Par Geneviève de Rham
Ce 14 juin 2019, une marée violette a recouvert la Suisse. Violette comme la couleur de la grève féministe et des femmes*. L’idée d’une telle grève avait vu le jour en janvier 2018, lors du Congrès des Femmes de l’Union syndicale suisse (USS), où une résolution dans ce sens avait été acceptée à l’unanimité des 250 femmes présentes.
D’où vient cette grève féministe?
A ce moment-là, il s’agissait d’opposer une alternative à la perspective de lancer une initiative populaire fédérale pour l’égalité hommes femmes.
Au niveau international, des mouvements féministes impressionnants se développaient en Pologne, aux Etats-Unis, en Argentine et dans toute l’Amérique latine, en Italie remettant en cause l’idée que le féminisme était dépassé. La grève féministe du 8 mars 2018 dans l’Etat espagnol était dans l’air; elle a connu un succès inattendu.
Même si l’air du temps se colorait de féminisme au niveau international, il fallait encore faire vivre cette proposition de grève des femmes 2019 en Suisse. A l’appel de femmes syndicalistes, des Assises romandes se sont tenues en juin 2018 à Lausanne. L’idée était de tester la possibilité de réaliser une telle grève en Suisse.
Et c’est là que la dynamique commence à s’enclencher: 150 femmes décident de se mettre à préparer concrètement cette grève. On se met d’accord pour créer des collectifs avec adhésion individuelle, réservés aux femmes, et de diffuser un appel à la grève féministe et des femmes* lors de la manifestation pour l’égalité salariale organisée par l’USS à Berne en septembre 2018.
D’emblée, suivant en cela l’exemple de la grève féministe espagnole, la grève est conçue pour que les femmes puissent la faire dans leurs lieux de vie, de travail, de formation et de consommation.
Quel jour choisir pour la grève: le 8 mars ou le 14 juin? La deuxième date est retenue car cela permet d’ancrer l’appel à la grève dans l’histoire du féminisme en Suisse. Le 14 juin 1981, un article constitutionnel pour l’égalité hommes-femmes avait été voté; dix ans plus tard, une première grève des femmes réclamait son application dans la réalité. En outre, cela laissait plus de temps pour construire le mouvement de grève, car l’appel devait être validé par le Congrès de l’USS en novembre 2019 seulement.
Des collectifs sont créés dans les cantons francophones dès juillet 2018, puis en Suisse alémanique et en Suisse italienne; leur première action est d’appeler les femmes à participer à la manifestation pour l’égalité salariale du 22 septembre à Berne [1]. C’est un grand succès avec plus de 20’000 participant-e-s.
La rédaction d’un Manifeste pour la grève féministe et des femmes* est également décidée lors des Assises romandes. Un premier projet, élaboré suite à une rencontre en août, suscite beaucoup de remarques, de critiques et de compléments. Il est profondément remanié; les problématiques retenues sont élargies, discutées dans les différents collectifs romands pendant tout l’automne. A la fin de l’année 2018, une version stabilisée de ce Manifeste [2] part des réalités de la vie des femmes pour avancer des revendications, évitant d’uniformiser le mouvement autour de quelques slogans réducteurs. Ce Manifeste présente les arguments et revendications à partir desquels la mobilisation pour la grève féministe va se développer. Il est traduit en allemand et en italien.
Une coordination romande et une coordination nationale, rassemblant des représentantes des collectifs et des secrétaires syndicales, fonctionnant de manière souple, assurent une coordination suffisante pour éviter l’éparpillement du mouvement dans la multiplicité des actions locales.
En mars 2019, des Assises nationales des collectifs pour la grève féministe et des femmes* sont convoquées par la Coordination nationale à Bienne. Cinq cents femmes de toutes les régions de Suisse adoptent un «Appel à la grève», basé sur les revendications du Manifeste. Le texte «comment faire grève» présenté lors de ces Assises est largement diffusé dans les semaines qui suivent. Deux «moments» unificateurs sont décidés pour le 14 juin: à 11h la lecture de l’appel à la grève; à 15h24 l’appel à cesser le travail pour marquer la différence salariale théorique moyenne entre hommes et femmes. Pour le reste, les femmes s’organisent comme elles le souhaitent; ces deux moments sont largement repris dans les actions le 14 juin et soulignent le caractère national de la grève.
Ce mode de fonctionnement permet la décentralisation des actions à construire pour le 14 juin, favorisant l’auto-organisation de collectifs dans de petites villes, sur des lieux de travail ou d’études, dans des quartiers.
Les polarisations politiques autour de la grève débutent avec l’année 2019
Des campagnes de presse visent à délégitimer l’appel à la grève féministe. Le but est clair: faire rentrer ce mouvement dans le cadre posé par la paix sociale et la «démocratie de concordance», si prégnantes en Suisse, sans mentionner «les quotas de femmes» dans les conseils d’administration (mis en relief dès le jeudi 20 juin 2019, dans la Chambre haute – Conseil des Etats). Mais ces campagnes n’ont pas réussi à atteindre leur objectif. Au lieu d’entrer dans le jeu des compromis et de la conciliation sociale, la coordination romande des collectifs ne plie pas et réaffirme la radicalité revendiquée dans le Manifeste.
La première attaque est publiée le 31 janvier 2019 dans le journal Le Temps, sous le titre Grève des femmes, grève de gauche? Dans une prise de position signée par 250 femmes, les collectifs romands ne plient pas et affirment: «Derrière notre mouvement ne se cache aucune opération de marketing politique, mais juste la réalité de nos vies […]. On nous reproche de critiquer l’économie capitaliste parce que nous voulons mettre au centre de nos préoccupations et de nos actions l’être humain, l’équilibre écologique et la vie en lieu et place de l’argent et du profit. Nous assumons cette critique. […] La grève féministe et des femmes* du 14 juin 2019 se fera avec toutes celles qui veulent y participer.»
La deuxième attaque est lancée par Le Matin Dimanche du 7 avril 2019, qui titre: Le patronat ne veut pas de grève des femmes. Les associations faîtières patronales contestent la licéité de ce mouvement en invoquant l’article 28 de la Constitution fédérale [3]. Réponse des collectifs: «la grève est un droit fondamental dans une société démocratique. […] Nous réaffirmons notre droit de faire grève en tant que travailleuses, mais aussi notre droit de réinventer la grève pour qu’elle prenne des formes multiples: sur le lieu de travail, sur notre lieu de vie, dans la rue: nous croiserons les bras partout où nous serons, chacune à sa façon, pendant un moment ou toute la journée […]. Ce qui est illicite, ce sont les inégalités de salaire, les licenciements de femmes enceintes ou qui reviennent de leur congé maternité, le harcèlement sexuel et toutes les discriminations basées sur le sexe ou l’identité de genre auxquelles nous sommes confrontés tout au long de notre vie. Pas notre grève.»
La troisième attaque est lancée par la Tribune de Genève le 26 avril 2019: la grève serait contre les hommes. Cette attaque a été fortement ressentie par les femmes qui se mobilisent. Pourtant, en septembre 2018, les collectifs avaient déjà écrit: «notre grève ne sera pas contre les hommes, mais contre un système patriarcal qui a fait son temps. Le 14 juin, les hommes solidaires seront invités à soutenir les femmes en grève.» La réponse largement diffusée des collectifs permet de faire reculer l’écho de cette attaque.
Parallèlement à ces attaques médiatiques, les propos masculinistes et misogynes se répandent, en particulier sur les réseaux sociaux.
Les attaques publiques contre la grève féministe et des femmes* renforcent la mobilisation car la coordination romande des collectifs ne plie pas face aux menaces. Ses réponses donnent aux femmes des arguments pour défendre l’appel à la grève.
Dans le secteur public, où une certaine pratique de mobilisation est entretenue sur les lieux de travail, la grève est préparée soigneusement, s’élargissant à d’autres entités. Le 18-19 mai, le quotidien 24 heures (Vaud) titre: Ecoles, crèches et hôpitaux vont sentir passer le 14 juin. Faute de personnel des établissements pourraient rester fermés lors de la grève des femmes. Cette dynamique de mobilisation est facilitée par la prise de position de certaines autorités communales en faveur de la grève, par exemple en accordant congé à leur personnel.
Dans le secteur privé, il manque la volonté de mobiliser les salariées. La campagne d’Unia (principal syndicat de Suisse) se cantonne à la dimension médiatique. Pourtant, beaucoup de femmes travaillent dans le secteur de l’horlogerie et dans celui de la vente, par exemple. Mais les CCT (conventions collectives de travail) comportent des clauses de paix du travail absolue et les secrétaires syndicales n’ont pas le soutien de leur centrale pour appeler à des arrêts de travail dans ces secteurs. En Suisse alémanique, la patronne d’EMS-Chemie, Magdalena Martullo-Blocher (députée du parti de la droite patriotique Union démocratique du centre), menace ouvertement les syndicats: la participation de «son» personnel à la grève des femmes amènerait à la dénonciation de la convention collective de travail.
Le 4 juin, le groupe de presse Tamedia publie les résultats d’un sondage: 70% des femmes et 57% des hommes interrogés soutiennent la mobilisation du 14 juin (le mot grève n’est pas utilisé dans la question posée).
Le 9 juin, les Business and Professional Women (BPW) Switzerland, l’alliance des sociétés féminines suisses (alliance F) ainsi que les femmes des partis bourgeois (Parti libéral-radical-PLR, du Parti démocrate-chrétien-PDC, du Parti bourgeois-démocratique-PBD et Parti vert’libéral-PVL) publient un communiqué disant qu’elles «n’appellent pas à la grève, mais que l’égalité entre femmes et hommes ne concerne pas uniquement les partis et les syndicats de gauche. Elle est l’affaire de tous.» Les BPW veulent utiliser le 14 juin comme une journée d’action pour attirer l’attention sur les objectifs à atteindre. Elles réclament en particulier plus de femmes dans les instances dirigeantes, car les conseils d’administration ne comprennent que 20% de femmes et les directions d’entreprises seulement 10%. A l’opposé, les femmes de l’UDC romande appellent à un repas de soutien à l’association d’aide à la mère et l’enfant, une organisation Pro-Life, pour le 14 juin 2019.
Lors de l’émission «phare» de débat de la TSR, Infrarouge, du mercredi 12 juin, aucune représentante des collectifs n’est invitée. Une campagne sur les réseaux sociaux exprime la colère et, surtout, l’incompréhension des femmes qui depuis des mois construisent cette mobilisation. Cette réaction rapide et ample va amener Infrarouge à inviter une représentante des collectifs à participer dans le public et à prendre la parole deux minutes. Sur quoi cette représentante quitte l’émission, suivie par trois femmes du public.
Le 14 juin, des centaines de milliers de femmes participent aux actions organisées pour la grève féministe et des femmes* sur leurs lieux de vie, de travail, de formation et de consommation. Dans les universités et les hautes écoles, mais également dans l’enseignement obligatoire. Dans les crèches et les garderies. Dans les quartiers et sur les places publiques. Devant des supermarchés. Les manifestations convoquées dans les grandes villes le soir sont les plus nombreuses qui aient jamais eu lieu en Suisse, rassemblant des centaines de milliers de femmes et d’hommes solidaires. Indéniablement, cette journée va marquer l’histoire [4].
Cet immense succès s’explique par le fait que la grève féministe et des femmes* a réussi à maintenir sa radicalité contre les pressions diverses. Ce mouvement s’est construit de manière capillaire et exerce un rapport de force en dehors de toute échéance de type initiative populaire, référendum ou échéance électorale, ce qui est très rare en Suisse. Toutes les femmes qui le voulaient et le pouvaient y ont trouvé leur place, quelles que soient les «couleurs de leurs passeports» [5].
Après le 14 juin, on ne lâche rien…
… scandaient les centaines de milliers de manifestantes. Le défi est maintenant de faire aboutir les revendications avancées sur de nombreux lieux de travail et de maintenir l’activité des collectifs pour garder la pression féministe qui s’est manifestée le 14 juin.
Plusieurs échéances sont déjà là:
- La lutte contre l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes de 64 à 65 ans (message AVS21 du Conseil fédéral), après avoir passé de 62 à 64 ans en 1997.
- Les élections fédérales d’octobre 2018. A ce propos, l’association politiciennes! mène depuis des mois une campagne interpartis helvetia ruft! (l’helvétie t’appelle) pour promouvoir l’élection de femmes dans les parlements.
- La préparation de la grève féministe internationale du 8 mars 2020.
- La mise en œuvre de la Convention d’Istanbul (Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique), qui a été récemment ratifiée par la Suisse [6].
Le succès extraordinaire de la grève féministe et des femmes* montre qu’il est possible de construire un mouvement de masse à partir de revendications radicales qui portent sur TOUS les aspects de la vie des femmes dans la société même dans un pays où la paix sociale muselle habituellement l’expression des conflits.
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[1] Ce texte a été traduit en 11 langues différentes par des femmes des collectifs, permettant ainsi de toucher des femmes immigrées (à consulter sur le site www.frauenstreik.ch)
[2] Publié le 14 janvier 2019 sur le site alencontre, onglet SOCIETE, Femmes. http://alencontre.org/suisse/manifeste-pour-la-greve-feministe-et-des-femmes-du-14-juin-2019.html
[3] Art. 28 Liberté syndicale (et pas droit de grève!!!)
1 Les travailleurs, les employeurs et leurs organisations ont le droit de se syndiquer pour la défense de leurs intérêts, de créer des associations et d’y adhérer ou non.
2 Les conflits sont, autant que possible, réglés par la négociation ou la médiation.
3 La grève et le lock-out sont licites quand ils se rapportent aux relations de travail et sont conformes aux obligations de préserver la paix du travail ou de recourir à une conciliation.
4 La loi peut interdire le recours à la grève à certaines catégories de personnes.
[4] Même Christine Lagarde, qui tenait un discours pour le centenaire de l’OIT le 14 juin à l’ONU, portait un badge de la grève sur le revers de son tailleur!
[5] En Suisse, le quart de la population ne dispose pas de la nationalité suisse, et ne bénéficie pas de droits politiques.
[6] Pour rappel, dans toutes les guerres présentes, le viol des femmes est devenue une «arme de guerre» massive et banalisée.
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