Par Serge Goudard
Nous publions ci-dessous la seconde partie de l’exposé qui a servi d’introduction à l’atelier sur la politique de la France et de l’Union européenne lors du forum L’Autre Genève qui s’est tenu les 27 et 28 mai à Genève. Diverses contributions seront mises sous forme de vidéos dans la rubrique A l’Encontre TV.
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5. «Le temps est venu pour le président Al-Assad de se retirer»
Le vendredi 15 juillet 2011, la mobilisation atteint un nouveau pic. On estime qu’il y a un million de manifestants dans le pays. Les manifestations touchent toute une série de villes: ce n’est plus un mouvement «tournant».
Ford, l’ambassadeur américain, tout en appelant le pouvoir à des réformes, déclare que le pouvoir risque d’être «balayé par la rue»; le pronostic quant à l’avenir de Bachar al-Assad est donc en train de changer.
Le 16 juillet, à Istanbul, est constitué un Conseil de salut national.
Le 18, Obama déclare: «Nous avons à maintes reprises expliqué que le président Al-Assad devait mener une transition démocratique. Il ne l’a pas mené. Dans l’intérêt du peuple syrien, le temps est venu pour le président Al-Assad de se retirer». Ce communiqué marque un tournant, verbal tout au moins.
Une déclaration de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne va aussitôt dans le même sens. Quant à Catherine Ashton, pour l’Union Européenne, elle déclare que «Bachar al-Assad a perdu toute légitimité aux yeux du peuple syrien».
À cela s’ajoutent des premières mesures de rétorsion économique: Obama signe un décret frappant les exportations syriennes de produits pétroliers et gelant les avoirs de l’État syrien.
L’Union européenne et la France ont donc infléchi leur position en même temps qu’Obama. C’est l’ampleur de la mobilisation syrienne qui est la cause de cette inflexion. Et la position française ne fait alors preuve de nulle originalité.
C’est ce dont témoigne par exemple une déclaration d’Alain Juppé du 18 août 2011: «Les autorités de Damas ont choisi d’ignorer les appels répétés de la communauté internationale (…). Elles ont au contraire choisi de réprimer les aspirations pacifiques et légitimes du peuple syrien. Leur attitude met en péril la stabilité de toute la région. (…). Aujourd’hui, le président Bachar al-Assad doit se rendre à la raison et se retirer pour laisser la place à un gouvernement réformateur qui répondra aux aspirations du peuple syrien.»
En conséquence, la France et les autres grandes puissances ont désormais besoin d’un nouvel interlocuteur, «à côté» du régime de Bachar al-Assad. Plus personne, en effet, ne semble considérer que Bachar ait le moindre avenir. Le 3 octobre, le secrétaire américain de la défense déclare à propos de Bachar: «Même s’il continue à résister, il est évident que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne parte».
Il est vrai qu’en Libye, le régime est alors en train de s’effondrer, et que Kadhafi n’a plus que quelques jours à vivre (il sera tué le 20 octobre). Mais il y a une différence: le peuple syrien ne reçoit quasi aucune arme tandis que Bachar peut compter sur ses alliés.
Les 1er et 2 octobre est ratifiée, à Istanbul, la création d’un le Conseil national syrien (CNS) de la résistance Dans ce Conseil figurent des Syriens vivant en France, dont la chercheuse Bassma Kodmani, et l’universitaire Burhan Ghalioun qui fait office de président. Ces personnalités sont souvent accusées de représenter les intérêts français.
La France apporte alors son soutien au CNS.
Et, tandis qu’à l’ONU, la Russie et la Chine mettent leur veto à toute résolution qui menacerait le régime syrien de «mesures ciblées», tous répètent en boucle que Bachar doit partir: «il est temps pour le président Assad de démissionner» (Catherine Ashton, le 17 novembre); «il est maintenant trop tard» pour le régime, qui «n’a pas voulu s’engager dans un programme de réformes» (Alain Juppé le 18 novembre); les jours du régime syrien «sont comptés» (le même Alain Juppé, le 28 novembre).
Le 10 décembre, l’UE reconnaît formellement le CNS comme «représentant légitime du peuple syrien», mais non comme «gouvernement légitime».
En pratique, on en reste au niveau des déclarations. Ainsi, le 18 novembre, le chef de la diplomatie française déclare: «Je pense qu’il serait bon aussi que le Conseil de sécurité se prononce», précisant que la France était opposée à une «intervention unilatérale» en Syrie, une telle intervention éventuelle ne pouvant s’envisager que dans le cadre d’un mandat du Conseil de sécurité.
Or, le ministre sait parfaitement qu’aucune action ne sera décidée par l’ONU, car la Russie et la Chine font un usage systématique de leur droit de veto. C’est ce qu’elles feront une fois encore le 4 février 2012, contre une résolution reprenant le projet de la Ligue arabe et prévoyant un effacement graduel de Bachar.
De même, aucune aide de matériel militaire efficace n’est fournie aux insurgés syriens quand une partie d’entre eux, à partir de l’été 2011, considèrent qu’ils n’ont plus d’autres choix que les armes pour se défendre face aux tueurs du régime, et demandent une aide matérielle. (Le ministre français indique le 15 novembre à l’antenne de France Culture: «si nous donnons des armes à une certaine fraction de l’opposition en Syrie (…) ça pourrait être une catastrophe encore plus grande que ce qui existe aujourd’hui»).
La position de la France et de l’Union européenne, comme celle des États-Unis, est donc marquée par une radicalisation verbale à partir de l’été 2011, mais aussi par le refus de toute action qui pourrait aider les insurgés dans leur combat pour chasser Bachar al-Assad. Toutes les grandes puissances ont une même préoccupation: éviter l’effondrement brutal du régime, prendre le contrôle du processus révolutionnaire si celui-ci devait aboutir à la chute de Bachar.
C’est dans le cadre de cette orientation que, le 7 février 2012, le gouvernement français rappelle son ambassadeur (comme le font d’autres pays européens).
De même, la France impulse-t-elle la constitution du Groupe des «Amis de la Syrie» dont la première réunion, annoncée par la Tunisie, se tient le 24 février 2012 à Tunis. (Sarkozy en avait lancé l’idée par un communiqué de l’Elysée le 4 février) Cette première conférence internationale (une autre aura lieu à Istanbul le 1er avril suivant) réunit en particulier des pays arabes et la Turquie, le Conseil National Syrien (représenté par Bassma Kodmani) et la Ligue arabe, les États-Unis et le Canada. Alain Juppé y représente la France et Catherine Ashton l’Union Européenne. La Russie et la Chine sont absentes.
Dans une déclaration commune, ces «Amis de la Syrie», s’engagent «à prendre des mesures pour appliquer et renforcer les sanctions sur le régime», et reconnaissent le Conseil National Syrien comme «un représentant légitime des Syriens qui cherchent un changement démocratique pacifique». Tout est dans les détails: le CNS est ainsi «un» représentant, non le seul. En toile de fond, il y a la question de la représentativité du CNS, et des intérêts distincts des «amis» de la Syrie.
Ces intérêts distincts conduisent parallèlement le gouvernement français à faciliter l’exfiltration et l’accueil de certains opposants syriens dont il espère qu’ils voudront bien, ensuite, être attentifs aux intérêts français… Mais le gouvernement français n’obtient pas nécessairement le résultat escompté.
6. Mai 2012-août 2013: continuité de la politique de Hollande
En mai 2012, l’élection de François Hollande qui succède à Nicolas Sarkozy à la présidence ne modifie d’abord pas grand-chose à la politique syrienne de la France, si ce n’est que Laurent Fabius remplace Alain Juppé aux affaires étrangères. Il n’est donc pas question d’une intervention qui ne serait pas couverte par un mandat de l’ONU, comme le rappelle le président français le 29 mai. La politique française n’est alors pas du tout «en pointe» sur le dossier syrien, bien au contraire puisque exactement au même moment, Susan Rice, ambassadrice américaine à l’ONU, évoque des actions qui seraient «hors du cadre» de l’autorité des Nations Unies, c’est-à-dire sans mandat de l’ONU.
Le seul fait marquant ces premiers mois de la présidence de Hollande est la conférence de Genève 1 (juin 2012), à laquelle participe la France.
Il en résulte un communiqué publié le 30 juin, signé notamment par les États-Unis et la Grande Bretagne, la Turquie, le Qatar et le Koweït, ainsi que par la Russie, la Chine la Ligue arabe et l’ONU. La France et l’Union Européenne sont également signataires.
Or l’orientation du texte est marquée par les exigences russes, et il définit les bases d’une transition en Syrie en prenant le plus grand soin de ne pas évoquer le sort de Bachar al-Assad: «La structure gouvernementale de transition devra exercer les pleins pouvoirs exécutifs. Il pourra inclure des membres de l’actuel gouvernement et l’opposition et d’autres groupes et devra être formé sur la base d’un consentement mutuel».
Ces formulations peuvent donc être lues comme autorisant le maintien de Bachar al-Assad, ce dont ne se prive pas le ministre russe des affaires étrangères, Serguei Lavrov. Mais, au-delà du cas personnel (mais fondamental) de Bachar al-Assad, le texte définit très clairement ce qui soude tous les impérialismes, des États-Unis à la Russie en passant par la France et les autres puissances européennes. Car ce communiqué de Genève exige la «Continuité des institutions gouvernementales et du personnel qualifié. Les services publics doivent être préservés et restaurés. Cela inclut les forces militaires et les services de sécurité. En outre, toutes les institutions gouvernementales, en incluant les services de renseignement, doivent être orientées conformément aux droits humains et aux standards professionnels et opérer sous une haute direction qui donne confiance, sous le contrôle de la structure gouvernementale de transition.».
Pour le peuple syrien massacré jour après jour par les tueurs d’un régime mafieux, cette exigence est à la fois terrifiante et inimaginable. Elle n’en fut pas moins contresignée par le digne représentant de la «patrie» des droits de l’homme…
Dans ces conditions, la troisième réunion des Amis du peuple syrien, à Paris le 6 juillet 2012, ne modifie strictement rien et permet à François Hollande de faire assaut de double langage: «Bachar al-Assad doit partir» et «la chute du régime est inéluctable», affirme-t-il d’un côté, tout en précisant de l’autre: «il faut encourager le Conseil de sécurité à prendre ses responsabilités». Or, chacun sait que la Russie y a droit de veto. Discours et réalité…
Sur ce plan, le président américain n’est pas en reste. Le 20 août 2012, Obama menace Assad d’une intervention militaire sans l’accord préalable de l’ONU si… l’armée syrienne utilisait ses armes chimiques. Cette déclaration revient à dire que le régime des Assad peut continuer à massacrer par tous les autres moyens imaginables sans risquer une intervention militaire.
Sur ce point, Hollande est encore plus en retrait qu’Obama. Le 27 août 2012, il affirme à son tour que, si Damas utilise des armes chimiques, ce serait «une cause légitime d’intervention directe» de la «communauté internationale». Mais il se dépêche de rappeler que la France «inscrit son action dans la légalité internationale». Même dans ce cas, il faudrait donc un mandat de l’ONU…
Ce même 27 août, François Hollande appelle l’opposition syrienne à «constituer un gouvernement provisoire, inclusif et représentatif qui puisse devenir le représentant légitime de la nouvelle Syrie», avant d’ajouter que Paris «reconnaîtrait» un tel gouvernement «lorsqu’il aura été formé».
Le Monde du 29 août titre alors: «Hollande cherche à se placer en pointe». Encore faudrait-il rappeler qu’en attendant, c’est le gouvernement d’Assad qui est reconnu…
Dans son discours à l’ONU le 25 septembre, Hollande consacre quelques phrases à la Syrie et précise son projet: «J’ai pris la décision au nom de la France de reconnaître le gouvernement provisoire, représentatif de la nouvelle Syrie, dès lors qu’il sera formé. Ce gouvernement devra lui-même donner des garanties pour que chaque communauté en Syrie soit respectée et puisse vivre en sécurité dans leur pays».
En filigrane, cela revient à dire que le Conseil national syrien n’a pas la représentativité nécessaire pour être ce gouvernement ni pour en former un.
Les choses se précisent le 11 novembre à Doha, avec la constitution de la Coalition nationale des Forces de la Révolution et de l’opposition syrienne, plus large que le Conseil national, et dont l’objectif assigné est de constituer un nouveau gouvernement, conforme aux attentes du gouvernement français et de quelques monarchies de la région. Mais réaliser ce projet est une tout autre affaire…
Laurent Fabius peut bien répéter, en décembre 2012, que «la fin se rapproche pour M. Bachar al-Assad», et François Hollande peut bien pronostiquer encore, le 11 janvier 2013, que la chute du régime «est inéluctable», les actes ne suivent guère. Et Hollande a beau préciser que la France fournirait à l’opposition syrienne «tout l’appui nécessaire sur le terrain», les insurgés demeurent démunis face aux chars et aux hélicoptères du régime syrien.
Le gouvernement français, comme les autres puissances ou l’UE, choisit de laisser pourrir la situation. Jusqu’à l’été 2013. Ce qui autorise Bachar à aller plus loin.
7. Armes chimiques: la ligne rouge est franchie (21 août 2013)
Il semble que du gaz ait été utilisé à Homs dès le 23 décembre 2012 puis en d’autres endroits, notamment en avril 2013. Mais il n’y eut guère de réactions.
Puis ce qui avait été défini par Barack Obama comme une «ligne rouge» est ouvertement franchi le 21 août 2013, avec des missiles chargés de gaz. 1400 civils au moins sont tués.
C’est alors le branle-bas de combat à l’échelle internationale, du 22 août au 8 septembre 2013. Les États-Unis et plusieurs de leurs alliés préparent une intervention militaire pour «punir» Bachar al-Assad.
Hollande se montre très va-t-en-guerre. Mais il prend soin de préciser le 30 août que l’intervention prévue «ne vise pas à libérer la Syrie ou à renverser le dictateur»; mais à «porter un coup d’arrêt» au régime.
Le premier obstacle à ce projet apparaît le 29 août, quand le Parlement britannique, échaudé par les mensonges de l’ancien premier ministre Tony Blair et le souvenir de l’intervention en Irak, refuse au Premier ministre David Cameron le droit d’intervenir en Syrie.
Mais l’essentiel se joue d’abord le 31 août, avec un premier coup de théâtre: Obama annonce à Hollande que, contrairement à ce qui était prévu, il va finalement demander l’autorisation du Congrès pour intervenir, fût-ce par la seule voie aérienne, en Syrie. Or, l’aval du congrès n’est nullement acquis. Hollande en est complètement déstabilisé, et se retrouve isolé.
Le 6 septembre, Obama rencontre Poutine.
Il en résulte un second coup de théâtre: le lundi 9, Poutine propose une alternative à toute intervention militaire: la destruction de l’arsenal chimique syrien sous contrôle international. Obama accepte aussitôt la proposition.
Un accord est passé à Genève le 12 septembre entre les ministres américain et russe, Kerry et Lavrov, et il est rendu public le 14 septembre.
Obama renonce alors à solliciter le Congrès américain; et le Conseil de sécurité de l’ONU, unanime, avalise l’accord le 27 septembre. C’est la résolution 2118. C’est un succès pour Bachar, qui vient de sauver sa peau et celle de son régime.
Désormais, Bachar et Poutine comprennent que tout est possible. Le reste relève du discours. Et de la guerre.
Et c’est un tournant majeur: le peuple syrien apparaît comme sacrifié aux intérêts des impérialismes, rivaux mais unis face à une révolution qui reste menaçante.
Mais ce n’est que l’aboutissant de la politique menée depuis le printemps 2011.
Pour la France, c’est une gifle mémorable. Hollande, qui se voulait «en pointe» de l’offensive militaire contre Assad, est ridiculisé, marginalisé, contraint d’avaliser le plan russo-américain. L’Union européenne s’en sort mieux pour être restée sagement en retrait.
C’est sur la base de cette farce (mais une farce tragique pour le peuple syrien) qu’est relancée la préparation d’une nouvelle conférence dite «Genève II». Une réunion est prévue à mi-novembre.
Mais dès mi-octobre, une partie de l’opposition syrienne annonce le boycott.
C’est le reflet au sein du CNS d’un désaccord entre les «Amis de la Syrie» face à l’accord Poutine-Obama. La France, l’Arabie Saoudite et le Qatar ont le sentiment d’avoir été floués. Les marchands d’armes françaises vont mettre à profit cette mésentente entre les États-Unis et les monarchies arabes.
Mais ce n’est là qu’une piètre compensation. Le 12 novembre 2013, à Istanbul, est constitué par la Coalition syrienne un «gouvernement provisoire» censé répondre aux vœux de Hollande. Mais cette instance n’a de gouvernement que le nom. En réalité, c’est tout le plan de Hollande qui part en charpie.
Quant à la conférence de Genève II, elle a lieu finalement fin janvier 2013-début février 2014. Mais le départ d’Assad reste l’obstacle à tout accord. Il n’y a aucun résultat nouveau.
Puis quasi plus rien de décisif n’a lieu de février 2014 à juin 2014.
Sur le terrain, chacun cherche à grignoter des positions.
Chaque puissance conforte ses réseaux et les équipe (un peu) en matériel. Pour beaucoup de Syriens, confrontés à la barbarie du régime, et aussi à la montée en puissance de Daech, c’est le recours à l’exode intérieur ou à l’exil hors de Syrie. Mais la résistance populaire demeure vivace et forte. Le régime syrien, pour tenir, doit désormais compter sur le renfort des milices du Hezbollah et de l’Iran.
Quant à François Hollande, tout en laissant entendre que des armes sont fournies «aux rebelles, c’est-à-dire à l’opposition démocratique» et pas seulement aux Kurdes (Le Monde du 21 août 2014), il ressasse son amertume:
«La communauté internationale porte une responsabilité très grave dans ce qui se passe […]. Si, il y a un an, il y avait eu une réaction des grandes puissances à la hauteur de l’utilisation [par Bachar al-Assad] des armes chimiques, nous n’aurions pas été face à ce choix terrible entre un dictateur et un groupe terroriste, alors que les rebelles méritent tout notre soutien.»
8. Mise en place d’un axe anti-Daech (juin 2014 à août 2015)
À partir de l’été 2014, la progression de Daech, en Irak et en Syrie, conduit le gouvernement américain à reconsidérer sa politique de désengagement en Irak, tout en évitant d’envoyer de manière trop visible des hommes sur le terrain. Car la menace de constitution d’un «califat» semble désormais crédible, en particulier avec la chute de Mossoul, en Irak, le 10 juin. Cette question obscurcit désormais tout le reste, et renvoie dans l’ombre médiatique la révolution populaire syrienne.
Le quotidien L’Humanité mesure dès le 16 juin 2014 que la chute de Mossoul constitue une opportunité pour tous ceux qui veulent protéger Bachar al-Assad au nom du combat contre Daech. Posant la question de la possible création d’un «califat», le quotidien du PCF écrit: «la réponse à apporter ne serait plus dans l’éviction de Bachar al-Assad» et «l’opposition laïque ne pourrait plus alors se disposer de la même manière».
Il s’agit là d’une pression évidente visant la politique de Hollande, en difficulté sur la question syrienne depuis septembre 2013. Cette pression va dans le même sens que celle exercée, en France, par un certain nombre de voix, dont celle du Front national en particulier.
C’est face à cette offensive de Daech en Irak que se met en place une coalition arabo-occidentale, large, mais pour 90% composées de forces américaines. Ces forces frappent en Irak à partir du 8 août 2014, et en Syrie à partir du 23 septembre.
La France participe à la guerre en Irak à partir de septembre 2014. Mais le gouvernement français refuse d’envoyer ses avions en Syrie, arguant que cela pourrait être perçu comme un soutien à Bachar, ce dont la propagande de Daech pourrait se saisir.
C’est une orientation qui va durer un an, jusqu’à l’été 2015. Mais, en France, une opposition s’affirme contre cette orientation, y compris de la part d’élus de la droite classique voire, dans un cas ou deux, d’élus du PS; tous s’inquiètent, en fait, que la France puisse désormais se faire marginaliser au Proche-Orient. Ainsi, dès février 2015, quatre parlementaires français, dont un du PS, se rendent à Damas pour s’entretenir avec Bachar. Cette visite est approuvée par l’universitaire français Fabrice Balanche (interview à la RTBF, 26 février 2015).
Car la position américaine s’infléchit pas à pas. Kerry déclare ainsi, le 30 avril 2015, qu’Assad n’est plus «en mesure de faire partie de l’avenir à long terme du pays». Cela revient à dire qu’il fait partie de l’avenir à court et moyen terme…
Fabius rappelle donc, le 2 juillet 2015 encore, qu’il y a «nécessité d’un gouvernement d’union qui rassemble à la fois l’opposition et des éléments du régime, mais sans Bachar al-Assad».
Puis la France va tourner. Mais ce ne seront pas les attentats commis à Paris, fin novembre 2015, et revendiqués par Daech, qui en sont la cause. Les bombardements français en Syrie commencent fin septembre 2015. Le tournant politique date de l’été.
9. Le tournant français de l’été 2015
C’est d’abord un tournant dans les discours. On ne demande plus que Bachar parte dès le début du processus de transition.
Le 25 août 2015, Hollande affirme qu’il faut «la neutralisation de Bachar al-Assad», formule nouvelle qui permet toutes les traductions. Et il précise que l’on doit «mêler toutes les parties prenantes à la solution», en particulier l’Iran. C’est encore une nouveauté.
Puis, le 7 septembre, il annonce l’intervention de l’aviation française en Syrie, et le justifie en ne parlant que de Daech. Puis précise: «Le départ de Bachar al-Assad est, à un moment ou à un autre, posé dans la transition», «une solution doit être, avec le régime, avec l’Etat syrien sûrement, mais à terme, Bachar al-Assad doit partir». C’était la position du ministre américain Kerry exprimée au mois d’avril.
Les actes suivent: le 27 septembre 2015, premières frappes ont lieu en Syrie.
L’alignement français sur la position américaine est donc substantiel.
Pour justifier ce tournant, est évoquée la menace que représente Daech. Mais cette menace n’est pas une nouveauté. Et qui peut croire que l’on pourrait éloigner cette menace en préservant Bachar al-Assad, dont le régime a permis le développement ?
(De fait, lorsque des attentats frappent Paris le 13 novembre, Hollande appellera aussitôt à «intensifier» les frappes en Syrie. Mais sur le terrain, peu de choses seront modifiées. Car Il s’agira d’une «intensification» à usage interne: montrer aux Français que le gouvernement agit…).
Ce qui détermine en réalité ce tournant français de l’été 2015, c’est l’accord qui a été passé avec l’Iran sur la question du nucléaire, malgré les obstacles mis par Fabius. Cet accord entériné en juillet 2015, essentiellement entre les Américains et les Iraniens, marginalise davantage la France et ses intérêts économiques au Proche et Moyen-Orient. Paris devait donc tourner, sans attendre.
D’autant que, rapidement, John Kerry va faire preuve d’une brutale franchise: «Nous avons changé ça [l’exigence du départ d’Assad]. Au bout d’un certain temps nous nous sommes dit: “Ça ne marche pas.” Il est indispensable d’effectuer une transition ordonnée, contrôlée afin d’exclure les risques de revanchisme, de pertes, de vengeance; un vide, une implosion», explique-t-il le 23 septembre 2015.
En clair, Assad doit rester lors de la période de «transition».
Et Laurent Fabius doit accompagner ce tournant. «Il faudra à un moment ou un autre que dans cette transition politique, (Bachar al-Assad) ne soit plus en fonctions» concède-t-il le 30 octobre à Vienne.
Le 5 décembre 2015, il est plus explicite encore: «Une Syrie unie implique une transition politique. Cela ne veut pas dire que Bachar al-Assad doit partir avant même la transition, mais il faut des assurances pour le futur».
Mais le sort de Fabius est scellé depuis le début de l’automne. Il doit «payer» pour le virage tardif de la France, et aussi pour les entraves mises à un accord avec l’Iran. Le marché iranien vaut bien ce sacrifice…
Il sera promu à un poste honorifique lors d’un remaniement gouvernemental en février 2016, et laissera la place à J.M. Ayrault.
C’est ce qu’avait pronostiqué, début septembre 2015, l’universitaire Fabrice Balanche (partisan d’un dialogue avec Bachar) qui jugeait intenable la position française et le maintien de Fabius au ministère des affaires étrangères: «Si on veut vraiment changer de politique au Moyen-Orient, il faudra sacrifier Fabius car il est allé vraiment trop loin. Laurent Fabius a été le fer de lance de cette politique très anti-Assad, s’alignant sur les Qataris, Turcs et Saoudiens.» (Interview à RT, anciennement Russia Today, du 8 septembre 2015).
10. Automne 2015 –printemps 2016: le pourrissement
Durant l’automne 2015, une invraisemblable série de réunions se traduit par des textes toujours aussi ambigus sur la question décisive. Car chacun agit pour défendre ses intérêts propres, tout en veillant à préserver le régime syrien dans ses fondements. C’est ainsi que Angela Merkel appelle à négocier directement avec Bachar al-Assad. Le 4 octobre, elle déclare: «Pour arriver à une solution, j’ai besoin à la fois des représentants de l’opposition syrienne et des représentants de ceux qui ont actuellement le pouvoir à Damas et d’autres, et surtout, pour vraiment arriver à un succès, des alliés de chacune des parties». S’asseoir à une table avec Assad «ne veut pas dire qu’on n’est pas conscient des horreurs qui se passent, de ce qu’Assad a infligé et continue d’infliger à son propre peuple avec ses bombes barils».
On gagne donc du temps et on laisse pourrir.
Entre août et décembre 2015, quatre déclarations traduisent ces accords et désaccords: la résolution politique du Conseil de sécurité de l’ONU le 17 août 2015, et celle du 18 décembre 2015, ainsi que les déclarations de Vienne I et Vienne II (le 30 octobre et le 14 novembre),
Aucun de ces quatre textes ne mentionne le devenir d’Assad. C’est ainsi que la France, membre du Conseil de sécurité, approuve les résolutions de l’ONU. C’est ainsi que la France et l’Union européenne approuvent les déclarations de Vienne adoptées par l’ISSG (Groupe de Soutien International à la Syrie: ce groupe, qui vient de se former, comprend notamment – outre la France et l’UE – l’Allemagne et l’Italie, nombre de pays arabes mais aussi la Russie, l’Iran et la Turquie ainsi que l’ONU).
Les 9 et 10 décembre se réunissent à Riyad des membres de l’opposition politique et militaire syrienne. Ce regroupement, soumis à diverses critiques, adopte une déclaration qui s’oppose aux déclarations ONU et de Vienne sur quelques points clefs: elle affirme en particulier que «Bachar al-Assad et sa clique devront quitter le pouvoir au début de la phase de transition» et qu’il a «nécessité de restructurer les institutions militaires et de sécurité». Elle est soutenue par nombre de pays arabes, et saluée par Laurent Fabius, encore ministre pour quelques semaines.
Mais la France, le 18 décembre, vote la résolution de l’ONU qui ne dit mot de Bachar… Il est vrai que divers pays arabes approuvent aussi ces textes en partie différents…
De janvier à mai 2016, trois rounds de discussions, sous l’égide de l’ONU toujours, se tiennent dans le cadre de la Conférence dite de Genève 3. Rien ne débouche.
Cette période est marquée par quelques brèves «trêves» localisées des combats, pseudos trêves qui permettent aux forces armées de Bachar et de ses alliés de concentrer leurs attaques sur quelques villes.
Mais au moins durant les premiers jours de cette pseudo-trêve, on a pu voir resurgir des manifestations populaires réaffirmant l’exigence des insurgés: le départ de Bachar.
C’est ce que refuse, même verbalement, le gouvernement français.
Il n’y a donc pas lieu, ni hier ni aujourd’hui, d’entretenir la moindre illusion sur ce gouvernement.
Il y a par contre nécessité, en France comme ailleurs, de poursuivre et renforcer le soutien, politique mais aussi syndical, au combat du peuple syrien pour en finir avec la dictature.
C’est le combat que mènent, par exemple, plusieurs collectifs (à Paris, à Lyon…) de soutien à la révolution syrienne. (Mai-juin 2016)
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Serge Goudard participe à l’animation du Comité pour la défense de la révolution syrienne à Lyon (France). Serge Goudard a participé et animé l’atelier sur ce thème lors de L’Autre Genève, le 28 mai 2016 à Genève.
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