La fabrique de carton de Deisswil: une victoire fêtée par le syndicat Unia, mais qui s’avère une défaite exemplaire. Le conflit à la fabrique de carton «Karton Deisswil AG», dans le canton de Berne, est traversé de diverses contradictions. Un investisseur reprend une fabrique de carton tout en s’engageant à ne pas produire de carton. Le syndicat accepte cette condition et 253 travailleurs fortement motivés perdent leur emploi. Une réflexion s’impose.
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«Les courageux ouvriers de la fabrique de carton ont gagné: une victoire à fêter!» [1] et «Les travailleurs de l’usine de Deisswil ont vécu une lutte exemplaire avec Unia» [2], voilà les titres des derniers articles du syndicat Unia à propos de la lutte à la fabrique de Deisswil, dans le canton de Berne, qui produisait du carton depuis plus de 130 ans. Or depuis la fin du conflit, le grand public n’est plus informé des évolutions récentes. On pourrait penser que la vie des 253 travailleurs continue comme avant l’annonce de fermeture du site de production, après une césure poignante d’environ deux mois. Nous avons voulu nous informer de la situation actuelle à Deisswil. «On m’a dit de trouver un nouvel emploi le plus vite possible, et on a osé me proposer une indemnité de 15’000 CHF. Est-ce cela, le plan social promis?» [3]
De l’occupation manquée…
Fondée par une famille d’origine locale, l’usine a été vendue en 1990 à la multinationale autrichienne Mayr-Melnhof (MM), qui domine la production mondiale de papier et de carton [4]. Pendant vingt ans, MM a engrangé les bénéfices réalisés à Deisswil, qui s’élevaient à 14 millions de francs en 2007. Mais aucun investissement n’a été fait pour le renouvellement du site de production. Une modification de la chaudière qui s’imposait depuis un certain temps, à savoir le passage de l’huile lourde au gaz naturel pour la production combinée de chaleur-force en vue de la réduction des émissions de CO2, n’a jamais été réalisée. Les vraies raisons du rachat de Karton Deisswil par MM se dessinaient donc déjà en filigrane: il s’agissait d’éliminer un concurrent et d’exploiter le site de production jusqu’au moment où les profits réalisés ne correspondraient plus aux besoins du capital.
Le 12 avril, la fermeture de l’usine est annoncée lors d’une assemblée du personnel [5]. Selon la volonté de la direction, 253 ouvriers – beaucoup ont plus de 50 ans, certains sans qualification formelle – se retrouveront sans travail, du jour au lendemain. Or les dépôts de l’entreprise renferment encore, à ce moment, 8000 tonnes de carton d’une valeur d’environ 8 millions de francs. De fait, une vingtaine de salariés occupés dans l’expédition continuent de distribuer les produits en Europe. Il existait donc indiscutablement une possibilité de faire pression sur MM: par le blocage de la sortie des marchandises et l’occupation de l’usine. Certains travailleurs ont évoqué cette opportunité avec insistance: «Les dépôts abritent encore des millions – et tout ça, c’est à nous, il faut se battre pour cela!». D’autres sont plus réticents: «Attendons de voir ce qui va se passer.»
Ces déclarations indiquent la diversité des opinions présentes au sein du personnel de Deisswil. C’est là qu’un syndicat devrait en principe intervenir: en créant des structures de réunions régulières des travailleurs, qui permettraient d’informer tous les intéressés de l’évolution des négociations, d’ouvrir un espace pour discuter des différentes opinions, et enfin de développer des stratégies de lutte communes. La posture et la stratégie du syndicat Unia s’illustrent par deux déclarations du syndicaliste Corrado Pardini, responsable national du secteur de l’industrie: «En arrêtant les machines, comme l’ont fait les propriétaires autrichiens de l’entreprise, ils nous ont privés de l’arme de la grève, qui est la seule vraie force du syndicat face à l’arrogance de la direction.» [6] La première assemblée du personnel avait décidé de refuser d’engager des négociations sur un plan social avant la fin de la procédure de consultation, et de revendiquer le maintien du site de production et donc des emplois. Or le même Pardini déclare par voie de presse, dès le 29 avril 2010, qu’il estime peu probable que la production de carton puisse être maintenue, ajoutant: «Mais il faut au moins un bon plan social» [7]. Comment de telles déclarations, faites sans consultation des travailleurs, peuvent-elles rester sans suite pour ce dirigeant syndical qui prétend parler au nom des salariés?
…à la défaite exemplaire
Après huit semaines de négociations à huis clos entre le syndicat Unia, la commission du personnel et MM [8], la direction de MM annonce, en date du 31 mai, un tournant inattendu: les négociations avec les représentants des salariés sont abandonnées et l’entreprise Karton Deisswil AG est vendue à un investisseur suisse – mais à la condition expresse que Deisswil ne produise plus de carton! L’actionnaire majoritaire Hans-Ulrich Müller, banquier à Credit Suisse et requin de l’immobilier, rachète l’usine. Il promet de prolonger la convention collective de l’entreprise jusqu’à 2014. Pour le cas où il serait amené à licencier des collaborateurs dans les deux années à venir, il s’engage à mettre en œuvre un «plan social correct» [9]. La direction de la multinationale MM est publiquement stigmatisée comme une émanation de l’aristocratie financière autrichienne, tandis que Müller fait figure d’investisseur suisse sérieux et même de «sauveur de Deisswil» [10]. Les salariés constatent pourtant: «Nous avons d’abord été trompés par MM, maintenant par Müller. Et Unia a laissé faire.» Voilà la tendance générale présente au sein du personnel de Deisswil. La situation actuelle est loin d’être rose.
Environ 100 travailleurs ont quitté l’entreprise et trouvé un autre poste. Une trentaine de personnes travaillent encore régulièrement, ce sont les «ouvriers de jour» (électriciens, jardiniers, etc.) qui n’étaient jamais occupés directement dans la production. La grande majorité du personnel (plus d’une centaine, surtout ceux qui travaillaient en équipe) se retrouve au chômage partiel – il n’y a plus de travail pour eux à Deisswil. L’assurance chômage leur verse provisoirement 70 à 80% de leur salaire, sans les suppléments pour travail en équipe, ce qui aboutit souvent à une perte de salaire à hauteur de 30%. «Un conseiller de l’ORP [Office régional de placement] m’a dit d’arrêter de ‘tirer au flanc’ et de chercher un nouveau poste de travail. Mais officiellement, je suis toujours engagé chez Deisswil!» D’autres sont placés comme travailleurs journaliers à titre intérimaire chez diverses entreprises. Le nouveau «parc industriel et de services» pratique ainsi le placement de travailleurs intérimaires et s’épargne des coûts salariaux.
Les entretiens individuels annoncés entre Müller et les salariés se suivent à un rythme rapide. Mais au lieu de leur présenter l’avenir de Deisswil, l’actionnaire majoritaire profite de cette occasion pour faire pression sur les travailleurs et liquider les rapports de travail le plus vite possible. La teneur du «plan social correct» promis par Müller reste un mystère complet: «Nous n’avons pas encore vu le contrat signé entre Unia et Müller. Le contenu ne nous a jamais été présenté lors d’une assemblée du personnel, pour que nous puissions décider de l’accepter ou non.»
Aujourd’hui, l’usine est (presque) vide. Un soupçon semble se confirmer: Müller spécialiste de la spéculation immobilière, pourrait bientôt se défaire des travailleurs restants et revendre l’usine avec le terrain de l’ancienne Karton Deisswil AG.
Tirer les leçons des erreurs?
Ce qui est présenté comme lutte exemplaire dans les médias s’avère une défaite exemplaire. Aujourd’hui, le délai de livraison pour le carton s’élève à 90 jours. Les contradictions du système capitaliste apparaissent au grand jour: tout un site de production est fermé et le personnel, spécialisé dans la production de carton, est licencié, bien qu’une demande de carton existe dans la société. L’exemple de Deisswil a aussi dévoilé que la majorité des syndicats participent à la gestion de ce même système – en acceptant les propositions d’achat d’un capitaliste (bernois) présenté comme «sauveur», et en se soumettant à la condition fixée de ne plus produire de carton. Autre aspect mis au jour, l’incapacité des directions syndicales à soutenir le personnel dans sa lutte, par la création de structures démocratiques qui auraient permis de développer et de mettre en œuvre des stratégies de lutte communes.
Karton Deisswil comptait 140 travailleurs syndiqués, c’était donc un véritable bastion syndical. L’expérience décevante réservée au personnel de Deisswil aura forcément détruit l’assise dont le syndicat disposait au sein de l’entreprise. Certains travailleurs annoncent d’ailleurs: «Je vais démissionner du syndicat Unia à la fin de l’année. La déception est trop grande.» Les syndicats sauront-ils à l’avenir tirer les leçons de Deisswil.
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Article publié en langue allemande dans Debatte, publication du BFS (Bewegung für Sozialismus) en Suisse alémanique.
1. Work n°11, 18 juin 2010, p. 3 (journal alémanique du syndicat Unia)
2. Area sindacale n°9, 11 juin 2010, p. 2 (journal italophone du syndicat Unia)
3. Les citations dépourvues d’appel de note sont tirées d’entretiens directs avec les travailleurs.
4. Voir www.mayr-melnhof.com
5. Une première annonce de fermeture a été faite dès le 8 avril par la presse locale. C’est donc par ce canal – et pendant la période de fermeture annuelle – que les salariés ont appris qu’ils étaient licenciés. Un exemple de l’arrogance de la multinationale, qui s’est encore maintes fois vérifiée par la suite.
6. Area sindacale, n°7, 7 mai 2010, p. 8
7. 20 minutes 29 avril 2010
8. Le secret sur le contenu des négociations n’est pas seulement gardé face au grand public, mais aussi en grande partie face aux travailleur. Pendant les huit semaines de négociation avec la multinationale MM, le syndicat n’a organisé que quatre assemblées du personnel pour informer celui-ci. Les décisions et les positions stratégiques n’ont jamais été prises démocratiquement, y compris en ce qui concerne les négociations sur l’accord avec le nouvel investisseur Hans-Ulrich Müller.
9. Communiqué de presse Unia du 04.06.2010. Tous les documents importants concernant le conflit peuvent être téléchargés sur le site Internet d’Unia. L’accord entre Unia et le nouveau propriétaire de l’usine ne s’y trouve cependant pas.
10. Work n°11, 18 juin 2010, p. 4. Ici il conviendrait de creuser plus avant les différenciations faites entre le capital «étranger» et le capital «suisse», entre le représentant de la «spéculation financière» et celui de l’«économie réelle». Les limites de cet article ne permettent pourtant pas de formuler une critique détaillée de cette approche.
(30 septembre 2010)
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