Syrie-Dossier. «Le Conseil du peuple», une institution cosmétique au seul service d’un régime totalitaire

Bachar scrute de près les votants

Par Youssef Kaddoura

Le Conseil du peuple a perdu ce qui lui restait d’influence sur la scène politique syrienne contemporaine dès les premiers moments du coup d’État militaire de Hafez al-Assad le 16 novembre 1970, lorsque ses chars ont encerclé le parlement et ont mis fin au règne de Noureddine al-Atassi [emprisonné, puis une fois libéré il se réfugie en Algérie où il décède en 1992].

Cependant, le régime Assad a maintenu la façade du conseil mais l’a exonéré de ses fonctions, ceci afin de poursuivre un certain nombre d’objectifs. Le régime tenait en effet à organiser ses élections législatives périodiques, même dans les circonstances exceptionnelles que le pays a traversées ces dernières années. Les élections de 2012, par exemple, se sont déroulées à un moment où le gouvernement contrôlait moins de la moitié du territoire syrien, tandis que les élections de 2016 se sont déroulées sur moins des deux tiers du territoire syrien, une situation similaire aux élections de 2020 [19 juillet].

En maintenant la forme du conseil, le régime montre son empressement à se cramponner à l’image d’un État doté d’une autorité législative, semblable à celle des États démocratiques.

Depuis qu’Assad père a pris les rênes du pouvoir en Syrie, la composition du Conseil du peuple reflète cependant le régime totalitaire imposé aux Syriens. Le parti Baas a la majorité des sièges du conseil, tandis que le peu de sièges restants sont occupés par des partis affiliés à l’autorité, qui relèvent du «Front national progressiste» comprenant – aux côtés du parti Baas – neuf partis socialistes et communistes, en plus de la Fédération générale des syndicats et de l’Union générale des paysans.

Le régime a codifié le contrôle du parti Baas sur le Conseil du peuple et sur le reste des institutions de l’État en imposant l’article 8 dans la Constitution de 1973, qui stipule que «le parti socialiste arabe Baas est le principal parti de la société et de l’État, et dirige un front national progressiste qui unifie les masses du peuple et les met au service des objectifs de la nation arabe».

La révolution syrienne du printemps 2011 a poussé le régime à adopter certaines dispositions par lesquelles il a tenté de calmer la rue en révolution. Au huitième mois de la même année, il a promulgué la loi des partis qui autorise le multipartisme conformément au décret no 100 de 2011. En vertu de cette loi, un certain nombre de partis ont été autorisés, tous des copies semblables aux partis déjà présents dans le Front national progressiste, et tous des partis fictifs qui n’existent pas vraiment dans la rue.

Le régime a également édité une nouvelle Constitution en 2012 et le changement le plus important par rapport à la constitution précédente a été l’abolition de l’article 8, ce qui signifie que le parti Baas n’est plus théoriquement le principal parti de l’État et de la société. L’article 8 a été remplacé par un nouvel article qui parle de pluralisme politique et stipule que le régime politique de l’État est basé sur le «principe du pluralisme politique et que le pouvoir s’exerce démocratiquement par le vote», et que les partis politiques et les rassemblements électoraux autorisés contribuent à «la vie politique nationale et doivent respecter les principes de souveraineté nationale et de démocratie».

Élections du Conseil après 2011

Après 2011, le Conseil du peuple a connu trois cycles électoraux, le premier en 2012 (qui devait d’abord avoir lieu en 2011), le deuxième en 2016 et le troisième en juillet 2020 (qui a été reporté deux fois en raison des circonstances causées par la propagation du coronavirus).

Les élections de 2012 ont été les plus tendues et les plus sensibles pour le régime, car elles se sont déroulées au plus fort de la révolution contre le régime Assad et avec la majeure partie du territoire syrien hors de son contrôle. C’était aussi la première élection après l’approbation de la loi sur les partis et l’adoption de la constitution amendée.

En conséquence, la période électorale a été témoin d’une forte prolifération sécuritaire et militaire dans les zones contrôlées par le régime, et les activités électorales ont été considérablement réduites. Ces élections ont également permis à l’opposition de cibler le semblant de système électoral d’une manière jamais vue auparavant. Les photos et les banderoles des candidats, auxquelles le régime tient tant pour conserver l’apparence d’un processus électoral, ont été saccagées comme jamais dans les élections précédentes. Des milliers de Syriens et Syriennes ont participé, pour la première fois, à des campagnes d’opposition parallèles à travers leurs comptes dans les nouveaux médias, principalement du fait de l’effondrement du mur de la peur que le système de sécurité avait érigé au cours des quarante dernières années, une situation qui a par la suite accompagné tous les événements «électoraux» à venir.

Les résultats des élections annoncés début mai 2012 ont montré l’effet limité de la loi sur les partis et même du changement de constitution, le parti Baas conservant son contrôle sur le parlement, bien qu’il soit accompagné de faux-semblants de nouveaux «partis» opportunément constitués depuis quelques mois seulement.

Les élections de 2016 ont vu apparaître un amendement à la loi électorale, selon lequel les membres de l’armée et de la police étaient autorisés à voter. Le nombre de candidats à ces élections est alors passé à environ 11’000 contre environ 7000 lors des élections précédentes.

Composition du conseil

Notons également qu’en 2016, le Conseil du peuple comprenait un certain nombre de chefs des milices constituées après 2011, qui ont ensuite été incorporées à la Cinquième Légion, ou transformées en sociétés de «sécurité». Le conseil comprenait alors vingt des chefs de milices, ou personnes travaillant dans le cadre d’organes offrant leurs services de soutien aux milices [1].

On comprend mieux la stratégie du régime en observant qu’il choisit les membres du Conseil du peuple parmi ceux auxquels il veut offrir une forme de récompense pour services rendus, ou une promotion sociale, d’autant que la plupart d’entre eux sont issus de milieux sociaux et éducatifs modestes.

Outre les chefs des milices, le conseil comprend aussi un certain nombre d’agents de l’armée, de la sécurité et de la police, parfois à la retraite…

La société syrienne connaissant bien la manière dont les membres du conseil sont choisis, le choix de ses membres est devenu un moyen de distinction destiné à pointer leur importance et leur proximité aux services de sécurité. Cela se traduit par une influence accrue de chaque membre qu’il peut ensuite exploiter dans son propre cercle d’hommes d’affaires, d’artistes, de journalistes, d’athlètes ou de religieux.

Le conseil comprend aussi un certain nombre de sièges permanents réservés aux chefs de clans, car l’État peut ainsi contrôler l’équilibre entre ces clans, la nomination des chefs de clans et les clivages internes au sein même de chaque clan.

«Perpétuer son image». BBC 18 juillet, capture d’écran

Élections 2020

Comme ce fut le cas lors des élections de 2012 et 2016, les élections de 2020 ne se déroulent que sur environ deux tiers du territoire syrien. Vu le grand nombre d’acteurs internationaux présents à l’intérieur de la Syrie, l’aspect formel et l’importance politique de la mise en œuvre de ces élections étaient essentiels.

A travers ces élections le régime cherche avant tout à perpétuer son image de continuité vis-à-vis de l’extérieur, et à repenser sa carte interne, que ce soit en supprimant ceux dont les positions ont changé au cours des années précédentes, comme les alliés de Rami Makhlouf dans le secteur économique, ou en introduisant de nouveaux visages, hommes d’affaires ou politiciens à qualifier en vue de la prochaine étape.

Conclusion

Un examen de la composition du Conseil du peuple et du rôle qu’il a joué historiquement montre que, pendant le règne du parti Baas, il n’a été qu’une institution du régime, au rôle cosmétique, à destination de l’étranger, permettant au régime de parler de ladite démocratie populaire et de participer aux organismes internationaux liés aux parlements.

Au plan interne, le conseil représente un outil officiel pour distribuer des quotas et des bonus dans les différents secteurs, des clans, du clergé, des hommes d’affaires et des artistes, et aux chefs des milices; il est également perçu comme un outil pour valoriser des personnalités loyales au régime et en faire des leaders locaux capables d’influencer leurs secteurs respectifs ou leur environnement social.

Le conseil a aussi pour rôle de compléter l’apparence de légitimité juridique du régime, afin de donner l’image d’un Etat basé sur des institutions «crédibles» qui adoptent les lois et les législations conformément aux principes généralement acceptés. Bien que le régime lui-même ait ridiculisé ce rôle lorsqu’il était sous la pression du temps, comme cela s’est produit lorsque la Constitution a été modifiée après la mort de Hafez al-Assad, et que le régime a été contraint de demander au conseil de faire ce changement en quelques minutes!

Dans un tel cadre, l’organisation d’élections, à la date prévue est un objectif essentiel en soi pour le régime. En effet depuis 2011, le régime tente de faire croire que c’est toujours le parti qui contrôle réellement la Syrie, qu’il s’agisse du contrôle du territoire, alors qu’il n’en contrôle pas plus des deux tiers maintenant, ou de la capacité décisionnelle de Damas, aujourd’hui répartie entre la Russie et l’Iran, alors que le régime n’a plus qu’une influence marginale.

Le parapluie du Conseil du peuple revêt aussi une grande importance pour les alliés du régime, qui y voient un point d’entrée pour tenter d’inclure l’opposition dans une «forme améliorée» du régime. Il est à noter que les alliés du régime à Moscou et à Téhéran utilisent largement cette approche dans tous leurs dialogues ou messages adressés à l’opposition au sens large.

Le fait que la communauté internationale compte sur les élections comme point d’entrée pour un changement à venir en Syrie n’est cependant pas réaliste tant que les forces de sécurité restent dans leur rôle actuel. En l’état, ceci signifie que le processus électoral dans son ensemble n’a pas la moindre forme d’intégrité, et le discours relatif au «panier électoral» [2] perd tout son sens en dehors d’une réforme de l’appareil sécuritaire et judiciaire. C’est ce dernier élément que les alliés du régime tentent à tout prix de sortir du cercle d’étude, car il est l’appareil déterminant de la survie du régime qu’ils soutiennent. Cet appareil-là constitue le guide réel de l’Etat et de la société au sein du régime Assad. Changer cet appareil entraînerait automatiquement le changement du régime lui-même. (Article publié en langue arabe sur le site de Jusoor for Studies, le 18 juillet 2020. Traduit de l’arabe par FemmeS pour la démocratie)

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[1] Une liste avec les noms de ces vingt membres du conseil est incluse dans l’article original en arabe.

[2] Dans le cadre des pourparlers pour la paix en Syrie, l’émissaire de l’ONU pour la Syrie a proposé la notion de quatre «paniers» à négocier indépendamment les uns des autres dont le «panier électoral» et le «panier sécuritaire et judiciaire».

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Le parti Baas d’Assad «remporte la majorité»

Un prototype de propagande dictatoriale

Par Al Jazeera et agences

Le parti du président Bachar al-Assad et ses alliés remportent 177 sièges au Parlement de 250 membres lors d’un vote dénoncé par l’opposition.

Le parti du président Bachar al-Assad et de ses alliés a remporté la majorité des sièges attendus aux élections législatives du pays déchiré par la guerre, dénoncées comme «théâtrales» par l’opposition en exil.

La liste dite «d’unité nationale» a remporté 177 sièges au sein du parlement de 250 membres, a déclaré la commission électorale mercredi 22 juillet 2020.

Le taux de participation de dimanche 19 juillet s’est élevé à 33%, contre 57% en 2016, selon le chef de la commission, Samer Zamreeq. Il a déclaré que tout candidat mécontent des résultats «a le droit de déposer sa plainte dans les trois jours».

Des millions de personnes déplacées par la longue guerre en Syrie n’ont pas pu voter lors de ce scrutin, qui s’est déroulé dans un contexte de crise économique croissante. «Pour dire les choses simplement, ce sont des élections illégitimes. Le régime a choisi les candidats, même indépendants, et ils les ont élus», a déclaré Yahya al-Aridi, membre du comité d’opposition aux pourparlers de paix de l’ONU à Genève, selon l’agence de presse dpa (Deutsche Presse-Agentur). «Le peuple syrien n’a pas eu la liberté de voter… c’était une pièce de théâtre du régime.»

Soutenu par les forces russes et iraniennes, le gouvernement de Damas a reconquis une grande partie du territoire perdu au début de la guerre, mais il doit faire face à des sanctions internationales et à une économie en ruine.

L’élection, initialement prévue en avril, a été reportée à deux reprises en raison de la pandémie de coronavirus, qui a officiellement infecté 540 personnes et en a tué 31 dans les zones contrôlées par le gouvernement.

Selon les médias d’État, plus de 7000 bureaux de vote ont été installés dans environ 70% du pays où le gouvernement Al-Assad garde le contrôle, y compris pour la première fois dans les anciens bastions de l’opposition.

Les résultats ont été obtenus après des nouveaux décomptes lundi dans quatre centres de vote dans la province d’Alep et un dans la province orientale de Deir Az Zor, a déclaré l’agence de presse officielle SANA.

Parmi les 1658 candidats, beaucoup se sont présentés en promettant de lutter contre la forte inflation et d’améliorer les infrastructures ravagées par le conflit.

Parmi les gagnants figure Hussam Qatirji, un homme d’affaires sous sanctions de l’Union européenne qui a conservé son siège. L’UE l’accuse de soutenir les combattants pro-régime, mais aussi de faciliter le commerce des armes, des munitions et du carburant entre le gouvernement et divers acteurs, dont le groupe armé ISIS.

«La majorité des Syriens pensent que l’élection n’est qu’un processus contrôlé par le régime pour se présenter comme une autorité légitime en Syrie», a déclaré à Al Jazeera Zaki Mehchy, consultant senior à Chatham House et cofondateur du Centre syrien pour la recherche politique, avant le vote. «Les gens savent que la majorité des députés sont nommés par le parti Baas et tous doivent avoir reçu l’approbation du système sécuritaire, approbation basée sur la loyauté et non sur les qualifications», a-t-il dit.

La valeur de la livre syrienne s’est effondrée sur le marché noir ces derniers mois, accélérée par la crise financière au Liban voisin et les nouvelles sanctions américaines appliquées le mois dernier.

Les prix des denrées alimentaires en Syrie ont augmenté de plus de 200% au cours de l’année écoulée et se situent désormais à 20 fois leur niveau d’avant-guerre, selon le Programme alimentaire mondial.

Dans un pays où plus de 80% de la population vit déjà dans la pauvreté, l’agence des Nations unies a averti que les Syriens sont maintenant confrontés à une «crise alimentaire sans précédent.

Les prochaines élections présidentielles sont prévues en 2021, et les candidats devront obtenir l’approbation écrite d’au moins 35 membres du Parlement.

Le mois dernier, le ministre des Affaires étrangères Walid al-Muallem a déclaré qu’al-Assad resterait au pouvoir «aussi longtemps que les Syriens voudront qu’il reste» [sic]. (22 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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«D’Idlib à Suwayda’a, nous sommes avec vous»

«D’Idlib à Suwayda’a, nous sommes avec vous. Une révolution pour tous les Syriens, le 12 juin 2020» (Photo: Fadi al-Shami)

Par Abdulsalam Dallal

Malgré une répression féroce et les effets dévastateurs de la guerre, les zones contrôlées par le régime en Syrie ont récemment connu une vague de protestations.

Les manifestations contre le régime de Bachar al-Assad ont repris le 7 juin 2020 [voir l’article publié sur ce site en date du 13 juin] dans la province druze d’Al-Suwayda’a (orthographié aussi Sweida ou Soueïda ou Souweïda), au sud de la Syrie. Les révolutionnaires en Syrie et en exil au début ont été divisés en deux groupes dans cette mobilisation.

Le premier groupe a lié ces protestations à la détérioration de la situation économique dans les zones contrôlées par Assad, notamment à l’inflation galopante qui a fait que 3000 lires syriennes équivalent désormais à un dollar. D’autres ont accueilli ces protestations, les interprétant à travers le prisme de la révolution syrienne.

A Al-Suwayda’a même, les militants révolutionnaires ont également eu leur mot à dire. Les chants ont clairement montré que les récentes protestations sont contre le régime. Des slogans tels que: «Notre révolution n’est pas une révolution de la faim, elle est contre la révérence», «La Syrie nous appartient, et pas à la famille Assad», «Dehors Bachar» et «Vive la Syrie… à bas Bachar al-Assad» étaient au cœur des manifestations.

Ces chants «trans-claniques» et «trans-sectaires» remettent en question les interprétations qui expliquent principalement la révolution syrienne en référence au sectarisme ou à la géopolitique et à la concurrence régionale et internationale pour l’obtention de moyens de pression sur le pays. La révolution syrienne est avant tout une lutte interne contre le régime politique dont les politiques néolibérales ont appauvri une grande partie du peuple syrien, en ont marginalisé d’autres et ont divisé les Syriens afin de rester au pouvoir.

Seuls ceux qui étaient issus du cercle restreint du régime et proches de l’appareil du renseignement de sécurité ont eu le dessus en Syrie, jouissant d’un bon niveau de vie par rapport au reste de la population.

Ce qui manque à ces interprétations, c’est la compréhension de l’essence de la solidarité qui a poussé les Syriens à descendre dans la rue depuis le premier jour des manifestations dans la province de Deraa. En effet, les révolutionnaires d’Al-Suwayda’a, par leurs protestations, ont donné un grand exemple de solidarité.

En plus de leurs slogans anti-régime, ils ont hissé des banderoles et scandé des slogans exprimant leur solidarité avec les habitants d’Idlib qui ont souffert, comme d’autres lieux révolutionnaires, des sévères bombardements du régime Assad et de ses alliés, la Russie et l’Iran.

Il est également important de mentionner ici que les manifestations d’Al-Suwayda’a ont lieu à l’occasion du premier anniversaire de la mort du célèbre combattant révolutionnaire, gardien de but et chanteur, Abdulbasset al-Sarout, décédé le 8 juin 2019.

Les manifestants n’ont pas manqué l’occasion de se souvenir de lui et d’exalter son âme. Les militants d’Al-Suwayda’a, à qui j’ai parlé, ont déclaré que juin est devenu un mois important pour eux. «Nous avons fait revivre la révolution syrienne dans nos cœurs et dans les rues et nous nous sommes souvenus d’Al-Sarout qui a sacrifié son âme en défendant la révolution syrienne et ses objectifs ce mois-ci l’année dernière.»

En réponse, des manifestations de solidarité à Deraa, dans le nord de la Syrie, et à Idlib – au cours desquelles les manifestants portaient des banderoles glorifiant les révolutionnaires d’Al-Suwayda’a – ont souligné l’unité de la lutte syrienne et ont rejeté les récits sectaires.

Le timing de ces manifestations est très important pour plusieurs raisons. Premièrement, bien que le régime ait repris la plupart des territoires qu’il avait perdus depuis mars 2011, son pouvoir a cependant été érodé. Il n’est plus capable de gouverner comme il le faisait avant la révolution.

Deuxièmement, la Russie n’est pas satisfaite du régime d’Assad. Des rapports indiquent que Moscou a récemment critiqué le régime d’Assad et ses acolytes pour ne pas avoir fait de réels efforts pour régler le conflit et entamer un processus de reconstruction concret.

Par conséquent, la Russie pourrait être prête à commencer à chercher une alternative à Bachar, autrement dit un personnage pouvant entreprendre des démarches vers une résolution pacifique et la reconstruction. [Voir sur les implications de la Russie, depuis les bombardements de 2015 et les tentatives présentes d’opérations politico-diplomatiques du régime Poutine, les interrogations publiées dans le document de Jadaliyya publié sur ce site.]

Troisièmement, il est important de souligner que les protestations d’Al-Suwayda’a ont lieu dans un contexte de division au sein de la famille au pouvoir. La lutte pour le pouvoir entre l’axe de Rami Makhlouf, le cousin maternel du président, et celui d’Asma, la femme du président, a fait surface.

Makhlouf est apparu dans trois vidéos sur sa page Facebook, parlant des «procédures injustes» que le gouvernement prend à l’encontre de ses entreprises et de ses projets.

Il a supplié le président d’agir et de mettre fin à cette «farce» après que le Trésor lui a envoyé une demande de paiement de ses impôts, que Makhlouf prétend avoir déjà payés.

Makhlouf a également fait remarquer que de telles procédures ne profitent qu’à ceux qui sont autour du président, c’est-à-dire à la femme de Bachar et à sa parenté d’hommes d’affaires.

Cette tension a encouragé les habitants des zones contrôlées par Assad à dénoncer courageusement la corruption du régime, du gouvernement et des amis des fonctionnaires. Même les alaouites, qui appartiennent à la même secte religieuse que le président et sont souvent considérés comme les principaux fidèles du régime, ont commencé à exprimer leur dissidence.

Ibrahim, un activiste de la ville de Lattaquié, a évoqué les difficultés économiques dont souffrent les habitants des zones à prédominance alaouite. «Malheureusement, nous souffrons à la fois au niveau politique et économique. D’un point de vue politique, le régime a transformé notre secte, qui était pacifique, en une secte sanglante. Beaucoup de nos jeunes sont perçus comme des loyalistes. Cela affectera notre future intégration avec les autres Syriens lorsque le régime de Bachar partira. Sur le plan économique, nous endurons beaucoup de choses. Maintenant, nous ne pouvons plus nous permettre d’acheter des biens de base.»

Les médias du régime, cependant, ont tenté d’atténuer la lutte d’Al-Suwayda’a. Au début, ils ont nié l’existence de protestations, mais plus tard, certains rapports ont parlé de la frustration et de la colère des gens face aux prix élevés ainsi que des conditions de vie difficiles, que le régime a essayé d’attribuer aux récentes sanctions américaines suite à l’activation du «Caesar Act».

Ces sanctions, que la Maison Blanche a approuvées, sont intervenues après qu’un officier du renseignement militaire de sécurité, connu sous le nom de «César», a fait sortir clandestinement environ 11’000 photos de détenus torturés à mort dans les prisons du régime Assad.

Le régime a entonné un récit anti-impérialiste pour désamorcer la colère de ses partisans. Dans le même temps, il a utilisé des méthodes traditionnelles de répression des manifestants à Al-Suwayda’a, y compris la détention de certains militants.

Le régime a également appelé ses partisans, y compris des fonctionnaires de l’État, des étudiants, des membres du parti Baas, à descendre dans la rue et à exprimer leur loyauté envers le régime. Un message vocal attribué au chef du syndicat étudiant de la province, Wafa’a Aflaq, a déclaré que si un étudiant ne se rendait pas au rassemblement pro-régime, il serait expulsé de l’université.

Si ces mesures n’ont pas dissuadé les manifestations, les manifestants sont cependant devenus plus prudents quant à leur sécurité. Ils ont traversé le centre-ville et ont atteint les bâtiments du gouvernorat.

Des messages des révolutionnaires syriens ont circulé dans les médias sociaux, les mettant en garde contre les erreurs qu’ils avaient commises auparavant. «Nous ne voulons pas que les manifestants à Al-Suwayda’a commettent l’une de nos erreurs, leurs discussions devraient être inclusives, les protestations à Al-Suwayda’a devraient rester pacifiques et rester à l’écart de la militarisation», m’a révélé un militant syrien dans la campagne au nord d’Alep.

«Nous endurons beaucoup de choses. Maintenant, nous n’avons pas les moyens d’acheter des biens de première nécessité», affirme Ibrahim, depuis Lattaquié.

L’esprit de solidarité avec Al-Suwayda’a était remarquable. Le 21 juin, des manifestants syriens en Allemagne ont brandi des banderoles et des chants en solidarité avec les manifestants d’Al-Suwayda’a. Lujain, l’un des manifestants, a déclaré que «nous avons l’impression d’être de retour en 2011, lorsque nous avons protesté en solidarité avec les villes et villages syriens qui ont souffert de la brutalité du régime à cette époque».

Enfin, il est crucial de noter que ce n’est pas la première fois que les manifestations à Al-Suwayda’a ont lieu. Au cours des neuf dernières années, la province a été le théâtre de nombreuses manifestations contre le régime. En outre, les gens ont refusé le déploiement de leurs jeunes à l’extérieur de la province.

Fares, un réfugié syrien d’Al-Suwayda’a en Europe, m’a dit que «la meilleure chose que les cheikhs et les dirigeants de la province ont faite est qu’ils se sont opposés au déploiement de soldats d’Al-Suwayda’a dans d’autres régions, ils ne voulaient pas qu’ils aient du sang sur les mains».

Les soldats des différentes régions d’Al-Suwayda’a effectuent leur service militaire obligatoire dans la province. Jamal, un activiste d’Alep et ancien professeur de l’Académie Assad pour l’ingénierie militaire, a déclaré que «la mobilisation contre le régime à Al-Suwayda’a est à prévoir. La province veut toujours être avec la révolution.»

Le déploiement par le régime de la «carte de protection des minorités» et ses prétentions à défendre les minorités religieuses contre les attaques ont eu un certain effet, cependant, a ajouté Jamal. De plus, le régime est capable d’essayer de faire plier la réalité pour qu’elle corresponde à sa vision.

«Chaque fois que cela ne fonctionne pas à Al-Suwayda’a, nous remarquons des poches de combattants de l’ISIS, que le régime a permis d’évacuer de la banlieue de Damas vers les zones proches d’Al-Suwayda’a en août 2018, redevenant ainsi actifs, effrayant la population sur place.»

Il y a neuf ans et demi que les Syriens ont exigé le changement. Leur lutte pacifique s’est transformée en une guerre sanglante attirant des puissances régionales et internationales.

La Syrie est devenue un échiquier pour les acteurs dont les intérêts ont approfondi la tragédie syrienne et ont créé des clivages au sein de ses communautés multiethniques et multisectorielles.

Cependant, les récentes protestations d’Al-Suwayda’a prouvent une fois de plus que la révolution syrienne est une révolution populaire et nationale contre l’autocratie du régime d’Assad et nous ne devrions jamais oublier ce fait. (Article publié par MENA Solidarity Network, le 22 juillet 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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En Syrie, la colère des minorités contre Assad

Fresque à Idlib de solidarité avec les manifestants de Souweïda, au nom de la «révolution du Nord au Sud» (DR)

Par Jean-Pierre Filiu

Les manifestations anti-Assad en pays druze s’accompagnent d’une colère de plus en plus palpable dans la communauté alaouite, dont est pourtant issu le dictateur syrien.

Bachar al-Assad espérait célébrer tout autrement le vingtième anniversaire de son accession au pouvoir, après trente années de dictature de son père Hafez. Lui qui se présente volontiers comme le «protecteur» des minorités face à la majorité sunnite de la population est en effet la cible d’une contestation inédite au sein même de minorités considéré jusque-là comme neutres, voire loyalistes. Depuis le début de ce mois, des manifestants défient le régime, le majeur brandi, à Souweïda, au sud-est de Damas, au cœur de la région où se concentre la majeure partie des Druzes du pays. Mais c’est la colère de plus en plus palpable au sein de la communauté alaouite, dont est issue la famille Assad, qui inquiète le plus le maître de Damas.

La fronde alaouite

La dictature Assad, sous Hafez, puis Bachar, a toujours veillé à étouffer la moindre contestation au sein de la minorité alaouite, qui représente le dixième de la population syrienne. Le soutien au régime était pourtant loin d’y être inconditionnel et de nombreuses personnalités alaouites se sont engagées, en 2011, dans le processus révolutionnaire. Les opposants alaouites ont été impitoyablement pourchassés au nom d’une soi-disant double «trahison», à la fois du régime et de leur communauté. Mais l’escalade militaire et la confessionnalisation du conflit, avec la montée en puissance des groupes islamistes, puis jihadistes, ont convaincu la plupart des Alaouites de faire bloc autour du régime. Les uns ont été mobilisés pour compenser les désertions massives dans l’armée gouvernementale et les autres se sont engagés dans les milices pro-Assad. Ils ont ainsi payé un très lourd tribut à la guerre civile, laissant une communauté alaouite largement privée de ses jeunes hommes.

Malgré un «prix du sang» aussi exorbitant, l’écrasante majorité des Alaouites a vu son niveau de vie s’effondrer, alors même que les profiteurs liés au chef de l’Etat accumulaient des fortunes indécentes. C’est dans ce contexte déjà chargé que Rami Makhlouf, cousin de Bachar al-Assad, et longtemps son grand argentier, l’a défié publiquement à trois reprises. Makhlouf, jusque-là symbole d’une corruption effrénée, a été en partie dépouillé de son immense fortune. Lui qui a généreusement entretenu sa base communautaire est parvenu à se présenter comme un porte-voix des Alaouites qui se sentent abandonnés, voire brimés par le régime. L’arrogance de l’Iran et de ses milices affiliées, au premier rang desquelles le Hezbollah libanais, a aggravé le ressentiment des Alaouites, considérés au mieux comme de médiocres musulmans par les militants chiites. Les slogans anti-Assad ont fleuri sur les murs de Lattaquié et de Tartous, les deux villes où la Russie dispose de bases aérienne et maritime. D’où la préoccupation de Moscou face à cette protestation inédite.

Les manifestations druzes

Les Druzes ne représentent qu’un peu plus de 2% de la population syrienne, mais la plupart d’entre eux résident à Souweïda et dans la région stratégique du Jebel Druze, la «Montagne druze», au sud de la capitale. Ils ont tenté de préserver leur neutralité depuis 2011, ce qui ne leur a pas épargné, en 2018, les exactions jihadistes. Mais le désastre économique et les multiples trafics du régime, dans cette région frontalière de la Jordanie, ont entraîné récemment une série de manifestations scandant «Révolution, liberté et justice sociale» et «Le peuple veut la chute du régime». Le doigt d’honneur, avec majeur tendu, est devenu un signe de ralliement. Le 10 juin, vingtième anniversaire de la mort de Hafez al-Assad, les protestataires ont osé chanter «Que ton âme soit maudite». Certes, les cortèges sont très clairsemés, du fait des risques immenses pris lors de toute critique publique des Assad. En outre, une fois réprimés les cortèges et arrêtés les activistes, le régime a organisé ses propres contre-manifestations, où les sanctions imposées par les Etats-Unis ont été condamnées comme la source de tous les maux de la Syrie.

La colère druze et la fronde alaouite n’en sonnent pas moins comme de sérieux avertissements pour la dictature syrienne. Ayant justifié son autocratie par le refus de toute concession à une majorité caricaturée en «islamiste», voire «terroriste», le régime Assad voit s’effriter son ancrage minoritaire. Les Chrétiens, qui ne disposent pas d’une assise territoriale propre, sont de plus en plus tentés par l’émigration, une partie des Grecs-Orthodoxes se tournant vers la protection de la Russie, exaltée comme leur «nouvelle Rome». Quant aux Kurdes, ils s’efforcent d’opposer un front uni aux exigences d’Assad, afin de préserver une partie de l’autonomie du nord-est, front que rend enfin possible l’accord conclu entre la branche syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) et les autres formations kurdes du pays. Même la petite communauté chiite de Syrie ne jure plus que par l’Iran et le Hezbollah, sur fond d’antagonisme ouvert entre Alaouites et chiites.

Ces recompositions communautaires ramènent une fois encore à l’équation de base de la crise syrienne, où tout un pays continue d’être pris en otage par Assad, majorité et minorités confondues. (Article publié sur le blog de Jean-Pierre Filiu «Un si Proche Orient», en date du 21 juin 2020)

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Le drame des réfugié·e·s

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