Kazakhstan. Une rébellion populaire anti-dictatoriale dans «un paradis de ressources naturelles». Face aux «terroristes étrangers», Moscou envoie des «forces de maintien de la paix»

Par Shaun Walker

Des dizaines de manifestant·e·s et au moins 12 policiers ont trouvé la mort dans les violences qui secouent le Kazakhstan, selon les autorités, alors que les «forces de maintien de la paix» d’une alliance militaire dirigée par la Russie sont arrivées dans le pays à la demande du président en difficulté, Kassym-Jomart Tokaïev.

Des témoins à Almaty, la plus grande ville du Kazakhstan, ont décrit des scènes de chaos jeudi 6 janvier, avec des bâtiments gouvernementaux pris d’assaut ou incendiés et des pillages généralisés. De nombreux manifestants ont déclaré que les protestations avaient commencé de manière pacifique au début de la semaine et qu’elles étaient devenues violentes à la suite d’une riposte musclée du gouvernement.

Le ministère de l’Intérieur a déclaré que 2298 personnes avaient été arrêtées pendant les troubles, tandis que le porte-parole de la police, Saltanat Azirbek, a déclaré à la chaîne d’information publique Khabar-24 que «des dizaines d’agresseurs ont été liquidés». On signale également que quelque 400 personnes sont hospitalisées. Les autorités municipales d’Almaty ont déclaré que 748 agents de la police et de la garde nationale avaient été blessés et 18 tués, dont l’un aurait été retrouvé décapité.

Il n’a pas été possible actuellement de vérifier ces chiffres, mais des images vidéo montrent de violents affrontements entre manifestants et autorités dans plusieurs villes.

La journaliste locale Ardak Bukeeva, qui a passé la journée de jeudi à discuter avec des manifestants dans le centre d’Almaty, a déclaré que les manifestants qui ont pris d’assaut la résidence présidentielle de la ville lui ont dit que des dizaines de personnes avaient été tuées au cours de l’assaut.

De nombreux manifestants ont déclaré qu’ils avaient été incités à manifester en début de semaine en raison de la colère que leur inspirait depuis longtemps la situation politique et économique du pays, a indiqué Ardak Bukeeva. Cependant, mercredi 5 janvier, la situation a tourné à la violence, certains affirmant que des provocateurs étaient arrivés pour causer délibérément des troubles, et d’autres notant que la police était presque totalement absente du centre-ville.

Irina Mednikova, militante de la société civile à Almaty, a déclaré avoir vu jeudi matin de grandes mares de sang autour de la résidence présidentielle de la ville, et une absence de forces de sécurité ou de police.

«La résidence était complètement brûlée. Les portes avaient été ouvertes à coups de bélier par des voitures ou des tracteurs, toutes les vitres étaient brisées, et à l’intérieur il y avait de la fumée et une terrible odeur de brûlé», a-t-elle déclaré.

La réception d’Internet et des téléphones portables a été interrompue dans la majeure partie du pays pendant une bonne partie de la journée de jeudi, et seule la télévision d’Etat était accessible pour la plupart des Kazakhs afin d’obtenir des informations sur les manifestations. Des rumeurs folles se sont propagées de bouche à oreille. Il était difficile de vérifier les affirmations.

Plus tard dans la journée, les agences de presse ont fait état de nouveaux tirs à Almaty et de véhicules militaires en mouvement dans la ville. La télévision d’Etat a affirmé qu’une «opération antiterroriste» était en cours.

«Les terroristes utilisent des civils, y compris des femmes, comme boucliers humains. Les forces de police font de leur mieux pour assurer la sécurité des habitants de la ville», a déclaré à ses téléspectateurs la chaîne d’Etat Khabar 24.

Les événements se sont rapidement accélérés depuis que les manifestations, le week-end dernier, ont commencé à cause d’une hausse des prix du carburant dans l’ouest du pay. Elles se sont rapidement propagées et, mardi, des milliers de personnes sont descendues dans les rues d’Almaty.

Valeria Ibraeva, une historienne de l’art qui a observé la manifestation depuis sa fenêtre donnant sur l’une des principales artères d’Almaty, a déclaré que mardi, la foule était «amicale et souriante, sans agressivité et avec beaucoup d’espoir». Mercredi, cependant, on a assisté à des tentatives de renversement d’un bus dans la rue et à un pillage généralisé des magasins, a-t-elle ajouté.

Mercredi matin, Kassym-Jomart Tokaïev a déclaré l’état d’urgence et accepté la démission du gouvernement. Il a également déclaré qu’il remplaçait Noursoultan Nazarbaïev, qui a dirigé le pays depuis son indépendance en 1991 jusqu’en 2019, à la tête du Conseil de sécurité [de mars 1984 à juillet 1989, Nazarbaïev fut le président du Conseil des ministres de la République soviétique kazakh; de juin 1989 à décembre 1991, il est premier secrétaire du Parti Communiste du Kazakhstan; du 22 février au 24 avril 1990, il est président du Soviet suprême de la République socialiste kazakh; il continuera sa carrière sous d’autres uniformes].

Néanmoins, ces mesures n’ont pas réussi à calmer les troubles. Mercredi en fin de journée, Tokaïev a demandé l’intervention de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une alliance [fondée en octobre 2002 sous l’impulsion de Poutine] composée de la Russie, de l’Arménie, de la Biélorussie, du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Tadjikistan. La demande a été rapidement approuvée et les parachutistes russes sont arrivés au Kazakhstan jeudi 6 janvier. La décision d’intervenir est intervenue quelques heures seulement après que le porte-parole de Vladimir Poutine a déclaré qu’il ne devait pas y avoir d’ingérence étrangère au Kazakhstan.

Le ministère russe de la Défense a publié des images de troupes russes embarquant dans des avions militaires en route pour le Kazakhstan. Le député russe Leonid Kalashnikov [député du Parti communiste à la Douma d’Etat de la Fédération russe] a déclaré à Interfax que les troupes resteraient «aussi longtemps que le président du Kazakhstan le jugera nécessaire». Il a ajouté qu’elles seraient principalement chargées de protéger les «infrastructures» du pays.

S’il est clair que les manifestations se sont accompagnées de violences et de pillages, rien ne prouve que des «terroristes» formés à l’étranger soient impliqués, comme l’a affirmé Tokaïev.

Il est également frappant de constater que Tokaïev a estimé qu’il ne pouvait pas compter uniquement sur les importantes forces de sécurité du Kazakhstan pour réprimer la révolte [1], ce qui laisse penser qu’il n’a peut-être pas pu compter sur la loyauté de ses forces [certains reportages ont montré le ralliement de policiers aux manifestations].

Radio Azattyq, le service kazakh de Radio Liberty, a fait état de troubles dans diverses villes du pays. A Aktioubé, des manifestants s’étaient rassemblés pour défendre l’aéroport et la gare, insistant sur le fait qu’ils ne voulaient pas de violence et demandant des négociations avec les autorités. Dans d’autres villes, des voitures ont été incendiées, les institutions publiques ont été fermées et la panique s’est emparée des gens qui ne pouvaient plus retirer d’argent dans les banques et dont les cartes ne fonctionnaient plus après la fermeture du système bancaire.

Dans la ville de Taldykorgan, des manifestants ont renversé mercredi un monument à la mémoire de Nazarbaïev. L’ancien président, qui porte le titre officiel de chef de la nation [et dont la place au Conseil de sécurité lui permettait de «contrôler» Tokaïev], n’est pas apparu en public depuis le début des manifestations. Des rumeurs ont circulé jeudi selon lesquelles il aurait fui le pays avec sa famille. (Article publié sur le site du Guardian le 6 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Selon Le Monde du 6 janvier, le président Tokaïev présente cette rébellion contre la mafia qui dirige le pays depuis 1991 ainsi: «Des groupes d’éléments criminels battent nos soldats, les humilient, les traînant nus dans les rues, agressent les femmes, pillent les magasins. En tant que chef de l’Etat et à partir d’aujourd’hui président du Conseil de sécurité, j’ai l’intention d’agir de la manière la plus ferme possible.» (Réd.)

[2] Parmi les puissances occidentales qui «cultivent» l’énergie nucléaire, il ne leur échappe que le Kazakhstan est l’un des principaux fournisseurs à l’échelle mondiale d’uranium, à hauteur de quelque 40%. «L’instabilité» qui a frappé le Kazakhstan a eu un effet direct sur le cours de l’uranium : un effet à la hausse.

De plus, depuis fin 2020, grâce à un prix de l’électricité fixé à un niveau très bas et produite grâce au charbon, le Kazakhstan est devenu le deuxième pays au monde pour le minage du bitcoin, derrière les Etats-Unis. En effet, les puissants ordinateurs nécessaires au minage de bitcoins dévorent de l’électricité. Le régime a dès lors ses priorités: réduire la distribution d’électricité durant les périodes très froides pour prioriser le minage de bitcoins et augmenter les prix des kWh.

Les «puissances démocratiques occidentales» ne vont pas dénoncer avec excès le rôle «stabilisateur» de forces armées de Moscou, dans cet éden de ressources naturelles. (Réd.)

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