Entretien avec Isabel Loureiro
conduit par Agenese Marra
«Le PT – Parti des travailleurs – a fonctionné comme un pourvoyeur de services pour les élites.» «Le point faible du lulisme a été de croire en la formule magique de donner aux pauvres sans enlever aux riches», a déclaré à l’hebdomadaire Brecha la philosophe brésilienne Isabel Loureiro, une des coordinatrices du livre Les contradictions du lulisme. A quel point sommes-nous arrivés? (Ed. Boitempo), dans lequel huit professeurs d’université déconstruisent les gouvernements de Lula et de Dilma Rousseff.
Qu’est-ce qui différencierait le «lulisme» (Lula da Silva) du «pétisme» (PT)?
Nous utilisons le terme de lulisme, que nous empruntons au professeur André Singer [auteur de Os Sentidos do Lulismo – Reforma gradual e pacto conservador. Ed. Companhia das Letras, 2012], pour désigner un réformisme faible qui n’a pas procédé à des transformations structurelles, qui a entraîné une intégration des classes populaires au moyen de la consommation, mais sans augmentation de la citoyenneté. Pour moi le pétisme se différencie du lulisme en ce sens qu’il se situe plus à gauche que la figure de Lula, mais tous les auteurs du livre ne sont pas de cet avis.
Vous mentionnez les contradictions ainsi que les points forts et les points faibles du lulisme. Pourriez-vous en évoquer les traits essentiels?
Les points forts du lulisme ont été l’éventail des mesures politiques sociales appliquées en faveur des couches sociales les plus défavorisées, telles que la Bolsa familia (Bourse famille : initialement 70 CH par mois, conditionnés à la scolarisation des enfants), les quotas pour les Noirs à l’Université, l’expansion de l’université publique, le crédit rural pour les petits agriculteurs, entre autres. Ces mesures ont été particulièrement favorables au cours du deuxième [2006-2011] gouvernement de Lula et du premier de Dilma Rousseff [qui a réduit le Bourse famille en 2015]. Le point le plus faible a été de croire qu’il était possible de donner aux pauvres sans enlever aux riches.
Il n’y a pas eu d’affrontement avec les «élites» et encore moins avec le capitalisme. Il faut aussi dire que de tels affrontements ne se sont jamais produits non seulement au Brésil, mais dans tous les gouvernements dits progressistes en Amérique latine. Tous ces gouvernements ont commis le même pêché que le lulisme: celui de miser sur un modèle néo-développementiste fondé sur l’extractivisme, sur le colonialisme interne [extension de zones soumises aux secteurs miniers, à une agriculture extensive avec déboisement à la clé], la déprédation de la nature et la violence contre les communautés traditionnelles.
Dans votre chapitre du livre vous parlez de la réforme agraire en suspens et vous écrivez que l’on se souviendra de Lula comme étant «le président copain des usurpateurs de terre».
Cette idée, avec laquelle je suis tout à fait d’accord, est celle du professeur Ariovaldo Umbelino de Oliveira [géographe, auteur de divers ouvrages sur la question agraire]. Pendant les mandats de Lula [depuis 2003] on a légalisé des terres publiques en Amazonie qui avaient été usurpées par des propriétaires terriens de la campagne, on a ainsi légalisé des procédés illégaux. Pendant le lulisme, il n’y a pas eu de réforme agraire, mais plutôt une augmentation de la concentration des terres. Par ailleurs, Lula a libéré en 2009 l’utilisation de semences transgéniques. Le Brésil est actuellement le pays qui consomme le plus d’agrotoxiques au monde. Nous constatons donc que ce gouvernement dit progressiste a accordé un soutien officiel au modèle hégémonique de l’agronégoce. Je sais que cela s’est fait dans un contexte international d’augmentation de la vente de matières premières suite à l’augmentation de la demande de la part de la Chine, mais on aurait pu instituer une politique qui ne soit pas centrée exclusivement sur l’extractivisme des matières premières. Le problème de fond est que la gauche brésilienne est développementiste. Au Brésil, le PT n’est pas une gauche critique de la modernisation capitaliste, c’est la raison pour laquelle le nouveau combat de la gauche sera de commencer à réfléchir en d’autres termes.
Pensez-vous que la gauche brésilienne doit prendre son indépendance par rapport au lulisme pour se retrouver?
En ce moment où la gauche doit se reformuler, la figure de Lula lui est dommageable. Lula a une vision «caudilliste» de la politique. C’est un caudillo du PT. En effet, ni lui ni son parti n’ont permis l’émergence d’un autre leader. Ceux qui semblaient être des remplaçants potentiels se trouvent en prison. Le PT est un parti bureaucratisé qui a eu une trajectoire analogue à celle des partis sociaux-démocrates européens. Dans ce sens, je ne pense pas qu’il puisse constituer une solution en Amérique latine. Mais en même temps nous ne pouvons nier que la défaite du PT a un impact négatif pour l’ensemble de la gauche. C’est là une des grandes contradictions car sur le plan symbolique ce parti continue à jouer un important rôle pour agglutiner la gauche au Brésil. Le défi de la gauche est de se reformuler sans être constamment focalisée sur les prochaines élections et de se préoccuper plutôt des besoins de la population.
Outre le thème de la terre, le livre aborde une des réussites du lulisme: celle de l’augmentation des jeunes ayant un titre universitaire. Mais on voit qu’il y a en même temps eu un renforcement d’initiatives privées de qualité douteuse.
Les programmes de soutien au crédit pour que des jeunes puissent accéder à l’université ont été à double tranchant, car ils ont par la même occasion renforcé la mise sur pied de facultés privées de qualité très médiocre. Lula s’est toujours justifié en alléguant qu’autrement l’intégration des classes populaires dans l’université aurait duré une éternité. Il faut reconnaître que pour beaucoup d’élèves diplômés ont vu s’ouvrir à eux de nouvelles perspectives. Je me souviens d’un article de Reginalda Magalhaes, enseignante dans une de ces universités privées. Elle raconte comment ses élèves de sociologie ont commencé à percevoir qu’ils n’étaient pas que des individus isolés et qu’ils faisaient partie d’une société, et que cela leur a permis de commencer à établir de nouveaux rapports et à avoir une réflexion plus critique qu’auparavant.
Malgré la qualité médiocre de certaines de ces universités, elles ont donc entraîné une certaine mobilité sociale?
Sans aucun doute. L’article de Ruy Braga l’explique très bien lorsqu’il parle des jeunes femmes qui travaillent une demi-journée dans un call center de télémarketing et qui l’après-midi fréquentent une de ces universités privées. Même si le niveau de ces facultés est parfois très bas, ces jeunes femmes ne deviendront pas des employées domestiques comme leurs mères. Il est possible que le salaire qu’elles gagnent à faire du télémarketing ou qu’elles percevront dans des emplois ultérieurs soit comparable à celui d’une employée domestique, voire plus bas, mais sur le plan symbolique l’ascension sociale est immense.
Le chapitre qui traite de la Bolsa Familia, souligne qu’il n’y a pas eu de changements structurels et que cette mesure n’a pas contribué à supprimer la criminalisation de la pauvreté.
Pour l’auteur de l’article, Carlos Alberto Bello, l’un des points les plus faibles de la Bolsa familia est que cette mesure n’a pas été inscrite dans la Constitution et n’a donc pas été institutionnalisée en tant que droit, ce qui fait qu’elle reste dépendante du gouvernement en place.
Par ailleurs, cet auteur critique le fait que l’intégration des classes populaires a été précaire et dépolitisée. Elle ne s’est faite qu’à travers la consommation et sans offrir une citoyenneté et des droits. En ce sens, il insiste sur le fait que la société brésilienne continue à criminaliser la pauvreté, qui est vue comme étant de la responsabilité des pauvres eux-mêmes. L’idée dominante reste que le pauvre est paresseux et que s’il ne travaille pas c’est parce qu’il ne le veut pas. Et le pire est qu’en l’absence d’une politisation, les pauvres eux-mêmes assimilent cette vue d’eux-mêmes. Dans la phase présente, nous ne pensons pas, dès lors, pouvoir compter sur le fait que ce soient les classes populaires qui sortent de la passivité politique face au tournant à droite que connaît le pays.
Justement, on a vu que les classes populaires ont soutenu la droite dans des villes comme Sao Paulo, avec un maire récemment élu qui propage l’idée de méritocratie.
Cela est également lié à la dépolitisation. Curieusement, les personnes qui ont bénéficié de politiques publiques, comme des bourses pour l’université, pensent que l’ascension sociale qu’elles ont obtenue est due à leur propre mérite et non aux mesures politiques impulsées dans le pays. Et lorsqu’elles sentent que le mérite leur appartient et qu’elles peuvent consommer davantage, elles cessent de se sentir pauvres et ne veulent donc plus voter pour le PT, «le» parti associé aux pauvres. Elles préfèrent voter pour des partis de droite qu’elles associent aux riches et aux classes moyennes. C’est le paradoxe que doit affronter le lulisme maintenant, précisément pour n’avoir pas misé sur une insertion sociale plus politisée comme celle qu’elle impulsait avec l’Eglise catholique [le secteur de la théologie de la libération] lorsque le parti est né. Le PT a laissé de côté ce type d’éducation et de contact avec les bases populaires et avec les réalités sociales.
A quel moment pensez-vous que le lulisme a cessé d’être en contact avec ses bases?
Les personnes qui étudient le PT – depuis qu’il s’est constitué en tant que parti [1980] – signalent qu’un changement s’est produit déjà au cours des années 1980 lorsqu’il a commencé à gagner des mairies. Depuis lors, le PT a, peu à peu, abandonné ses bases. Et son appareil s’est focalisé exclusivement sur l’objectif de gagner les élections, ce qui l’a obligé à faire de plus en plus de concessions jusqu’à son arrivée à l’exécutif, à la présidence du pays. Le PT est alors devenu ce qu’il est aujourd’hui: un parti électoraliste, uniquement préoccupé à gagner des élections.
Pensez-vous que le PT soit engagé dans un processus d’autocritique?
Maintenant ils se tordent les mains à cause de ce qui s’est passé au cours de l’année passée [destitution de Dilma Rousseff]. Il est possible que les bases du parti soient en train de considérer les possibles erreurs commises, mais ce n’est pas le cas de l’appareil. La preuve la plus claire est qu’ils veulent représenter Lula en 2018, comme si c’était la solution à tous les problèmes et la seule manière de sauver le parti.
Lula réussira-t-il à se présenter en 2018?
Il me semble que c’est ce qu’ils souhaitent, lui et l’appareil du parti, mais cela va être difficile, car les élites brésiliennes vont s’unir pour empêcher que cela n’arrive, quitte à devoir le mettre en prison. Le PT a fonctionné en tant que prestataire de services pour les élites du pays, qui ont externalisé le gouvernement à leur convenance. Lorsque ces élites ont vu que l’opération Lava Jato [avage exprès] s’approchait trop d’elles et que Dilma ne faisait rien pour l’empêcher, elles ont décidé qu’elles allaient de nouveau prendre le gouvernail [avec l’opération mettant Michel Temer à la présidence]. Le Brésil est un pays profondément rétrograde, où les élites n’ont jamais cessé de gouverner. Pendant un temps elles ont permis que le maintien du réformisme faible dont parle André Singer, mais même cela leur a paru excessif.
Les auteurs du livre soutiennent que le lulisme a fomenté la pacification sociale.
Effectivement, nous étions quelques personnes situées plus à gauche à dire qu’on vivait la paix des cimetières. En consommant des téléphones portables et des téléviseurs plasma, les gens sont restés assoupis, en ayant l’illusion que tout allait bien puisqu’ils avaient accès à des biens de consommation qu’ils payaient en 20 mensualités.
Plusieurs enquêtes démontrent que les inégalités se sont maintenues et que malgré l’augmentation du nombre d’emplois, ceux-ci étaient trop souvent précaires; le système de santé s’est aussi un peu amélioré, mais reste mauvais. Nous qui étions à la gauche du PT avons été malmenées, on nous traitait de mauvais augure, et il régnait l’impression que la lutte de classe avait disparu de l’horizon. Mais nous savons qu’elle ne disparaît pas, qu’elle est comme une cocotte-minute prête à exploser.
Les manifestations de juin 2013 ont été cette explosion qui a fait soudait apparaître les contradictions du lulisme?
Le mois de juin 2013 a marqué une transition abrupte: un jour on avait l’impression que tout allait bien, et le lendemain plus personne n’était satisfait. On pourrait effectivement dire que c’est à ce moment-là que sont apparues une bonne partie des contradictions du lulisme et de la dépolitisation que nous évoquions tout à l’heure. Lula et Dilma ont investi dans les universités publiques et dans les bourses permettant d’accéder à l’université, mais les gens sortaient dans la rue pour exiger une éducation de qualité. Et il en allait de même pour la santé. Beaucoup de ces jeunes manifestants avaient bénéficié des politiques lulistes, mais ils n’en étaient pas conscients et réclamaient davantage. Le gouvernement de Dilma et le PT sont restés complètement paralysés, ils n’ont pas compris ce qui se passait, et je pense qu’ils ne l’ont toujours pas compris.
Peut-on dire que le lulisme a marqué un avant et un après par rapport aux gouvernements précédents?
En ce qui concerne la politique économique, je pense que ce serait exagéré de l’affirmer. Il suffit de se rappeler la célèbre Lettre aux Brésiliens que Lula a publiée [en juin 2002] lors de son arrivée au pouvoir, et où il affirme clairement qu’il continuerait à être du côté des marchés financiers. En ce qui concerne la macroéconomie, il a poursuivi une politique qui n’était pas très éloignée de celle de son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso [janvier 1995-janvier 2003].
Il est vrai qu’il a appliqué des politiques sociales beaucoup plus amples que celles des gouvernements précédents, sur un modèle néo-développementaliste qui s’appuyait sur les matières premières et l’agronégoce. La redistribution de la rente qu’il a ainsi obtenue, à son tour, a entraîné une importante ascension sociale, surtout pour ceux qui étaient dans la misère. Au niveau politique on ne peut pas dire qu’il était révolutionnaire, mais je pense qu’il a marqué un avant et un après sur le plan symbolique. Le fait qu’un métallo ait pu atteindre la présidence d’un pays aussi inégalitaire et élitiste que le Brésil a été un fait très important pour les classes populaires.
Mais ce fait crucial a également caché les conflits réels et la lutte de classe latente, comme s’il n’y avait plus besoin de faire quoi que ce soit parce que tout avait changé. Comme il n’y a pas eu de changements structurels, nous sommes rapidement retournés au passé. Nous avons avancé d’un pas et reculé de deux. (Entretien publié dans l’hebdomadaire Brecha en date du 5 janvier 2017; traduction A l’Encontre)
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