Par Ilya Boudraitskis
Le dimanche 4 mars 2012, les Russes sont appelés à élire leur nouveau président. Sans surprise, Vladimir Poutine – qui contrôle l’ensemble des grands médias – devrait retrouver le fauteuil qu’il avait cédé à Dmitri Medvedev en 2008. Malgré cela, l’opposition continue de maintenir la pression. Le 26 février «une chaîne humaine» autour du Kremlin a été organisée: l’opération, baptisée le Grand anneau blanc, s’est déroulée sur l’avenue circulaire qui entoure le centre de Moscou. Les organisateurs ont compté: pour faire le tour du boulevard long de 15,5 km, 34’000 personnes devront se donner la main. En fait, la manifestation a réuni quelque 15’000 personnes, selon le quotidien anglais The Guardian. Les manifestants ont été rejoints par de nombreux automobilistes. Un thème: «dehors Poutine». Des manifestations sont prévues pour le 5 mars, suite à la «victoire planifiée» de Poutine. L’article que nous publions ci-dessous souligne quelques enjeux politiques qui se dessinent dans l’hétérogène mouvement d’opposition. (Réd. A l’Encontre)
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La manifestation moscovite du 4 février 2012 a confirmé le caractère de plus en plus massif du mouvement en faveur du changement en Russie, mais elle n’a pas constitué – contrairement aux rassemblements de décembre – un tournant. En fait, au cours du mois qui a suivi la grande manifestation sur l’avenue Sakharov du 24 décembre 2011 [1], la situation politique russe n’a pas beaucoup changé. Comme si le froid de janvier avait glacé le nouveau rapport de forces apparu à la suite de la scandaleuse fraude électorale : des milliers de personnes continuent à manifester dans les rues et les autorités continuent à ignorer leurs revendications.
Le 4 février, la discussion politique a été remplacé par la confrontation arithmétique : la police a compté 34 000 manifestants et les organisateurs plus de cent mille. Le décompte n’était pas facile, car lorsque les manifestants frigorifiés allaient se réchauffer dans le métro, d’autres rejoignaient le cortège. Mais, quoi qu’il en soit, tout indique qu’il n’y a pas de recul du mouvement des protestation et que l’espoir des autorités dans le rôle démobilisateur du froid (à Moscou il faisait -20°C) ne s’est pas réalisé.
Le mouvement a réaffirmé sa force et répété ses revendications — libération des prisonniers politiques, organisation de nouvelles élections législatives non falsifiées, limogeage de Vladimir Tchourov, président de la Commission électorale centrale, réalisation des réformes politiques. Mais à la différence de la manifestation de décembre, ces revendications relevaient cette fois ci d’un rituel, car les autorités ont déjà clairement et à de multiples reprises fait comprendre qu’elles n’ont aucune intention de les satisfaire. Aujourd’hui tout le monde — ceux qui protestent comme les autorités — attend l’élection présidentielle du 4 mars qui va soit libérer de nouvelles vagues de mécontentement qui contraindront aux changement du système, soit, ce qu’espère le Kremlin, s’achèvera pas une victoire écrasante de Poutine et montrera que toute protestation est inutile.
Deux scénarios de Vladimir Poutine
Le mois dernier encore, la majorité des experts hésitait quand à la stratégie qu’allait adopter l’administration présidentielle pour garantir la victoire de Poutine : une victoire dès le premier tour ou bien un duel avec un adversaire bien choisi au second tour ? La première solution implique des falsifications massives. Bien que les instituts de sondages pro-gouvernementaux continuent à faire croire en une immense et grandissante popularité de Poutine, la popularité réelle du « dirigeant national » dans les grandes villes est plus basse que jamais. Sans doute, le plus grand succès politique des manifestations de décembre a été la liquidation de la « majorité poutinienne » — ce mythe d’un soutien silencieux généralisé dont bénéficieraient les autorités, particulièrement durable du fait de l’apathie sociale. A sa place s’est manifesté un consensus nouveau et généralisé anti-Poutine. Ainsi, même si Poutine parvenait réellement à obtenir plus de 50 % des suffrages lors du premier tour de la présidentielle, les habitants de Moscou, Saint-Pétersbourg et d’autres grandes villes seraient persuadés de la falsification des résultats.
Dans une telle situation un second tour peut apparaître comme une meilleur solution : sans employer des méthodes suspectes Poutine obtiendrait 30 % à 35 %, étant ainsi qualifié pour le second tour lors duquel il affronterait un adversaire bien choisi — par exemple le chef des communistes Giennady Ziouganov. Entre alors en scène l’option connue et toujours efficace du « moindre mal », c’est à dire du vote contre le chaos communiste. Poutine est élu président et sa victoire ne peut être contestée.
Cependant il est apparu rapidement que « l’appareil du pouvoir », construit depuis des années, fondé sur la hiérarchie et la loyauté de haut en bas, qui caractérise le régime de Poutine, ne peut fonctionner qu’en appliquant des ordres simples venus d’en haut. L’idée d’un second tour pouvait sembler attirante aux yeux d’un cercle restreint de stratèges du Kremlin, mais elle était irréalisable pour les échelons inférieurs : les gouverneurs, les maires, les chefs de district ou d’un secteur budgétaire. A ces échelons il faut un ordre simple : garantir à tout prix à un candidat (ou à un parti) un résultat donné.
C’est ainsi que le mécanisme a fonctionné lors des élections législatives du 4 décembre 2011 et lors des élections précédentes. Les gouverneurs ou les chefs de districts qui n’ont pas réalisé le plan ont été limogés, remplacés par d’autres, plus soumis et plus actifs. La participation aux falsifications électorales est devenue une forme d’hommage qui cimente un pouvoir exécutif absolu au sein de la Fédération de Russie. L’abandon d’une victoire au premier tour impliquerait l’autonomisation des échelons locaux de ce pouvoir et mettrait ainsi en question l’existence même de « l’appareil du pouvoir » présidentiel.
Actuellement le gouvernement agit donc selon le scénario n° 1. Non parce que c’est le meilleur, mais parce que le système qu’il a créé ne peut faire autrement.
Les quatre candidats oppositionnels — le communiste Ziouganov, Vladimir Jirinovsky, le centre-gauche Siergiey Mironov et le milliardaire Mikhail Prokhorov — ont été autorisés à se présenter après avoir accepté de jouer le rôle écrit pour eux. La condition semble avoir été l’acceptation du résultat annoncé par la Commission électorale centrale, quel qu’il soit. Ainsi les partis de Ziouganov et de Mironov, qui accusait les autorités de tricheries après le 4 décembre, ont pris leur place dans le nouveau Parlement, acceptant les règles de jeu qui leur ont été imposés. Ils accepteront aussi tranquillement leur échec dans la présidentielle.
Ce sont les millions de citoyens, qui ont tout récemment décidé malgré tout de se mêler à la politique — dans les rues et au sein des commissions électorales locales — qui constituent l’élément le plus imprévisible de cette construction. En décembre, la tactique de vote pour n’importe quel parti, à l’exception de Russie unie, a donné aux communistes et à Jirinovsky des centaines de milliers de voix ; maintenant le slogan « aucune voix pour Poutine » poussera des millions à voter pour ses opposants. Les gens sont prêts à soutenir Ziouganov non parce qu’ils voient en lui le prochain président mais au contraire parce qu’ils comprennent son rôle de décoration et qu’ils veulent en votant pour lui le faire apparaître aux yeux de tous. Les gens sont prêts à forcer Poutine à des falsifications massives, car ils savent que ce ne sont pas les élections qui décident de qui gouverne la Russie actuelle. Et en particulier pas cette élection présidentielle.
Les perspectives du mouvement
Interrogé au sujet d’un éventuel dialogue avec l’opposition, Vladimir Poutine a souligné l’absence de dirigeants reconnus et d’un programme constructif. Il n’avait pas complètement tort. Si l’on peu parler d’un état d’esprit apparu dans les rues les 10 et 24 décembre ou le 4 février, sa caractéristique essentielle est la méfiance envers le principe même d’une représentation. La majorité des protestataires affirme une suspicion envers tous les politiciens, même ceux de l’opposition. Et cela ne concerne pas seulement des vieux routiers de l’aile libérale, comme Boris Nemtsov ou Vladimir Rijkov, mais également des personnalités nouvelles et populaires, tel le bloggeur luttant contre la corruption, Aleksiey Navalny.
Ils sont prêt à écouter chacun, avec une attention plus ou moins soutenue, lorsqu’il prend la parole à la tribune, mais ils ne veulent donner à aucun le droit de s’exprimer au nom des autres. Il est significatif que ceux qui affirment leur refus de jouer un quelconque rôle politique autonome — par exemple l’auteur des best-sellers, Boris Akounine, ou le producteur de TV bien connu, Léonide Parfionov — bénéficient du plus grand crédit de confiance.
Mais une telle distance envers la politique ne permet pas de répondre à la question essentielle : quelle alternative au système politique et social incarné actuellement par Poutine ? Derrière la façade apolitique et citoyenne des actions de protestation apparaissent de plus en plus clairement les lignes de partage politique : entre l’establishment libéral prêt à un compromis au sommet et les radicaux, qui penchent vers un démontage du système ; entre les néolibéraux, qui critiquent Poutine parce que ce dernier ne réalise de manière suffisamment décidé les « réformes impopulaires » et la gauche qui remet en question la logique même de telles réformes ; entre l’extrême droite, qui apparaissent sous le nom de « démocrates nationaux », et les antifascistes, qui tentent de contenir cette droite extrême.
Toutes ces divergences, qui déchirent de l’intérieur le mouvement de protestation croissant, indiquent que la politique pénètre au sein de la société. Les discussions politiques ne sont plus l’apanage de quelques groupes hermétiques de militants. Il est à la mode de suivre de manière ostentatoire ces discussions : les meetings des comités d’organisation en concurrence les uns avec les autres sont diffusés directement sur le web et même les plus petits détails de conflits intérieurs au mouvement sont connus des dizaines de milliers de citoyens utilisant Facebook.
Le mouvement doit maintenant s’occuper à la fois de la question de l’alternative politique et de celle de sa propre identité.
Depuis le début du mouvement, les médias tentent de présenter ses participants comme des « supérieurs », des moscovites riches qui protestent contre un pouvoir à la fois « inférieur » et archaïque. Ce dernier reprend volontiers cette image, montrant à la télévision publique des ouvriers frustrés de l’Oural qui seraient prêts à « défendre notre Poutine ».
Un racisme social similaire, qui caractérise une partie de l’opposition libérale, est repris par bon nombre de manifestants. L’intelligentsia moscovite, dont les revenus sont très modestes, commence à se définir comme une « classe moyenne ». Des questions sociales plus sérieuses, fruit de la politique néolibérale de la dernière décennie, telle la privatisation de l’enseignement ou l’augmentation de l’âge de départ à la retraite, restent dans l’ombre, couvertes par le slogan abstrait d’« élections honnêtes ». La gauche seule — par exemple Sergiey Oudaltsov, emprisonné une semaine et devenu connu dans tout le pays — parle du lien organique entre le nouveau capitalisme russe, né du chaos de la privatisation à la fin du dernier siècle, et le pouvoir autoritaire, devenu son fondement politique inséparable.
Le mouvement de protestation pourra-t-il remporter un succès politique ? C’est dès maintenant, alors que des dizaines de milliers de personnes commencent à différencier les couleurs des drapeaux qui les entourent et de comprendre leurs significations, que se joue la réponse à cette question. (Moscou, 6 février 2012 – traduction du polonais par Jan Malewski)
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[1] Le 10 puis le 24 décembre 2011, des manifestations ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes contre les résultats frauduleux des législatives du 4 décembre.
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