Par Lucien Sève
[A l’occasion de la publication aux Editions sociales de la nouvelle traduction du Livre I du Capital, dans le cadre de la Grande Edition de Marx et d’Engels (Geme)]. Qui n’a pas vraiment lu le Capital pense bien savoir ce qu’il contient: une «critique de l’économie politique», traitant donc de réalités purement sociales – marchandise, monnaie, travail, valeur, survaleur, taux de profit…, donc exploitation de classe, et pour finir, à l’horizon, société sans classes. Et il y a bien en effet tout cela dans cette grande œuvre.
Mais il y a aussi ce qu’on n’attend pas du tout, au point que sa présence a été gravement sous-estimée, qu’elle l’est toujours, quand elle n’est pas même ignorée: c’est l’individu. Car l’économie au sens où l’entend Marx dans le Capital est beaucoup plus que l’économique, c’est la base de tous les rapports sociaux, c’est-à-dire de ce qui fait de nous les humains que nous sommes; c’est l’anthropologique en sa double dimension, celle de la collectivité et celle de l’individualité. Je vais quant à moi jusqu’à soutenir que le Capital est d’aussi profonde portée pour penser l’individualité que la collectivité. Qu’il touche au fond de la biographie des personnes autant que de l’économie des sociétés, l’une ne pouvant se comprendre vraiment sans l’autre.
Le plein développement de tous les individus en est un complément décisif
Il faudrait des pages pour étoffer ce propos [1]. Mais on peut s’en expliquer en quelques lignes. Le développement des forces productives est immédiatement aussi celui des capacités personnelles. Et il en est venu, montre Marx, à exiger «sous peine de mort» des individus intégralement développés (Livre I, chapitre 13). Aller vers cette plus haute civilisation a pour condition obligée la réduction toujours plus ambitieuse du temps de travail nécessaire, l’augmentation du temps libre pour le développement des capacités et des jouissances supérieures (Livre III, chapitre 48). Un des mérites historiques du capitalisme est d’avoir libéré l’individu de dépendances ancestrales, mais en même temps la dictature de l’appropriation privée des richesses sociales engendre à la fois la rapacité sans borne de l’individu concurrentiel et l’aliénation sans rivage de l’individu dépossédé. L’issue, la seule issue, c’est d’en venir à l’appropriation à la fois commune et «individuelle» – je cite Marx – des moyens sociaux de production (Livre I, chapitre 24).
Je souligne: l’appropriation commune doit impérativement être en même temps individuelle, c’est-à-dire que chaque individu doit accéder pour de bon à la maîtrise collective du destin de tous et chacun. C’est là une dimension cruciale de la visée marxienne. Au Livre I, chapitre 22, page 575, figure cette définition du communisme: «une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu». La foncière incompréhension, le refoulement même de cette vue capitale de Marx, a été une faute dramatique du marxisme doctrinaire, du socialisme stalinisé, du mouvement communiste massifiant.
Le développement universel des forces productives est un présupposé absolu du passage à une société sans classes – thèse marxiste de base, qui fait comprendre bien des choses aux drames du XXe siècle. Le plein développement de tous les individus en est un complément décisif – thèse encore profondément sous-estimée. Il est vital pour la stratégie et la forme d’organisation de nos combats du XXIe siècle de la faire passer au premier plan de nos pratiques. Sortir enfin du capitalisme ne se fera que moyennant une vraie explosion d’initiative appropriative compétente et concertée des individus. Rien n’importe plus que de la favoriser.
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[1] Parmi les ouvrages de Lucien Sève, nous en citerons trois: Penser avec Marx aujourd’hui. Tome 2: «L’homme» (Ed. La Dispute, 2008); Aliénation et émancipation (Ed. La Dispute, 2012); Pour une science de la biographie. Suivi de Formes historiques d’individualité (Les Editions sociales (2015). (Rédaction A l’Encontre)
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