Par Matteo Poretti
Le lien structurant les relations entre les capitalismes suisse et ukrainien réside dans les services notamment commerciaux et financiers offerts sur le plan international par la dite place helvétique aux grandes sociétés transnationales; en particulier celles des matières premières. N’importe quel trader de l’un des trois centres principaux de ce domaine d’activité (Genève, Vaud et Tessin) n’hésitera pas à affirmer le rôle international des institutions financières, assurantielles, de certification (SGS) et de trading helvétiques. Fondamentalement rien n’empêcherait que la commercialisation des matières premières soit organisée sans intermédiaires par les pays producteurs, ce qui ne serait pas sans conséquences sur leur développement. A la lecture de ces mots, les acteurs mentionnés nous accuseraient certainement de fouler ainsi aux pieds plus d’un siècle d’expérience accumulée, ayant engendré un tissu dense d’entreprises, de professionnels, de savoir-faire bancaire, de capacités logistiques et technologiques spécifiques.
Ce sont clairement là des facteurs explicatifs importants quant au rôle joué par la «place helvétique». Dans cette configuration, le facteur central réside dans la savante construction fiscale mise en place et totalement à l’avantage des détenteurs de capitaux et de revenus les plus élevés. Une fiscalité au service des intérêts firmes transnationales (et de leurs détenteurs), soutenue par un contrôle fiscal volontairement laxiste, est à la base du succès de la Suisse comme centre offshore du commerce mondial de matières premières. Ce que confirme l’avocat Jeremy Davis : « Je connais des sociétés qui songent toujours à s’installer en Suisse ; elles savent qu’elles paieront moins d’impôts ici. La fiscalité est une vraie préoccupation. S’il n’y a plus d’avantage dans ce domaine, il n’y aura plus de raison de venir ici. »[63] Ce que confirme également le sondage du Commodity trading monitoring report de l’Université de Genève qui indique que la majorité écrasante des sondés mentionne cet aspect comme facteur principal de la stabilité de la place helvétique et comme principal facteur d’attractivité[64].
Un rapport décisif fondé sur le commerce des matières premières
Nous sommes ici au cœur des relations capitalistes entre la Suisse et l’Ukraine ; celles qui s’articulent autour du commerce des matières premières. De ce point de vue, le rôle de la place suisse est de permettre aux transnationales actives en Ukraine, qu’elles soient sous contrôle étranger ou détenues par des oligarques autochtones, de maximiser leurs profits grâce à ce lien incestueux entre optimisation fiscale et évasion fiscale. Le résultat est sans ambiguïté: diminuer la distribution de la richesse sociale produite dans les pays exportateurs de matières premières (ici l’Ukraine), saignant les finances publiques et la possibilité de corriger la trajectoire socio-économique de ces pays en développement.
C’est là un thème débattu en Ukraine par certains milieux critiques. Par exemple Yulia Samaeva, journaliste économique du site Internet ukrainien zn.ua[65], commence un article publié en décembre 2021 par ces mots : « A la question simple “quel est le principal partenaire commercial de l’Ukraine ?” vous obtenez généralement une réponse simple : l’UE, la Chine, la Fédération de Russie. Ces pays figurent en tête de tous les rapports officiels sur nos opérations de commerce extérieur. La petite Suisse n’est généralement pas mentionnée dans ces rapports. Elle n’a pas besoin de nos exportations de matières premières, tandis que les biens et services suisses ne sont pas à notre portée. Cependant, c’est le plus grand partenaire commercial de l’Ukraine. »[66] C’est un excellent point de départ.
Nous avons vu, plus haut, que les relations commerciales directes et les relations en termes d’IDE entre les deux pays sont quantitativement insignifiantes et marquées par un fort déséquilibre en faveur de la Suisse. C’est donc que « le plus grand partenaire commercial » ne concerne pas les rapports directs, ce que clarifie Yulia Samaeva : les sociétés du commodity trading ayant leur siège en Suisse ont émis 14 milliards de dollars de factures provenant de la vente de marchandises produites et exportées par l’Ukraine vers le reste du monde en 2017, 16 milliards en 2018 et 18 milliards en 2019. Pour avoir un ordre de grandeur, disons que les exportations totales de l’Ukraine en 2020 s’élèvent à 49 milliards de dollars, dont le 85% concernent les matières premières. Ce qui signifie que 37% des exportations ukrainiennes ont été facturées, en 2019, depuis la Suisse. Toujours selon Yulia Samaeva, de ces 18 milliards « 15 milliards ont été payés pour du blé, des métaux ferreux, du minerai de fer, de l’huile de tournesol et des farines. Donc, 60% de toutes les céréales du pays et 61% de tout le minerai de fer ont été vendus dans le monde à travers la Suisse. »[67] Ces chiffres mettent en lumière le rôle d’intermédiaire commercial de la place helvétique pour les matières premières ukrainiennes.
Essayons de mieux comprendre ce rôle spécifique de la Suisse à partir de sources ukrainiennes[68]. Si l’on prend, en 2017, les 5 grands importateurs de maïs ukrainien (Egypte, Espagne, Pays-Bas, Iran, Italie), à peine plus de 3% de ces importations de maïs (en valeur) proviennent d’importations directes depuis l’Ukraine. Autrement dit, en 2017 près de 97% de ces importations proviennent de pays acheteurs de maïs à l’Ukraine qui le revendent à ces 5 pays, pourcentage qui a plus que doublé depuis 2012. Ces pays revendeurs sont principalement la Suisse, Chypre, les Emirats, les Iles Vierges britanniques & le Royaume-Uni, Panama, soit des dits paradis fiscaux. Or, la Suisse totalise les 2/3 de ces reventes. Selon les statistiques ukrainiennes du commerce extérieur, entre 2012 et 2015 la Suisse a traité le 43% des exportations ukrainiennes des produits oléagineux bruts et dérivés, le 38% des métaux ferreux et dérivés, le 43% des minerais et produits énergétiques. Informations qui ne figurent pas dans les statistiques des pays consommateurs (importation directe et indirecte) de ces matières premières.
Commerce de matières premières et évasion fiscale
La volumineuse facturation qui sous-tend ces relations commerciales signifie d’importants encaissements pour les sociétés concernées ayant leur siège (maison mère, filiale, société contrôlée) en Ukraine ou en Suisse. Posons-nous alors une question : pourquoi confier à des sociétés suisses la gestion administrative et commerciale des matières premières pour qu’elles soient revendues à plusieurs pays du monde sans même que ces matières transitent physiquement par la Suisse ? La réponse est à rechercher dans les mécanismes d’optimisation fiscale des profits finaux des sociétés qui contrôlent la production de matières premières en Ukraine. Pour que le transfer pricing (nous exemplifions le mécanisme ci-après) puisse déployer tous ses effets, il est indispensable d’avoir un intermédiaire financier basé sur un territoire à basse imposition des capitaux. C’est évidemment encore mieux si sur ce territoire se trouve un réseau bien huilé de commodity trading. Ce qui correspond exactement à la Suisse. Elle peut se prévaloir d’une longue expérience dans ce secteur comme dans l’optimisation fiscale. De plus s’y trouvent depuis longtemps des firmes qui échangent avec des entreprises de ce secteur[69]. En revanche cela ne fait pas très longtemps que des sociétés ukrainiennes du négoce de matières premières ont commencé soit à développer des liens étroits avec des sociétés situées en Suisse, soit à ouvrir directement une filiale en Suisse. Il semblerait que, sur les 900 négociants de matières premières en Suisse, généralement de petite taille mis à part quelques colosses, pas loin de la moitié, 400, pourraient avoir des liens directs avec l’Ukraine[70]. Pour notre part, nous avons repéré deux douzaines de sociétés au Tessin ayant des liens évidents avec des sociétés ukrainiennes actives dans la production de matières premières. Ces relations ont comme principale fonction de transférer des profits de l’Ukraine vers la Suisse, afin de les soustraire au fisc ukrainien.
Le mécanisme est le suivant. Prenons un exemple d’abord théorique puis concret de transfer pricing. Une société basée en Ukraine vend à une société située en Suisse du blé pour la valeur volontairement sous-évaluée de 100 millions CHF, alors que la valeur de marché serait de 150 millions. La société suisse revend aussitôt ce blé dans un pays consommateur, par exemple l’Egypte, mais cette fois-ci au prix du marché de 150 millions, voire un peu au-dessus du prix du marché, pour 160 millions ou davantage encore.
Pour être plus concret, prenons un exemple entre janvier et septembre 2015 : le prix moyen pondéré des exportations d’huile végétale vendues par l’Ukraine à l’Egypte s’élevait à 1175 dollars/tonne, tandis que le prix de ces mêmes produits vendus à la Suisse était de 806 dollars/tonne, soit une possible sous-évaluation de 31%[71]. Or il est important de préciser que les impôts sur le bénéfice et sur le revenu sont bien plus élevés en Ukraine qu’en Suisse. Ainsi la société ukrainienne qui vend en-dessous de la valeur de marché à un partenaire suisse réduit ses profits et par là même verse moins d’impôts à l’Etat ukrainien : « En Ukraine, il est très courant que les entreprises vivent année après année sans rentabilité, même si cela contredit les lois de la théorie économique, en déplaçant une part importante des profits vers des zones offshore afin de réduire le plus possible la base imposable. C’est là une pratique aussi courante pour les entreprises privées que publiques. »[72]
Selon ce même fonctionnement, les capitaux déplacés ainsi en Suisse, en direction de sociétés partiellement ou totalement contrôlées par des capitaux ukrainiens, vont payer moins d’impôts (qu’en Ukraine), suite à la revente des produits ukrainiens aux prix du marché car le régime fiscal est beaucoup plus favorable pour ce qui est de la fiscalisation des bénéfices des sociétés. Les sociétés à capitaux ukrainiens (presque toujours contrôlées par des oligarques), mais aussi celles d’autres pays y compris les sociétés à capitaux dits suisses, vont sortir gagnantes de cette opération. En revanche l’Etat ukrainien et toute la population du pays sont les grands perdants : « alors que les sociétés des oligarques présentent de solides pertes, du fait de l’exportation offshore des profits, le gouvernement tente de compenser ces pertes en augmentant la pression fiscale sur les entreprises non oligarchiques »[73].
La population ukrainienne passe à la caisse…
Il existe encore bien d’autres systèmes qui mènent à l’optimisation fiscale, mais nous n’allons pas nous y attarder. Nous préférons nous intéresser aux conséquences de ce système, dont le pivot s’organise autour des firmes helvétiques spécialisées dans la mondialisation commerciale et financière, sur la population ukrainienne. Précisons d’emblée que ce système serait simplement impossible sans la participation des autorités ukrainiennes et plus encore sans celle des oligarques. C’est dans un tel contexte qu’il faut inscrire le retrait, en 2019, de la Suisse de la liste grise de l’Union européenne des « paradis fiscaux »[74], lui épargnant les contrôles spécifiques qui pouvaient en découler. Cette décision illustre la force des oligarques et surtout des divers détenteurs des firmes transnationales, d’autant plus si l’on a l’esprit qu’en 2018-2020, depuis le territoire helvétique s’échangent notamment – avec des variations selon les années – 80% des stocks mondiaux de cacao, 55% du café, 65% du coton, 40% du pétrole, 60% des minerais et métaux[75].
Soulignons ici qu’aucune étude n’a été publiée en Ukraine (ni ailleurs) qui permette de mieux comprendre, chiffres à l’appui, le rôle de tout premier plan des institutions helvétiques spécialisées dans ces processus. Les chercheurs qui se sont penchés sur la question ont dû passer en revue des prix de transfert interne (transfer pricing[76]) à l’exportation des produits agricoles et de certains dérivés de métaux ferreux, comparés aux prix du marché pratiqués par les entreprises ukrainiennes ou le gouvernement. De ce point de vue, toute déviation par rapport aux prix du marché international constitue le signal d’un possible transfert de capitaux de l’Ukraine vers l’étranger, dans le but d’échapper à la fiscalité du pays. En ce qui concerne les matières premières agroalimentaires, le secteur le plus en expansion de l’économie ukrainienne, ces études ont estimé qu’au cours « des trois années 2015-2017, le prix du blé a été sous-évalué de 875 millions de dollars et de 664 millions pour le maïs[77] ; cela représenterait, potentiellement, selon Tommaso Faccio, de la Rivista Il Mulino, environ le 10% de la valeur totale des exportations de blé et un peu moins de 8% de celles de maïs, soit 1539 millions de dollars de profits délocalisés issus du blé et du maïs.»
Ces calculs, volontairement prudents, indiquent que « environ le 64% du blé sous-évalué est passé par des sociétés enregistrées en Suisse et au Royaume-Uni (essentiellement les îles Anglo-Normandes) de manière stable pendant les 3 ans sous étude. Les entreprises des Emirats et de Chypre représentent quant à elles le 11% de ce processus de transfert. Quant au maïs, la Suisse et le Royaume-Uni représentent le 59% de ce commerce de dumping fiscal (46% Suisse, 13% RU) en 2015. Par la suite, ce pourcentage diminue au profit de Hongkong et du Luxembourg et, en 2017, la Suisse ne représente plus que le 10% »[78]. Tommaso Faccio ajoute que la question de l’évasion fiscale se pose en des termes dramatiques en Ukraine : « où le budget de l’Etat est chroniquement sous-financé à cause du poids de l’économie informelle, au noir (jusqu’à 50% du PIB). La population du pays compte 45 millions d’habitants, pour un Etat central ne percevant que 20 milliards d’euros d’impôts, tandis que la Pologne voisine, avec moins de 40 millions d’habitants, perçoit 80 milliards d’euros d’impôts. »[79] Une autre étude sur le secteur agroalimentaire ukrainien estime que le transfert de profits par des techniques de transfer pricing entre 2012 et 2017 atteint, pour le blé, le maïs, le soja, le colza et l’huile de tournesol, 4,5 milliards de dollars[80]. En 2016, l’Ukraine a exporté le 12% du blé mondial mais seulement 60% de ces exportations sont passées par le marché mondial ouvert, tandis que le 40% sont passés par les techniques d’ingénierie pour transfert de profit et optimisation fiscale décrites plus haut[81].
Selon les mêmes chercheurs, le problème se pose également dans l’exportation des métaux ferreux : « les résultats de notre analyse indiquent que, dans les trois dernières années (2015-2017), les exportations de minerai de fer depuis l’Ukraine ont été en moyenne sous-facturées d’au moins 20%, ce qui signifie 520 millions de dollars de profits potentiellement transférés vers des territoires à basse imposition, grâce à des techniques de transfer pricing »[82]. Globalement, le transfert de profits issus du négoce de matières premières vers des territoires à basse fiscalité « coûte annuellement quelque 3 milliards d’euros, ce qui engendre des pertes fiscales de 750 millions d’euros »[83]. La même étude souligne que «le transfert de revenus à l’étranger vers des juridictions à faible taux d’imposition pendant l’“économie pandémique” (2020-2021) peut être estimé à 120-200 milliards d’UAH [hryvnia, monnaie ukrainienne] par an [soit 4 et 6,8 milliards de dollars], ce qui entraîne un manque à gagner fiscal budgétisé compris entre 15 et 35 milliards d’UAH par an [entre 520 millions et 1,19 milliard de dollars]»[84].
Indépendamment de la précision difficile de l’estimation des montants, il est clair que sans cette évasion fiscale, la population ukrainienne aurait plus de facilité à récupérer une tranche significative de la richesse sociale produite et de limiter ainsi la dépendance envers les institutions financières internationales.
La grande discrétion des autorités et de la finance helvétiques
Nous avons soulevé la question des gains fiscaux (malgré un taux d’imposition inférieur à l’Ukraine) engrangés par la Suisse (Confédération, cantons et communes) grâce au négoce de matières premières. Mais il n’y a aucune donnée directe disponible à ce sujet. Une réelle loi du silence pèse sur ces informations. Nous avons même interpelé directement l’Administration fédérale des contributions (AFC) qui nous a répondu laconiquement ne pas avoir d’informations à ce sujet.
Essayons, malgré ce black-out, d’extrapoler en partant des revenus nets du commerce de transit des matières premières que nous avons mentionnés plus haut. Précisons au préalable trois éléments. Tout d’abord, en Suisse en 2022 le taux d’imposition cantonal moyen sur les bénéfices est de 14.68%, allant de 11,85% à Zoug à 19.16% au Tessin[85]. Ensuite, avec l’introduction de la réforme fiscale et du financement de l’AVS (RFFA), adoptée en 2019, ces nouveaux taux d’imposition cantonaux sur les bénéfices, même s’il est possible qu’ils augmentent légèrement d’ici 2024 (selon les normes de l’OCDE), sont nettement plus bas que ce qu’ils semblent, du fait des aménagements possibles qui ont été concédés. Enfin, en 2013, avant la RFFA, la charge fiscale des entreprises de matières premières se situait théoriquement entre 10 et 15%, un taux en réalité plus bas, vu les échappatoires légales en termes d’exemptions et d’allègements fiscaux, ainsi que de statut fiscal de l’entreprise[86].
Pour extrapoler, nous pouvons partir d’un taux hypothétique général moyen de 8%, compte tenu de tous les dégrèvements fiscaux dont jouissent les sociétés du commodity trading en Suisse ; les rentrées fiscales globales s’élèveraient à environ 4.7 milliards CHF en 2021 et, si l’on reprend selon la même hypothèse les rentrées 2010-2021, nous obtenons annuellement autour de 3,1 milliards. Mais si nous élevons le taux à 12%, cela donne 7.1 milliards CHF pour 2021 et 4,7 annuels moyens pour 2010-2021. Il est évidemment très difficile de dire laquelle des deux hypothèses est la plus proche de la réalité, mais nous pouvons supposer qu’une valeur située entre 5 et 7 milliards est pertinente pour 2021. Hypothèse renforcée par la seule source que nous avons trouvée, datant de 2011, provenant de l’Association suisse des banquiers qui « estime que ce secteur [le négoce de matières premières] contribue pour 4 milliards CHF à l’économie helvétique »[87].
Au-delà de l’approximation que représentent ces données, nous pouvons sans autre interpréter cette contribution du commerce de transit de matières premières à l’économie de la Suisse comme un considérable apport fiscal net.
La quadrature du cercle : Back in the Ukraine grâce au «round tripping»
Reste à approfondir un aspect important, concernant les relations entre les capitalismes suisse et ukrainien. Il s’agit du «retour» en Ukraine depuis la Suisse et sous forme d’investissements directs à l’étranger (IDE) d’une partie des profits transférés d’Ukraine en Suisse grâce au transfer pricing. C’est ce que nous nommons la quadrature du cercle du processus global de soustraction de la richesse sociale à la population ukrainienne. D’ailleurs le nom qui est imparti à ce phénomène par des spécialistes est clair : round tripping des IDE. Expression traduite par « aller-retour des investissements », mais qu’il vaudrait mieux traduire par « retour en boucle d’investissements ». Dans l’opération d’optimisation fiscale, il y a un avers, c’est le transfer pricing, permettant l’évasion fiscale par délocalisation de profits pour les libérer de la charge fiscale locale. Et il y a un envers, c’est le round tripping, permettant le recyclage de capitaux ayant échappé (partiellement) au fisc (par le transfer pricing), opéré sous la forme d’IDE arrivant dans le pays d’origine en tant qu’investissements étrangers, jouissant par là même des abattements fiscaux et des aides à l’installation (avantages en termes de protection juridique spéciale, subventions à la location de terrains ou d’établissements, soutien logistique, etc.) accordées aux nouveaux investisseurs.
Et, suivant le cas, ces capitaux en retour donnent lieu, en Ukraine, à des sociétés fictives ou réelles mais toujours profitables. Par exemple, à partir de 1998 le gouvernement ukrainien a lancé 12 zones économiques franches et 464 zones de développement prioritaires, couvrant au total le 20% de la surface du pays qui, rappelons-le, est le plus vaste d’Europe, jouissant d’importantes exemptions fiscales (pas d’impôt sur le revenu ni de TVA) et douanières. Ces territoires à statut spécial sont justifiés, comme toujours dans ce genre de politique, par l’objectif d’attirer des investisseurs étrangers dans les régions les moins développées du pays afin de les «sortir de l’ornière». Une part significative des investissements atterrissant dans ces aires spéciales provient de juridictions offshore.
Dans quelles proportions résultent-elles de capitaux évadés et rapatriés, selon les modes décrits ci-dessus ? Il est difficile de le préciser. De 2007 à 2015, « les zones économiques franches (ZEF) et les zones de développement prioritaires ont coûté (ZDP) au total 10.43 milliards d’UAH au budget de l’Etat ukrainien en termes d’avantages fiscaux et elles n’ont rapporté au total que 8.14 milliards d’UAH. L’indice d’efficacité budgétaire pour les premières (ZEF) était de 0.59 centimes par 1 hryvnia ; les secondes (ZDP) ont fait un peu mieux, 0.86 centime par 1 hryvnia ; ensemble, elles ont fourni 0.78 UAH par hryvnia d’avantages fiscaux »[88]. Le projet n’a évidemment pas rejoint ses objectifs officiels ; il a d’ailleurs commencé à subir de profonds changements en 2005 ; mais il a certainement été bénéfique pour les investisseurs.
Un autre front aurait pu être rentable pour les retours des capitaux ayant fui le fisc grâce à la place financière helvétique, celui du plan de privatisations de 2019, adopté par le gouvernement Zelensky (expliqué précédemment). Il aurait dû permettre de faire d’une pierre deux coups : trouver d’intéressants nouveaux débouchés pour les capitaux ainsi rapatriés et, en même temps, bénéficier des « programmes d’incitation (dont une exonération fiscale de 5 ans pour les investissements de 10 millions de dollars dans des projets de privatisation à grande échelle, des prêts à taux d’intérêt réduits pour les PME, la collaboration d’un gestionnaire gouvernemental pour des investissements de plus de 100 millions de dollars, des taux d’amortissement plus élevés pour les immobilisations, etc.) »[89]. Comme pour tout le reste, ce n’est pas uniquement la guerre qui a mis un coup d’arrêt à cette opération, mais aussi le fait que nombre de ces entreprises à privatiser sont, selon bien des médias économiques, invendables ou alors elles ont une valeur inestimable au sens premier du terme (notamment du fait du manque d’informations disponibles ou accessibles pour les évaluer et de la corruption qui peut faire obstacle aux évaluations ou aux rachats). L’œuvre du gouvernement en faveur de la fraude fiscale des nantis ukrainiens est ici évidente.
Les pertes fiscales découlant du round tripping sont considérables. En 2017, le volume des investissements directs attribuables à des personnes physiques ou morales ukrainiennes s’élevait à 270 millions de dollars, soit le 10.4% de tous les IDE investis en Ukraine[90]. Or ce sont pour la plupart des IDE revenant depuis des territoires à faible fiscalité, comme la Suisse, Chypre ou les Pays-Bas. De 2010 à 2021, selon la Banque nationale d’Ukraine, le volume d’IDE issu de résidents ukrainiens s’est élevé au total à 11,1 milliards de dollars, soit le 25.5% du total des IDE (43.6 milliards de dollars) arrivés en Ukraine au cours de ces 12 années. Après un fort reflux, dès 2014-2015 (occupation de la Crimée par l’armée russe), une reprise a eu lieu dès 2017. Les IDE provenant de résidents ukrainiens sont alors passés de 12% en 2017 à 23% en 2018 et 37% en 2019 ; en 2021, ce pourcentage est monté à 68.5% (soit 1.6 milliards de dollars). L’essentiel du round tripping provenant alors de Suisse, de Chypre et d’Autriche[91].
Synthétiquement, la «place helvétique» constitue un engrenage essentiel pour le transfert de profits qui, depuis l’Ukraine, veulent évader le fisc, mais cette «place helvétique» tire de gros avantages de cette fonction. De cette manière, le système financier helvétique permet aux capitalistes ukrainiens de mettre un timbre made in Switzerland sur leurs capitaux afin qu’ils puissent retourner en Ukraine propres (blanchis de l’évasion fiscale), jouissant de surcroît d’exemptions fiscales grâce au label IDE (provenant donc officiellement de l’étranger). Le capitalisme suisse joue ainsi son rôle de blanchisserie en faveur des oligarques ukrainiens et évidemment il perçoit sa ristourne au passage. Mais finalement, ce sont les salarié·e·es d’Ukraine qui paient la note…
Conclusion
Nous avons tenté une analyse relativement détaillée des relations et des intérêts, parfois contradictoires mais souvent convergents, entre les acteurs clés du régime capitaliste helvétique et les oligarques ukrainiens ainsi que leurs alliés. Ces régimes sont certes issus d’histoires différentes. Toutefois, une convergence d’intérêts dominants de classes – au-delà de leurs configurations respectives différentes – s’affirme : l’accaparement privé de la richesse produite par les classes laborieuses. Sous des formes différentes, les oligarchies capitalistes – au-delà de leurs nationalités – ont une syntaxe commune.
Finalement, une indication politique ressort clairement de notre contribution, concernant l’actuelle agression impérialiste menée par la Russie contre l’Ukraine. Une indication qui prendra toute sa valeur lorsque le conflit, dans sa forme armée actuelle, trouvera une conclusion. C’est alors que les salarié·e·s du pays vont s’affronter à un nouveau type de conflit, d’ordre socio-politique (dont certains traits se sont profilés à l’occasion des lois sur le droit de grève et le droit du travail, certes dans le cadre de l’état d’urgence). Il s’agit de la phase de « reconstruction » (après les désastres propres à une guerre) de l’économie nationale, qui mettra face à face non seulement les classes dominante et dominée du pays, mais aussi les intérêts de grands pays impérialistes et ceux des différentes factions oligarchiques qui contrôlent ou veulent contrôler l’Ukraine, sans mentionner les options géopolitiques des Etats-Unis, de l’OTAN et de l’UE, et la permanence de conflits avec la Russie de Poutine et ses projets impérialistes spécifiques.
Dans une perspective d’autodétermination de la majorité populaire de l’Ukraine, les dimensions sociales, politiques et économiques vont être l’enjeu d’affrontements de classes dont les dimensions dépasseront le cadre national. Dans ce sens, le mouvement de solidarité avec le peuple ukrainien face à l’agression impérialiste du régime poutinien devra revêtir de nouveaux objectifs et de nouvelles formes, dont des premiers éléments, certes tout à fait limités, ont été tracés par diverses délégations syndicales et politiques entrées en dialogue avec les secteurs syndicaux et sociaux progressistes d’Ukraine.
Au plan socio-politique en Suisse – puisque c’est le terrain sur lequel nous pouvons agir – il s’agit d’apporter, dans le cadre des contacts établis dans la solidarité avec des militant·e·s d’Ukraine, une information et une explication du rôle d’acteurs décisifs du capitalisme helvétique et de leur jonction d’intérêts avec les fractions oligarchiques en Ukraine, le tout étant chapeauté par les institutions financières internationales. Pour prendre un seul exemple, la validité de la suppression de la dette ukrainienne, un des éléments clés d’une reconstruction socio-économique du pays, peut être aisément argumentée en partant du transfert massif de la richesse sociale qui s’est opérée et risque de continuer à s’opérer au travers des mécanismes que nous avons décrits. Il va sans dire, dès lors, qu’une aide financière de taille doit aller à la population ukrainienne et doit être gérée par elle. Dans l’immédiat, les conditions les meilleures doivent être assurées, sur la durée nécessaire, aux réfugié·e·s venant d’Ukraine – ce n’est au fond qu’une «compensation» économique minimale, un transfert pricing répondant à des besoins sociaux fondamentaux. Et ces besoins doivent aussi reconnus, de manière identique, pour l’ensemble des réfugié·e·s.
Par ces lignes, nous espérons avoir apporté au moins une modeste contribution à ce vaste, complexe et urgent débat collectif. (Traduction Dario Lopreno; édition des quatre parties – publiées les 20, 21, 22 et 23 septembre – de cette contribution par la rédaction A l’Encontre)
Matteo Poretti, MPS Tessin
Notes
[63] Cité par Sylvain Besson, «Les pressions de l’UE menacent le paradis du négoce», Le Temps, 27/08/2012.
[64] Eggert Nina, Ferro-Luzzi Giovanni, Ouyang Difei, Commodity trading monitoring report, unige, 2017.
[65] C’est un hebdomadaire on line ukrainien, sur papier de 1994 à 2019, intitulé le Miroir hebdomadaire, sur https://zn.ua/eng/
Cf. https://zn.ua/ukr/macrolevel/ot-zhe-zh-kantoni.html
[67] Idem.
[68] Cf. tableau Commerce du maïs ukrainien : Rapport entre pays consommateurs et pays revendeurs, en 2017, disponible sur https://commons.com.ua/uk/ofshorizaciya-ukrayinskoyi-ekonomiki/
[69] Mentionnons les Nibulon, Kernel, Cargill, Bunge, Louis Dreyfus Company, Ferrexpo, Philipp Morris, Sierentz Global Merchants Sàrl, etc.
[70] Cf. l’article cité sur https://zn.ua/ukr/macrolevel/ot-zhe-zh-kantoni.html et OFS, Près de 10’000 personnes et 900 négociants sont au cœur du commerce de matières premières en Suisse, Berne, 08/03/2021
[72] Idem.
[73] Idem.
[74] ATS/EBZ, La Suisse définitivement retirée de la liste grise des paradis fiscaux, RTS, 10/10/2019
[75] Anne-Isabelle Gomez, Le trading de matières premières et la Suisse, RTS, 26/04/2021 et Conseil fédéral, Le secteur suisse des matières premières : état des lieux et perspectives, Berne, 30/11/2018
[76] Les prix de transfert (Transfer pricing), selon la définition de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), ce sont les prix auxquels une entreprise transfère des biens corporels, des actifs incorporels, ou rend des services à des entreprises associées. Ils se définissent comme les prix des transactions entre sociétés d’un même groupe et résidentes d’Etats différents et supposent des transactions intragroupes et le passage d’une frontière. Il s’agit finalement d’une opération d’import-export au sein d’un même groupe (cf. Le prix de transfert. Guide à l’usage des PME, Direction générale des impôts, Paris, 2006).
[77] Article de Tommaso Faccio, sur le site https://commons.com.ua/uk/peremishennya-pributku-pri-eksporti-silskogospodarskih-produktiv-z-ukrayini.
[78] Idem.
[79] Idem.
[80] Cf. https://commons.com.ua/uk/ofshorizaciya-ukrayinskoyi-ekonomiki/
[81] Idem.
[82] European United Left / Nordic Green Left group of the European Parliament, Profit shifting in Ukraine’s iron ore exports, a cura di Alexander Antonyuk, Zakhar Popovych, Tommaso Faccio and Graham Stack, 2018, p. 21
[83] Idem
[84] Idem.
[85] Dominik Weber, Ecotaxes, transparence fiscale et imposition minimale mondiale, KPMG Suisse, 03/05/2022
[86] DFAE, DFF, DEFR, Rapport de base : matières premières cité, pp 17 et 36.
[87] Myret Zaki, «Genève domine le négoce, un secteur qui pèse plus lourd que le tourisme dans le PIB suisse», mensuel Bilan, 04/07/2011
[88] Oleksandr Kravchuk, The origins of the offshore model of Ukrainian economy, sur commons.com.ua, 08/12/2015, https://commons.com.ua/en/ukrayina-ofshorna-istoriya-formuvannya-vitchiznyanoyi-modeli-ekonomiki.
[89] Export Entreprises SA, Ukraine : Investir, sur la page Internet de Services Add’Occ (https://export.agence-adocc.com/fr/fiches-pays/ukraine/investir), mis à jour en juin 2022.
[90] Cf. https://case-ukraine.com.ua/content/uploads/2020/09/CASE_Tax-avoidance.pdf
[91] Statistiques 2022 de la Banque nationale ukrainienne, https://bank.gov.ua/admin_uploads/article/FDI_round_tripping_pr_2022-03-31.pdf
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