Par Matteo Poretti
Afin de réaliser la meilleure prise en charge de leurs intérêts propres, les pays impérialistes peuvent compter sur un réseau dense d’institutions financières – Fonds monétaire international, FMI, Banque mondiale-BM, Banque européenne pour la reconstruction et le développement- BERD, Banque des règlements internationaux-BRI, Banque européenne d’investissement- BEI – et politiques (Union européenne, UE, Organisation de coopération et de développement économiques-OCDE, Organisation mondiale du commerce-OMC, etc.). Elles agissent comme de vrais brise-glace pour la mise en application des politiques néo-libérales, précondition indispensable pour la mise en place d’un processus le plus favorable possible à l’accumulation capitaliste, soit à la reconversion d’une partie de la plus-value en capital additionnel, en s’assurant, entre autres, de pouvoir exploiter au mieux la force de travail disponible.
Ajoutons à ce tableau les politiques dites bilatérales d’aide au développement. L’un des mécanismes essentiels de ces institutions passe par le levier financier des prêts conditionnés, une forme de chantage, un véritable nœud coulant passé au cou des pays fragiles du fait de leur positionnement dans la division internationale du travail. En effet, les prêts, qui ne sont pas gratuits, sont élargis à condition que le pays bénéficiaire applique servilement la cure imposée par le pays créancier ou l’institution créancière, cure à base de mesures destinées à ouvrir l’économie à la concurrence pratiquée par les entreprises des pays capitalistes avancés. Si un pays bénéficiaire rompt avec la cure néo-libérale, par exemple parce que la population s’est «insurgée», les institutions financières internationales suspendent les versements – alloués petit à petit – en attendant que le virus de l’opposition sociale et politique soit vaincu, y compris par une répression à large échelle destinée à imposer les mesures néo-libérales dites d’accompagnement des prêts. Un prêt du FMI ou de la BM n’implique donc pas uniquement le remboursement avec intérêts, il induit également des contraintes politico-économiques auxquelles le pays débiteur doit se soumettre, faute de ne pas recevoir la suite du prêt.
L’Ukraine dépend des prêts des institutions financières internationales
Tout cela a commencé à se passer également en Ukraine dès sa sortie d’une économie encore dominée par une propriété étatique administrée par une bureaucratie qui s’appropriait de manière systémique l’excédent produit et son entrée chaotique dans le système capitaliste mondialisé. En 1992, alors que le pays a contracté une dette de 457 millions de dollars (soit l’équivalent de 965 millions de dollars actuels ou 937 millions CHF). Puis la dépendance envers les prêts a crû, avec un décrochage important, l’endettement passant de 20 milliards dollars en 2005 à 36 milliards en 2006 et 93 milliards en 2020.
Cet endettement dépend à ce moment pour 51.5 milliards de dollars de prêts en obligations à long terme concédés par des investisseurs privés, non garantis par une entité publique. Fin 2020, le total de la dette extérieure représentait le 11% du revenu national brut, tandis que la dette à court terme équivalait à 33% des exportations des biens et services. Le FMI est aussi entré très tôt en scène, dès 1994. Fin 2020, il était impliqué pour près de 13 milliards de dollars. Vient ensuite la BM avec 8 milliards de dollars, suivie de la BERD et de la BEI. Evidemment, avec la guerre d’invasion russe, l’exposition financière de l’Ukraine s’est accrue considérablement: aux 5 milliards de crédits du FMI s’ajoutent les prêts d’urgences des autres institutions et les avances de divers pays. Il est plus que vraisemblable que les banques suisses se soient tenues à l’écart des créances à l’Ukraine, « considéré comme un pays à risques »[48].
En mars 2015, le FMI a accordé un prêt de 17.5 milliards dollars à l’Ukraine, étalé sur 4 ans, soumis à un échéancier de contre-réformes très strictes: libéralisation du commerce extérieur, des prix du gaz ce qui signifie des augmentations de prix, autorisation de la vente des terrains agricoles aux investisseurs privés étrangers, réduction de nombreuses subventions sociales, privatisation des monopoles d’Etat, politiques d’austérité budgétaire publique, hausse de l’âge de la retraite, facilitation des licenciements dans le privé et dans le public, etc. En avril 2017 le FMI fournit une tranche de 1 milliard de dollars en imposant toute une série de mesures d’accompagnement[49]. Un mois plus tard le FMI suspend les trois versements suivants (mars, août et novembre) à cause de la « lenteur » du gouvernement ukrainien dans l’application des contre-réformes voulues par le bras financier des pays impérialistes. Ce n’est qu’en décembre 2018 que le FMI versera une nouvelle tranche du crédit, après avoir obtenu des garanties gouvernementales quant à la mise en pratique des mesures exigées. En 2020, le FMI décidera encore une fois de suspendre un versement ultérieur de 500 millions dollars, qui ne seront versés qu’en décembre 2021, parce que la réforme de la Banque nationale ukrainienne, pour plus d’indépendance, et un certain nombre de mesures de lutte contre la corruption tardaient à être appliquées.
Prêts dérisoires de la Suisse dans le sillage du FMI
Regardons de plus près, en la matière, la politique de la Suisse à l’égard de l’Ukraine. Pour les prêts financiers, la Suisse se comporte exactement comme ses banques. D’abord elle s’est tenue à l’écart aussi longtemps que possible, puis elle est intervenue en se conformant à la politique du FMI. En 2015 la Confédération a activé la BNS (Banque nationale suisse) pour un « crédit d’aide monétaire » à l’Ukraine passant par sa Banque nationale, pour un montant maximal de 200 millions de dollars. La Confédération se portait garante, en vertu de la Loi sur l’aide monétaire ; le crédit était formellement lié au programme du FMI de 2015. Le conseiller fédéral Ueli Maurer (UDC) confirmait cela devant le Parlement : « La Confédération garantit à la Banque nationale le remboursement dans les délais et le paiement des intérêts du prêt, qui est notamment lié à la réussite de l’examen de la mise en œuvre du programme du FMI par l’Ukraine. Sur la base du dernier examen du programme par le FMI en octobre 2016, le Conseil fédéral a estimé que les conditions étaient remplies pour le versement d’une première tranche de 100 millions de dollars. Le versement a eu lieu en mars 2017. »[50]
Il appert donc clairement que ce prêt s’est déroulé sous le contrôle du FMI. Mais il y a pire. Car, bien que l’agression de la Russie commencée le 24 février 2022 a rendu les besoins financiers de l’Ukraine encore plus évidents, le conseiller fédéral Ueli Maurer affirmait tranquillement, le 16 mars 2022, ce qui suit : « Nous avons décidé [le prêt à l’Ukraine] en 2017 pour un montant de 200 millions de dollars. 100 millions ont été retirés. Le remboursement devait avoir lieu le 3 mars ; l’Ukraine a remboursé ces 100 millions de dollars dans les délais, malgré le début de la guerre. Il n’y a donc plus d’obligations de la part de l’Ukraine envers la Suisse, l’affaire est réglée. »[51] Le ministre UDC a probablement pensé à la chance que représentait la récupération, de justesse, de cette somme qui clôturait la seule situation d’exposition monétaire de la Suisse envers l’Ukraine.
A l’instar des banques helvétiques, la Confédération s’est tenue à l’écart de l’Ukraine, sans se soucier de la guerre d’invasion qui met le pays, et surtout sa population, à genoux. Ainsi, les militant·e·s résidant en Suisse, qui dénoncent l’invasion russe et soutiennent la population ukrainienne qui se défend, ne peuvent pas revendiquer de manière ciblée l’annulation de la dette publique que l’Ukraine a contractée avec le gouvernement. Il est nécessaire de réfléchir d’ores et déjà à l’après-guerre et comment revendiquer que la Suisse contribue à la reconstruction de l’Ukraine à fonds perdus et sans multiplier les contraintes néo-libérales type FMI, ce qu’elle a toujours fait depuis son entrée dans le FMI en 1992. En effet, la Suisse est responsable du groupe de vote composé de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, du Kirghizistan, de l’Ouzbékistan, de la Pologne, de la Serbie, du Tadjikistan et du Turkménistan. Certains analystes utilisent la formule d’Helvétistan pour qualifier ce «groupe de vote»
La Suisse et la «coopération au développement»
Une part importante de la présence institutionnelle helvétique est déléguée aux interventions bilatérales de la coopération au développement, au nom desquelles la Confédération vante une présence constante et durable, bien que ce soit une présence fort peu dispendieuse.
Cela commence au milieu des années 1990, puis les choses sont formalisées avec l’Accord de commerce et de coopération économique entre la Confédération suisse et l’Ukraine, entré en vigueur fin 1996, suivi de l’ouverture d’un bureau de coopération à Kiev en 1999, sous l’égide du Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) et de la Direction du développement et de la coopération (DDC). Jusqu’en 2010, cette coopération n’a pas dépassé la moyenne de 10 millions CHF annuels, puis 57 millions annuels moyens en 2011-2014, 100 millions en 2015-2018, 108 millions en 2020-2023. Notons, d’une part, que ce sont des sommes modestes compte tenu de la «capacité financière» de la Confédération, d’autre part, que leur augmentation est principalement liée aux difficultés issues de l’occupation de la Crimée et du Donbass depuis 2014 et, enfin, que ces accroissements sont également liés à la progression des investissements des entreprises suisses en Ukraine.
L’Ambassade suisse à Kiev gère intégralement la coopération au développement. Bien qu’il n’y avait que 300 citoyens suisses résidant en Ukraine avant l’invasion russe et malgré les limites quantitaives de la coopération, l’ambassade a constamment œuvré à garantir les meilleures conditions de développement pour les entreprises suisses, en se servant pour cela non seulement de la coopération et de ses retombées sur le plan local, mais aussi en instaurant à ces fins un rapport direct et «bénévole» en direction des autorités politiques et administratives. Une manière de s’attirer les bonnes grâces des autorités à l’égard des entreprises helvétiques.
Les investissements dans la coopération au développement sont également liés au soutien aux gouvernements ukrainiens pro-occidentaux et à leurs réformes néo-libérales, comme l’explique clairement le Département des affaires étrangères : «La Suisse renforcera son soutien dans les secteurs dans lesquels elle a été active jusqu’ici et qui présentent des résultats tangibles : décentralisation, santé, efficience énergétique et soutien au secteur privé. Les initiatives suisses soutiennent les réformes gouvernementales.»[52] Et encore plus récemment, en 2020, la DDC écrivait que «l’indépendance des institutions, la consolidation de l’Etat de droit, des processus démocratiques, de résultats tangibles dans la lutte contre la corruption et la limitation de l’influence des oligarques sont les clés de la réussite des réformes et un préalable à l’accroissement de la confiance entre les citoyens et le gouvernement. La communauté des donateurs apporte un réel soutien à l’agenda des réformes.»[53]
La coopération au développement helvétique a inscrit, parmi ses objectifs, l’aide à l’Ukraine. Cependant, comme c’est le cas avec tous les pays dit «en développement», le soutien financier de l’une des économies les plus riches du monde est absolument insuffisant ; mais ce n’est pas pour autant qu’un soutien pour la forme, c’est également une arme politique destinée à interférer dans l’ordre politique et social d’un pays, afin d’y implanter les logiques de l’économie de marché dans une orientation néo-libérale. Tout cela afin de créer les conditions d’accumulation favorables aux entreprises capitalistes des pays impérialistes. C’est là exactement le cadre d’action de la coopération suisse en Ukraine.
Nous verrons toutefois que les conditions juridiques, fiscales et financières de la place helvétique servent également les intérêts des oligarques ukrainiens. C’est là un point de jonction entre les deux classes dominantes – aux configurations politico-historiques différentes mais articulant leurs intérêts respectifs – qui aboutit, sur le fond, à assurer la captation transnationale croissante (à venir) de plus-value.
Commerce de transit et fiscalité helvétiques: le banquet du capitalisme helvétique et des oligarques ukrainiens
Les rapports entre les deux capitalismes – plus précisément entre le capitalisme suisse et les oligarques ukrainiens – se cristallisent autour du commerce de transit de matières premières, un système aussi opaque que rentable. Plus que par la balance commerciale et les investissements directs, le capitalisme suisse tire ses avantages de ce commerce transitant financièrement par la Suisse et qui est intimement lié à la fiscalité particulièrement avantageuse pour les sociétés de ce secteur. Voyons de plus près comment cette activité constitue le canal privilégié par lequel le capitalisme helvétique participe à la confiscation d’une partie de la richesse sociale produite en Ukraine, en la drainant vers les caisses d’entreprises et d’actionnaires sis en Suisse, mais aussi vers les coffres d’oligarques ukrainiens et russes. Les perdants de ce système sont évidemment les travailleuses et les travailleurs ukrainiens, la majorité de la population.
Le rôle de la place helvétique dans le commerce mondial de matières premières
Selon diverses estimations, la Suisse se situe au premier rang mondial dans le commerce de matières premières, avec 35% du cacao, 40% du pétrole, 45% du sucre, 55% du café, 60% des métaux, 60% des céréales, 65% du coton[54], pourcentages qui varient sensiblement d’une année à l’autre et d’une source à l’autre, mais qui tournent toujours autour de ces valeurs. D’autres données, datant de 2019 et provenant de la Confédération, indiquent qu’il y a 935 entreprises dans le secteur, employant 10’441 personnes (soit 9807 emplois plein temps, EPT)[55]. En 1993, le produit net du secteur s’élevait à 1339 millions CHF, en 2021 il atteint 59’194 millions CHF[56].
Autrement dit, le produit du secteur s’est multiplié par 44 en 28 ans, se montant aujourd’hui à un peu plus de 4% du PIB de la Suisse. C’est là une indication claire quant au poids, croissant, de cette activité et, par là même, de son importance dans la politique des autorités face aux places capitalistes concurrentes.
Une ingénierie fiscale taillée pour le négoce de matières premières
Le rapport particulier qui lie la Suisse à la prédation des matières premières – minérales, agricoles, énergétiques – de l’Ukraine est évident. Nous allons voir comment la Suisse agit tel un aimant, par le biais de sa fiscalité particulièrement favorable aux capitaux et aux produits de ce secteur et avec une très grande complaisance envers les acteurs du milieu.
Les autorités ont été contraintes, sous la pression de l’UE refusant ce pan de la concurrence inter-capitaliste, d’abandonner le système des régimes spéciaux accroissant la sous-enchère cantonale fiscale en faveur des holdings dites pures (exerçant uniquement une activité administrative en Suisse) et mixtes (exerçant également une activité commerciale en Suisse). C’était un système qui a attiré nombre d’entreprises du négoce de matières premières notamment. Pour minimiser les pertes – perte d’attractivité de la place fiscale helvétique, délocalisations d’entreprises – tout en devant céder face à l’UE, les autorités ont mis en place la RFFA[57], en 2019. En quelques mots, il s’est agi du passage d’un régime de privilèges fiscaux pour les entreprises présentes principalement sur le plan international à un régime d’importants dégrèvements fiscaux linéaires pour toutes les entreprises ayant leur siège en Suisse, supprimant de ce fait l’inégalité préférentielle de traitement incriminée par l’UE. Cette réforme a institué, sur le plan des cantons, une patent box qui « leur permettra de soumettre à une imposition réduite les bénéfices provenant de brevets », avec un taux minimum d’imposition de 10%[58]. « Des déductions supplémentaires pourront en outre être accordées pour la recherche et le développement » (R&D), à concurrence d’un maximum de 150% de ces dépenses qui, à ce titre (R&D), peuvent également concerner les salaires des managers! Au total ces réduction ne peuvent pas dépasser le 70% du bénéfice de l’entreprise.
La cerise sur le gâteau de cette réforme en forme de cadeau aux entreprises consiste dans le fait suivant. D’une part, en règle générale, avec bien des exceptions encore plus favorables, les sociétés internationales étaient taxées 8.5% sur le bénéfice ; d’autre part, avec la RFFA toutes les entreprises sont taxées similairement ; mais, et là réside le subterfuge, les cantons ont diminué les taux d’imposition de toutes les entreprises. Par exemple, à la suite de cette réforme, les cantons de Genève, Tessin et Vaud sont passés, respectivement, d’un taux d’imposition de 24.16% à 13.49%, de 18.6% à 14.6% et de 20.95% à 13.79%. Et si le négoce de matière premières passe globalement d’un taux d’imposition de 10% à 14.6%, l’augmentation peut être largement compensée par les possibilités de réductions (patent box, R&D, etc.) mentionnées ci-dessus.
En conclusion, les commodity trading companies (entreprises du négoce de matières premières) voient leur situation rester stable. Les secteurs clé de la classe dominante sont parvenus à faire le moins de concessions possibles à l’UE et à l’OCDE, en préservant la continuité de son système fiscal. Ce dernier étant, au demeurant, parfaitement intégré aux innombrables stratagèmes (l’OCDE en individualise plus de 400[59]) dont se servent les sociétés transnationales pour baisser leur charge fiscale, particulièrement dans les pays où les matières premières sont extraites ou ouvrées.
Transfer pricing et optimisation fiscale dans le commerce des matières premières
Les principales tactiques fiscales consistent dans le transfert des profits vers des sociétés du même groupe situées dans des paradis fiscaux ou des territoires à basse fiscalité. L’une des voies privilégiées, dans ce domaine, est la sur- ou sous-facturation dans les transactions de biens matériels ou immatériels entre sociétés du même groupe international. Cela se nomme le transfer pricing. Voici quelques-uns de ses mécanismes[60] :
- La manipulation des prix de transfert des biens, au moyen de laquelle une société sise sur un territoire à haute fiscalité vend des biens à une société sise sur un territoire à basse fiscalité, l’entité vendeuse sous-évalue le prix de vente, la société acheteuse peut alors revendre le bien à son prix du marché, ce qui permet de délocaliser une bonne partie du profit vers un lieu où les impôts sont plus bas.
- Lors de facturation pour frais de gestion ou de services techniques, les deux mêmes entités ci-dessus peuvent sur-facturer, sous-facturer ou ne pas facturer le service fourni, déplaçant ainsi à nouveau le profit imposable.
- Les prêts entre sociétés du même groupe – les deux mêmes entités que sous le point 1 – ou la centralisation de la trésorerie (et donc de la gestion de ces prêts) au niveau de la holding peuvent aussi conduire à l’optimisation fiscale (optimisation pour les entrepreneurs évidemment), dans le cas où un des deux territoires concernés pratique des déductions fiscales plus élevées sur les intérêts à verser pour le prêt.
- La création d’une société holding avec des filiales dans des pays aux législations (fiscalité des entreprises, impôt sur les revenus des personnes physiques, lois sur le travail, santé au travail, environnement, etc.) plus avantageuses ou simplement dans des pays de facto plus indulgents.
- Concernant les brevets, licences, marques déposées, etc., il est possible de jouer sur la valeur de la propriété intellectuelle. Celle-ci étant difficile à définir clairement, cela facilite la sur- ou sous-facturation des royalties (droits à payer) entre les deux mêmes entités que celles mentionnées sous le point a ci-dessus.
Il arrive que le déplacement du bien imposable pour optimisation fiscale soit réalisé assez simplement. Par exemple, la filiale d’un pays d’Afrique extrait et traite des matières premières. Leur commercialisation est effectuée par les bureaux d’une filiale sise à Genève, Zoug ou Lugano, sans évidemment que ces matières ne transitent physiquement par la Suisse. Le profit de la vente est donc taxé en Suisse, dans le canton en question, sur la base d’un régime fiscal très favorable, au détriment du pays d’Afrique – au régime fiscal moins avantageux – où est située la société ayant extrait et ouvré le produit. La société qui a vendu le produit depuis la Suisse facture alors à la société extractrice et transformatrice des coûts induits par la commercialisation, ce qui réduit la rentabilité de cette dernière société sise en Afrique, qui paie ainsi d’autant moins d’impôts. Ce type de facturation peut être si exorbitant, que les sociétés produisant sur place enregistrent des pertes constantes et sont donc sous-imposées.
Il n’est pas rare qu’une partie de ces profits ainsi délocalisés retourne dans le pays d’origine sous la forme d’investissements directs à l’étranger (IDE), à travers une ou des sociétés créées sur place depuis la Suisse ou à travers la prise de participations dans des sociétés locales, jouissant dès lors d’exemptions fiscales accordées aux entreprises étrangères qui investissent dans le pays. Et ainsi la boucle est bouclée…
Des autorités adeptes du transfert pricing…
Evidemment tous ces processus ne sauraient se produire sans la complaisance des autorités politiques et administratives des Etats à régimes fiscaux favorables aux entreprises transnationales, pays parmi lesquels la Suisse fait figure d’élève exemplaire. Elle ne s’en cache point : « La Suisse n’a pas édicté de prescriptions particulières pour vérifier les prix de transfert. Conformément à la circulaire du 19 mars 2004 de l’Administration fédérale des contributions (AFC), les cantons sont néanmoins tenus de mettre en œuvre les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert à l’intention des entreprises multinationales et des administrations fiscales. »[61]
Pire, les autorités se défaussent sur les pays victimes de cette complaisance : « Lorsqu’une multinationale abuse des prix de transfert, un Etat lésé peut, en se fondant sur une convention contre les doubles impositions (CDI) contenant une disposition appropriée, ajuster les bénéfices de la société domiciliée sur son territoire et l’imposer en conséquence. L’initiative doit cependant émaner de l’Etat lésé. Les pays en développement ne disposant le plus souvent pas du savoir-faire requis pour vérifier les prix de transfert, ils ne contrôlent que rarement les méthodes de transfert appliquées par les multinationales des matières premières »[62].
Le message est clair : les autorités helvétiques n’ont pas pris, ne prennent pas et ne prendront pas «spontanément» quelque mesure que ce soit pour endiguer ce phénomène. Les commodity trading companies – et plus généralement les entreprises basées en Suisse – peuvent dormir sur leurs deux oreilles. (Article traduit par Dario Lopreno. La dernière partie sera mise en ligne le 23 septembre 2022)
Matteo Poretti, MPS Tessin
Notes
[47] Ambassade de Suisse en Ukraine, Rapport Économique 2021 cité, p. 4.
[48] Ambassade de Suisse en Ukraine, Rapport Économique 2017 cité, p. 17.
[49] IMF Country focus: Ukraine receives IMF Support but must accelerate Reforms, 04/04/2017, https://www.imf.org/en/News/Articles/2017/04/03/na040417-ukraine-receives-imf-support-but-must-accelerate-reforms.
[50] Réponse du Conseil fédéral à la Question de Luzi Stamm : Le Conseil fédéral a-t-il promis 100 millions de francs à l’Ukraine ? https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=39591.
[51] Réponse du Conseil fédéral à la Question de Pirmin Bischof, Aide monétaire internationale. Poursuite, https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=56515.
[52] DDC, Engagement de la Suisse en Ukraine, Berne, 08/02/2022, https://www.eda.admin.ch/deza/fr/home/ddc/aktuell/dossiers/alle-dossiers/engagement-der-schweiz-ukraine-deza.html
[53] Swiss Agency for Development and Cooperation SDC, Swiss Cooperation Programme Ukraine 2020–23, Bern, March 2020, p. 9.
[54] Données tirées du site Internet de Swiss Trading & Shipping Association. De son côté Public Eye, la source principale qui conteste le pouvoir et l’action dévastante des commoditiy trading companies opérant depuis la Suisse, donne des pourcentages un peu plus bas mais qui ne remettent pas e question le rôle de leader mondial de la Suisse en la matière.
[55] OFS, Négociants en matières premières, https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/industrie-services/portraits-sectoriels/negociants-matieres-premieres.html
[57] Avec la Réforme fiscale et financement de l’AVS (RFFA), en ce qui concerne les bénéfices : « Les privilèges fiscaux accordés aux entreprises actives surtout à l’échelle internationale seront supprimés. Désormais, toutes les entreprises seront fondamentalement soumises aux mêmes règles » (brochure du Conseil fédéral sur les votations référendaires du 19/05/2019). C’est une réforme fiscale qui a été couplée à une concession sur les rentes vieillesses (AVS), afin d’amener les votants à l’approuver.
[58] Brochure du Conseil fédéral sur les votations référendaires du 19/05/2019.
[59] Armando Mombelli, Une réforme fiscale trop généreuse envers les entreprises ? Swissinfo, Berne, 27/12/2016
[60] Bread for all / Netzwerk Steuergerechtigkeit / Alliance Sud, Cultivating Fiscal Inequality The Socfin Report, octobre 2021, p. 13.
[61] DFAE, DFF, DEFR, «Rapport de base : matie?res premie?res. Rapport de la plateforme interde?partementale matie?res premie?res a? l’attention du Conseil fe?de?ral, Berne, 27/03/2013», p. 36.
[62] Idem, p. 37
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