’elles bénéficient principalement du soutien de la classe laborieuse et de la classe moyenne inférieure, et que l’âge moyen des manifestant·e·s est plus jeune – ce qui implique que beaucoup de ceux et celles qui y participent ont moins peur des forces de sécurité. Plus de dix ans après 2009, et après l’échec du dernier cycle de négociations nucléaires, il n’y a aucun espoir immédiat d’amélioration économique. Comme l’ont dit de nombreux Iraniens ces dernières semaines, ils n’ont rien à perdre – Kard be ostokhan ressidhe («Le couteau a atteint l’os»). En 2009, la direction du mouvement était assurée par deux fractions «réformistes» du régime. Au bout du compte, ils voulaient que la République islamique survive. Les protestations actuelles ne sont certainement pas aussi timides.
Quelles sont les prochaines étapes?
Il est très difficile de prédire l’avenir de ces protestations, mais nous pouvons certainement envisager diverses alternatives. Nous pourrions voir les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite tenter de transformer les manifestations actuelles en une «révolution de couleur», en promouvant des «dirigeants» d’en haut. En l’état actuel des choses, il est peu probable que cela fonctionne, car nous avons déjà assisté à des tentatives ratées de produire de telles personnalités. Toutefois, même si un tel changement de régime se produisait, le nouvel Etat serait confronté à tant de défis sociaux, politiques et économiques qu’il reprendrait inévitablement la répression – une répression qui commencerait par s’attaquer aux couches les plus pauvres de la population.
Une autre possibilité est que le régime islamique et son chef suprême décident que leurs propres intérêts seraient mieux servis en modifiant leurs politiques actuelles. Nous voyons déjà deux «grands ayatollahs» dans la ville religieuse de Qom qui appellent au compromis. Les «réformistes» adoptent une position similaire. Le Guide suprême peut démettre le président actuel et nommer un remplaçant intérimaire – dans ces circonstances, nous ne pouvons nous attendre qu’à des remaniements très superficiels. La situation économique désastreuse ne manquera pas de susciter de nouvelles protestations.
En ce qui concerne la République islamique, le scénario le plus probable est une augmentation de la répression – par exemple, le déploiement des brigades d’élite des Gardiens de la révolution dans le but d’écraser toutes les protestations. Le 16 octobre, nous avons assisté à un incendie dans la prison d’Evin, où sont détenues de nombreuses personnes arrêtées lors des récentes manifestations. Les autorités affirment que l’incendie s’est déclaré dans la «section apolitique» de la prison, tandis qu’une autre version fait état d’une «émeute qui a conduit à un incendie». L’opposition affirme que des bombes incendiaires ont été tirées sur les prisonniers à Evin (il y a un précédent à cela – l’incendie du cinéma Rex en 1978 avait été déclenché par des partisans de l’ayatollah Khomeini). Nous ne connaîtrons probablement pas la vérité dans un avenir proche, mais à un moment ou à un autre, nous saurons qui est responsable des huit décès officiellement recensés à Evin. En fin de compte, la responsabilité incombe au Guide suprême, car les personnes décédées étaient des prisonniers dans une prison iranienne. Tout cela démontre le genre d’attaque brutale que le régime peut organiser.
Pour la gauche, le meilleur scénario se produira si ces protestations continuent. Chaque jour, nous assistons à l’adhésion de nouveaux secteurs de travailleurs et travailleuses. Après une série de privatisations, nous ne pouvons plus compter sur une grève nationale du pétrole (comme en 1979). Mais les conditions sont en train de se mettre en place pour que puisse se construire une organisation sérieuse, avec un programme adéquat. Plus vite ce sera fait, plus se rapprochera la possibilité d’un renversement révolutionnaire du régime de la République islamique – avec des conséquences sans précédent non seulement pour l’Iran, mais aussi pour tout le Moyen-Orient. (Article publié le 20 octobre 2022 sur le site Weekly Worker; traduction rédaction A l’Encontre)
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