Le récent soulèvement en Pologne contre un gouvernement de plus en plus autoritaire offre à la gauche une opportunité de se réaffirmer. [Voir à ce sujet, les articles informatifs et analytiques publiés sur ce site en date des 14, 22, 24 et 31 juillet 2017.]
Le jeudi 20 juillet, le Parlement polonais a passé un paquet de projets de loi dans une tentative de gagner le contrôle sur le système judiciaire du pays. Le moment était bien choisi: au milieu de la période de vacances, et le gouvernement s’attendait à un vote sans problème et suscitant peu de réactions publiques.
Pendant les heures d’émission en direct depuis le Parlement, on avait de plus en plus l’impression de se trouver immergé dans une reconstitution historique rappelant les années 1920, lorsqu’un régime de plus en plus autocratique passait une loi analogue. Un siècle plus tard, dans un Etat de l’Union européenne (UE), un parti au pouvoir essayait de convaincre le peuple polonais que les gouvernements élus avaient le droit démocratique d’écraser les juges insoumis.
Le parlement a voté la loi; le parti au pouvoir a partiellement supprimé la dissension qui s’y manifestait et a passé au reste du programme pour la journée. Plus tard lors de cette nuit mémorable, Jaroslaw Kaczynski, dirigeant du parti au pouvoir Loi et Justice, a perdu le contrôle, en accusant l’opposition d’avoir assassiné son frère, Lech Kaczynski, qui est mort lorsque son avion s’est écrasé à Smolensk [le 10 avril 2010].
Comme l’ambiance au Parlement devenait de plus en plus nerveuse, impatiente, Kaczinski a pris le micro sur le pupitre réservé aux intervenants (sans la permission du président) et a invectivé les membres du parlement de l’opposition: «Vos sales tronches n’ont pas à prononcer le nom de mon frère. Vous l’avez assassiné, espèces d’ordures.»
Voilà comment le parlement d’un pays ayant une mémoire pas si lointaine de l’autoritarisme, dont les élites politiques ont encore des liens dans le mouvement de Solidarité (Solidarnosc) a voté pour mettre un terme à la séparation des pouvoirs. Le parti Droit et Justice [Prawo i Sprawiedliwosc, PiS; fondé en juin 2001 par Jaroslaw Aleksander Kaczynski et Lech Aleksander Kaczynski, décédé en avril 2010 et président de la République de Pologne entre décembre 2005 et avril 2010, à qui succéda Andrzej Sebastian Duda] avait saisi le pouvoir en s’engageant à faire en sorte que «[les gens ordinaires] obtiennent la justice qu’ils méritent» et de «retirer des apparatchiks post-communistes» des tribunaux.
Cela n’avait évidemment pas beaucoup de liens avec la réalité: la branche judiciaire a subi un changement générationnel radical depuis 1989. Néanmoins chacune des trois lois proposées par le gouvernement augmentait les pouvoirs du ministre de la Justice, qui, dans la structure légale actuelle, est également le procureur général. Le gouvernement essayait de renvoyer les principaux juges du pays, en proposant que leurs successeurs soient directement nommés par le procureur général. Bref, si ces lois avaient été appliquées, cela aurait accordé au gouvernement le contrôle sur le système judiciaire.
Au début, ceux qui s’opposaient à ces mesures se sont trouvés désorientés: Que signifiait tout cela? S’agissait-il du début d’une sorte de dictature? Et comment les arrêter, alors que le parti dominant contrôlait le parlement, le sénat et la présidence? Qui était donc dans l’opposition?
Une chaîne de lumière
En l’espace de quelques heures, l’opposition s’est manifestée dans les rues. Des dizaines d’organisations de la société civile, rejointes par des forces parlementaires et extraparlementaires, ont créé des dizaines sinon des centaines de rencontres, de marches, de manifestations et de sit-in.
La mobilisation était centrée sur deux questions: d’une part, sur la colère suscitée par la politisation directe de la Cour suprême et l’impact potentiel sur les élections libres et d’autre part sur la demande que le président impose son veto contre les projets de loi, un scénario qui semblait peu plausible à ce moment-là.
Les protestations ont pris des formes très diverses. Razem [Ensemble, constitué en 2015], le parti de gauche le plus jeune et le plus dynamique, a organisé plusieurs évènements. Il protestait contre les lois tout en restant critique par rapport au système en place.
L’opposition parlementaire a organisé ses propres manifestations, avec des fractions de politiciens de l’establishment qui prêchaient les slogans néolibéraux prévisibles. Plus intéressantes étaient les manifestations dirigées par des dirigeantes féministes du Black Protest – une des plus importantes mobilisations féministes dans l’histoire du pays qui s’était constituée pour lutter contre le projet de loi d’octobre 2016 visant à interdire l’avortement. [Dès mars 2016, des milliers de femmes ont répondu à l’appel des organisations féministes de faire grève ou de s’habiller en noir pour protester contre le projet d’interdiction totale de l’interruption volontaire de grossesse.]
La protestation probablement la plus réussie aussi bien en termes de participation que de l’esprit d’ouverture a été la série de manifestations «sans logo» connues sous le nom de «chaîne de lumière», dans lesquelles les organisateurs ont explicitement banni les emblèmes politiques. [Le cortège serpentait dans la ville, le 21 juillet 2017, illuminé par les bougies portées par les milliers de manifestants. Le trafic était coupé. La colère serrait les rangs. Comme tous les soirs depuis une semaine, les Polonais étaient nombreux, vendredi, à descendre dans la rue s’opposer à la politique menée par le gouvernement – Libération, 22 juillet 2017, Aude Massiot]
Des milliers de citoyens polonais se sont réunis, avec des bougies, en écoutant de la musique en live et en chantant l’hymne national. Cette formule a offert un débouché à ceux qui ne se sentaient pas prêts à s’aligner politiquement. En temps de crise, avant de réagir sur le plan intellectuel, nous avons tendance à être guidés par l’émotion: la nécessité d’exprimer une colère qui ne s’est pas encore traduite dans une orientation politique.
A la grande surprise de la plupart des personnes engagées, les mobilisations ont débouché sur un succès: le président [Duda] a cédé et a posé son veto à deux des trois propositions de loi par son ancien parti, une décision qui a dû être extrêmement difficile, à la fois sur le plan politique et sur celui psychologique. Il semble peu vraisemblable, comme certains l’ont spéculé, que Droit et Justice [PiS] avaient orchestré ce tournant, qui a laissé ce parti affaibli. Et même si cela avait été le cas, ses partisans n’auraient pas pu prévoir l’ampleur de la mobilisation sociale.
Mais les manifestations de masse ne sont que le premier pas. La scène politique polonaise est obsolète; la majorité de ses partis manquent de clarté politique et surtout de cohérence idéologique. Dans ces circonstances, des mobilisations anonymes finissent par être cooptées par l’establishment.
Cela a été en grande partie le cas avec le Black Protest – les sondages ont montré que les mêmes partis d’opposition qui avaient auparavant soutenu des lois restrictives contre l’avortement ont gagné des membres suite aux protestations. En l’absence d’une alternative fondamentale pouvant susciter le soutien populaire, le succès des mouvements sociaux ne servira qu’à renforcer l’image des politiciens de l’establishment en tant que représentants de l’opposition légitime.
Les mouvements «no-logo» ont prouvé leur valeur lorsqu’une action négative était nécessaire, pour bloquer une législation non constitutionnelle, pour exprimer la colère face à une loi anti-avortement barbare. Ils constituent des intermédiaires pour des alliances plus larges, en exploitant au maximum l’engagement social et en donnant à des acteurs politiques le temps de trouver la bonne stratégie.
Ceci peut être très précieux dans des moments de crise politique. Mais à plus long terme ils ne peuvent constituer un programme positif ni un capital politique pour des réformes progressistes. Pour mettre un terme au cycle vicieux dans lequel les partis de l’establishment profitent de la mobilisation anti-establishment, la résistance doit devenir ouvertement politique.
Le consensus n’est pas au centre
Pour pouvoir réaffirmer la primauté du politique, le contexte est crucial. La transformation économique post-soviétique de l’Europe centrale et orientale s’est accompagnée de ce que Naomi Klein décrivait comme une «stratégie du choc» [titre de son livre paru en 2008: The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism, Ed Picador, Etats-Unis].
Comme elle le rappelait, même en 1992, 60% des citoyens polonais étaient encore opposés à la privatisation de l’industrie lourde.
Jeffrey Sachs, qui avait soutenu cette orientation politique, prétendait qu’il n’avait pas le choix. Il a comparé son rôle à celui d’un chirurgien dans une salle des urgences: «Lorsque quelqu’un entre aux urgences et que son cœur s’arrête, il faut lui ouvrir le sternum, sans se préoccuper des cicatrices.» Plus tard, Jeffrey Sachs a en grande partie changé son approche et révisé sa position néolibérale, mais les dirigeants qui dominent actuellement l’opposition restent bloqués au début des années 1990.
Trois décennies plus tard nous pouvons constater que ces cicatrices sont toujours à vif. En votant pour le parti Loi et Justice en 2015, l’électorat a démontré que la politique néolibérale avait suivi son cours, laissant beaucoup trop de personnes sans emploi, sans espoir et sans avenir. Ce que Chantal Mouffe a écrit au sujet de la politique centriste est encore valable aujourd’hui:
«Le consensus au centre permet aux partis populistes d’apparaître comme les seules forces anti-establishment représentant la volonté du peuple. Grâce à une rhétorique populiste intelligente, ils sont capables d’articuler beaucoup de revendications provenant de secteurs populaires que les élites modernisantes méprisent comme étant rétrogrades et de se présenter comme les garants de la souveraineté populaire.»
A la différence de ce qui se passe dans plusieurs pays occidentaux, où on peut choisir entre le centre et la droite populiste, ces deux options n’existent pas en Pologne. En effet, le «centre» polonais – qui a actuellement été forcé à quitter le pouvoir – est actuellement plus à droite sur le plan économique que n’importe quelle force comparable dans les pays occidentaux. Ses politiciens croient encore que la réponse à tous les problèmes sociaux est d’accroître les privatisations.
De son côté, Droit et Justice (PiS) est un parti anti-establishment auto-proclamé avec un style de gouvernement de plus en plus autocratique. Plus le camp libéral devient obsolète et hors de propos, plus il devient facile de promouvoir un narratif qui attire les «perdants» de la période de transformation.
Kaczynski est passé maître de cet art, et il prospère dans l’actuel simulacre de débat politique avec d’un côté son parti et de l’autre le camp de «la privatisation est le salut». La tentative du parti Droit et Justice de prendre contrôle du système judiciaire n’est que le pas le plus récent sur la voie vers une dictature «soft», voie sur laquelle il a l’intention d’aller bien plus loin.
Confrontées une fois de plus à une crise constitutionnelle, de nombreuses voix à gauche se posent la question de savoir si les socialistes doivent défendre les institutions de la démocratie libérale alors que celles-ci sont souvent dysfonctionnelles. Le socialisme n’est pas envisageable sans démocratie, et pourtant lorsqu’il s’agit de défendre des principes démocratiques fondamentaux, la gauche est divisée.
Ceux qui sont actifs sur le front du combat pour la justice – en luttant contre les expulsions, contre les lois anti-avortement, en organisant les travailleurs et en enquêtant sur les puissants – savent que les tribunaux se rallient aux riches. Il est d’autant plus difficile de défendre la démocratie libérale que cela implique de se trouver du côté des auteurs de la doctrine de choc.
C’est justement pour cela que la récente mobilisation pour sauver un système judiciaire indépendant constitue une percée dans notre paysage politique. Il s’agissait d’une vague de protestations multi-dimensionnelle et politiquement variée s’adressant à une large couche d’acteurs sociaux réunis pour exprimer leur colère et leur volonté d’agir. Et elle a été une réussite, y compris en suscitant des répercussions auxquelles peu de gens s’attendaient.
Evidemment les libéraux prétendent maintenant que nous devrions former une opposition unie pour lutter contre Kaczynski. Avec un programme aussi impopulaire que le leur, la seule chance qu’ils ont de gagner est de jouer sur le «nous contre eux». Mais une telle alliance ne peut déboucher sur une véritable politique progressiste. La réponse à Kaczynski doit être non pas de réduire la pluralité politique mais de la renforcer: il faut esquisser des divisions politiques plus précises et significatives plutôt que de les brouiller.
Maria Janion [historienne de la littérature, des idées et de l’imagination; elle a consacré sa carrière universitaire de chercheuse à la culture polonaise des XIXe et XXe siècles], une éminente critique littéraire et culturelle, a pendant de longues années argumenté que la transformation économique polonaise ne s’est pas accompagnée d’une évolution des symboles, des rituels et des pratiques culturelles.
Elle a insisté sur le fait que le mouvement émotionnel des masses devait mûrir pour devenir un mouvement intellectuel, sans quoi il se déliterait dans la frustration et le chaos. Ce processus a entraîné à la fois des coopérations nouvelles et inattendues et des divisions brutales. Il faut que la gauche polonaise analyse sérieusement cette situation et en tire les leçons.
Le pays est divisé à de nombreux niveaux, mais au cours des deux dernières années nous avons observé un véritable réveil du peuple polonais, qui a montré qu’il est prêt à se battre pour un avenir meilleur. Notre tâche est de faire en sorte que cette énergie ne soit pas gaspillée, et qu’elle s’exprime politiquement, en commençant par les votes lors des prochaines élections. (Article publié dans Jacobin (Etats-Unis), le 18 août 2017; traduction A l’Encontre)
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Kinga Stanczuk est une traductrice et une enseignante à Varsovie. Elle est membre active de Razem (Ensemble), formation de gauche
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