Les réfugié·e·s syriens et la Jordanie

Vue aérienne du camp de Zaatari en juillet 2013, à 8 kilomètre de la frontière Syrie-Jordanie
Vue aérienne du camp de Zaatari en juillet 2013, à 8 kilomètres
de la frontière Syrie-Jordanie

Par Kamel Doraï

Le conflit en Syrie, d’une violence et d’une intensité exceptionnelles [1], a donné naissance à l’un des mouvements de réfugié·e·s et de déplacé·e·s internes les plus importants au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (HCR) estime que près de cinq millions de Syriens ont quitté leur pays depuis le début de la crise, sans compter les millions de déplacés internes. La Jordanie est un des principaux pays d’accueil, avec plus de 630’000 réfugiés inscrits au HCR. Depuis son indépendance en 1946, ce pays a vu s’installer sur son sol des centaines de milliers de réfugiés.

L’arrivée des Syriens, même si elle se singularise par son ampleur, s’inscrit donc dans la continuité des conflits qui ont secoué le Moyen-Orient ces dernières décennies entraînant dans leur sillage des centaines de milliers de réfugiés, de l’exil forcé des Palestiniens suite à la création de l’État d’Israël en 1948 à celui des Irakiens depuis les années 1990. Si la majeure partie des réfugiés réside toujours dans les pays voisins, plusieurs centaines de milliers d’entre eux sont contraints de poursuivre aujourd’hui leur route vers l’Europe. Des pans entiers de la société syrienne se recomposent en exil, et la question de leur place dans leurs pays d’accueil respectifs est posée, comme celle de la poursuite de leurs parcours vers des pays tiers que ce soit vers l’Union européenne ou l’Amérique du Nord.

Les principales victimes du conflit syrien sont toujours les civils syriens qui continuent de fuir les combats dans un contexte de plus en plus marqué par la violence et les restrictions à la mobilité tant à l’intérieur des frontières du pays que vers les pays voisins ou l’Europe. Les conditions de vie difficiles dans les pays frontaliers de la Syrie poussent certains à tenter de poursuivre leur route, au risque de leur vie, vers des contrées plus lointaines. Mais c’est surtout la complexification croissante du conflit en Syrie et l’absence de perspectives de retour qui motivent ces nouveaux départs. La « crise des réfugiés » en Europe [2] a eu tendance à éclipser la réalité vécue par la majeure partie de ces réfugiés, celle d’un exil qui s’installe dans la durée dans les pays voisins de la Syrie. Au début du soulèvement, ces derniers ont largement ouvert leurs frontières, mais alors que le conflit s’installe dans le temps, les gouvernements libanais, jordanien et turc imposent progressivement des restrictions à l’entrée de nouveaux réfugiés sur leur sol. Selon le HCR la Jordanie compte aujourd’hui 87 réfugiés pour 1000 habitants, si l’on exclut les réfugiés palestiniens présents depuis 1948 qui forment près de la moitié de la population du Royaume hachémite. À titre d’exemple, la Suède – dont la politique d’asile est l’une des plus généreuses de l’Union européenne – compte elle 15 réfugiés pour 1000 habitants.

Le Moyen-Orient, espace de transit et d’installation

La migration syrienne actuelle produit donc de profondes mutations du système migratoire moyen-oriental et conditionne les politiques migratoires qui se dessinent à l’échelle européenne. La volonté affichée par l’Union européenne (UE) d’externaliser les demandes d’asile vers les pays tiers, place la rive est et sud de la Méditerranée aux premières loges et les contraint à adopter des politiques migratoires de plus en plus restrictives. L’accord récemment signé entre la Turquie et l’Union européenne tente de stabiliser les réfugiés syriens hors d’Europe, sans que soit réellement considérée la question des réfugiés dans son ensemble à l’échelle régionale. Il s’agit de tenter de limiter les nouvelles entrées, alors que les causes des départs ne sont pas prises en compte de façon effective tant pour ceux qui continuent de quitter la Syrie que leurs pays de premier accueil. L’inscription de la crise syrienne dans la durée doit s’accompagner d’une nécessaire réflexion sur la multiplicité des facteurs qui contraignent aujourd’hui un nombre croissant de réfugiés à tenter de s’exiler toujours plus loin. La permanence du conflit, de la violence et des destructions est toujours le facteur le plus déterminant. Parallèlement, la durée de l’exil dans les pays voisins entraîne une paupérisation croissante des réfugiés les plus défavorisés qui ont un accès limité au marché de l’emploi légal. Les Syriens sont donc le plus souvent confinés dans le secteur informel peu rémunérateur et très exposé à la concurrence avec d’autres groupes migrants. La précarité de leur statut juridique est aussi source d’instabilité. C’est la combinaison de l’ensemble de ces facteurs qui explique la poursuite des parcours migratoires vers l’Europe. En Jordanie, la situation des réfugiés qui tentent de s’exiler vers l’Europe est assez complexe, le pays n’ayant pas de frontière terrestre ou maritime avec un pays européen. Les parcours sont longs, complexes et coûteux via la Syrie puis la Turquie ou à travers l’Égypte pour se rendre en Afrique du Nord. Cela contribue à stabiliser la population dans le Royaume hachémite.

Un exode massif de réfugié·e·s depuis le début de la crise

Le HCR a enregistré aujourd’hui plus de 4,7 millions de réfugiés syriens, constituant ainsi la population réfugiée la plus importante, devant les Afghans, les Rwandais ou les Irakiens. Seuls les Palestiniens avec plus de 5 millions de réfugiés enregistrés par l’UNRWA [3] – dont l’exil remonte à 1948 et auxquels sont venus s’ajouter leurs descendants – devancent en nombre les Syriens. Aux réfugiés qui ont traversé une frontière internationale, il convient d’ajouter plus de 7 millions de déplacés internes contraints à plusieurs reprises de fuir les combats, l’insécurité ou les destructions [4].

Au-delà des chiffres, et les débats qu’ils peuvent soulever dans les pays d’accueil [5], c’est la signification de cet exode qui se doit d’être prise en compte. L’ampleur de ce dernier et son inscription dans le temps ont reconfiguré de façon profonde la société syrienne. L’exil est loin d’être cantonné à certaines catégories de population, comme les seuls opposants actifs contre le régime de Bachar Al Assad. Des pans entiers de la société syrienne se trouvent contraints à quitter leur pays suite aux destructions massives et à la permanence de l’insécurité. La multiplication des acteurs du conflit entraîne une fragmentation croissante du territoire syrien. Trouver refuge à l’intérieur de la Syrie, ce qu’une large partie des réfugiés tente de faire dans un premier temps, devient de plus en plus en complexe tant la violence s’est généralisée. Le nombre de déplacés internes se concentrant dans les zones les plus sûres ne cesse de croître, rendant plus difficile l’accès au logement et aux services de base dans de nombreuses villes syriennes. Quitter la Syrie pour chercher l’asile devient alors la seule option possible. L’inscription du conflit dans la durée pousse les réfugiés à chercher des espaces d’installation plus durables dans lesquels ils peuvent tenter de reconstruire une vie plus stable.

La Jordanie face à l’arrivée des réfugiés de Syrie

Si les pays européens éprouvent des difficultés à gérer l’arrivée de plusieurs centaines de milliers de réfugiés, qu’en est-il aujourd’hui de la situation des pays frontaliers de la Syrie qui accueillent l’écrasante majorité des réfugiés? La Jordanie incarne, dans la composition même de sa population, tous les conflits de la région. Pays de refuge successivement pour les Palestiniens, les Irakiens et aujourd’hui les Syriens, la présence des migrants forcés marque fortement la société jordanienne.

Paradoxalement, ce pays qui a accueilli depuis son indépendance des réfugiés venus de toute la région ne dispose pas d’un système d’asile national. La Jordanie, comme les autres pays du Moyen-Orient, n’est pas signataire de la Convention de Genève de 1951 sur les réfugiés (Zaiotti, 2006) [6]. Seuls les Palestiniens sont reconnus comme réfugiés par les autorités dans l’État où ils ont leur résidence habituelle, et lorsqu’ils sont inscrits auprès de l’UNRWA. En l’absence de législation spécifique pour assurer l’enregistrement et la protection des réfugiés, c’est le HCR qui met en place des procédures d’asile et collabore avec les autorités des pays concernés avec la signature d’un Memorandum of understanding qui précise le mandat du HCR (Kagan, 2011 : 9). Ces accords sont le plus souvent signés dans des contextes spécifiques pour répondre à des crises particulières, comme la crise irakienne post-2003, et s’appliquent difficilement à des situations nouvelles. Les réfugiés syriens se retrouvent donc dans une situation juridique assez précaire. Ils doivent s’enregistrer auprès du HCR pour obtenir le statut de réfugié et parallèlement remplir les conditions de résidence telles qu’elles sont définies par leur État d’accueil. Ces derniers les considèrent comme des migrants temporaires.

En Jordanie, les Syriens se voient délivrer par l’Administration des résidences et des frontières du ministère de l’intérieur une carte de service spécifique pour la communauté syrienne, valable 1 an et renouvelable. L’absence de statut légal spécifique pour les réfugiés les place dans une situation temporaire qui contraste aujourd’hui avec la prolongation de facto de leur exil. Alors que le statut de réfugié octroyé dans les pays industrialisés signataires de la convention de Genève apporte une protection sur le long terme (permis de résidence permanent et accès à la nationalité), il n’entraîne en Jordanie qu’une protection temporaire. Il s’apparente aux formes de protections subsidiaires qui ont été développées en Europe ces dernières années. Ce statut temporaire rend difficile pour les réfugiés syriens tout projet sur le moyen ou long terme, sachant qu’ils ont peu de garantie quant au renouvellement de leur statut.

Ce statut particulier leur impose des restrictions quant au lieu de leur résidence sur le sol jordanien. Les réfugiés qui veulent s’installer en dehors des trois camps ouverts depuis mi-2012, doivent avoir un garant (kafil) jordanien qui leur ouvre droit à une carte de séjour. Cette dernière ne leur permet cependant pas d’accéder au marché de l’emploi. Jusqu’à présent les Syriens devaient obtenir un permis de travail payant, comme les autres populations immigrées résidant dans le Royaume. Le HCR et le gouvernement jordanien ont annoncé début avril 2016 de nouvelles conditions pour faciliter l’accès des réfugiés syriens au marché de l’emploi. Ces derniers sont exemptés pour une durée de trois mois des frais liés à la délivrance d’un permis de travail. Il ne leur est plus demandé d’avoir un passeport en cours de validité, la carte de résidence qui leur est délivrée par les autorités jordaniennes est suffisante. Les secteurs d’activités concernés en priorité sont l’agriculture, le bâtiment et le secteur alimentaire, où se concentre la majorité des travailleurs immigrés. Le gouvernement envisage également de promouvoir l’emploi des Syriens dans les zones industrielles qualifiées. En parallèle la Jordanie a annoncé la suspension des poursuites pendant trois mois à l’encontre des réfugié·e·s qui travaillent sans permis afin de permettre à leur employeur de régulariser leur situation.

La géographie jordanienne s’est également trouvée profondément transformée par l’installation durable de migrants forcés sur son sol. Des quartiers entiers d’Amman se sont développés autour des camps de réfugiés palestiniens qui aujourd’hui font partie intégrante de la capitale jordanienne. C’est à travers le prisme de l’expérience palestinienne que l’arrivée de nouveaux groupes de réfugiés est interprétée. La crainte des autorités locales est la reproduction de cette expérience qui pourrait se solder par l’installation durable dans le Royaume d’un grand nombre de réfugiés. Les effets politiques et sociaux induits par la présence sur le long terme de centaines de milliers de Syriens sont difficiles à évaluer, dans un contexte où la Jordanie fait face à des difficultés économiques dans un environnement régional instable.

La place des camps dans la politique d’accueil

La non-résolution de la question palestinienne, avec pour corollaire la permanence des camps depuis leur création au début des années 1950, conditionne donc fortement le traitement actuel des nouveaux flux de réfugiés tant à l’échelle régionale qu’en Jordanie. La réticence des autorités des États d’accueil à ouvrir des camps de réfugiés repose en partie sur la crainte de l’installation durable des réfugiés sur leur sol à l’instar des réfugiés palestiniens [7].

À la différence du Liban, qui accueille un plus grand nombre de réfugiés, la Jordanie a ouvert des camps de réfugiés dans le nord du pays pour canaliser les flux d’arrivée [8]. Si les trois principaux camps d’installation de réfugiés syriens en Jordanie ne regroupent que 20% du total des Syriens, la plupart des réfugiés sont passés par des camps de transit situés à la frontière avec la Syrie. Ces derniers ont été mis en place parallèlement à la fermeture graduelle de la frontière occidentale entre la Syrie et la Jordanie. Ils permettent aux autorités jordaniennes d’opérer des vérifications sécuritaires avant de laisser les réfugiés entrer sur leur sol. Le temps d’attente dans ces camps varie en fonction des profils des réfugiés. S’ils sont acceptés, ces derniers sont ensuite dirigés vers l’un des trois camps d’installation. S’ils disposent d’un kafil jordanien ils peuvent s’installer ailleurs sur le territoire.

Janvier 2016, des milliers de réfugié·e·s attendent de pouvoir entrer en Jordanie dans la région de Hadalat
Janvier 2016, des milliers de réfugié·e·s attendent de pouvoir entrer en Jordanie dans la région de Hadalat

Le durcissement des politiques d’entrée en Jordanie a transformé des postes frontières en camp de facto. En mai 2016, près de 60’000 Syriens sont bloqués dans les deux camps de transit de Rukban et Hadalat à l’est de la frontière syro-jordanienne, dans un no man’s land entre les deux pays [9]. Points de passage pour entrer en Jordanie, ces espaces sont devenus des camps de transit où les réfugiés passaient au début entre un à dix jours, pour se transformer aujourd’hui en des camps d’installation où le provisoire dure plusieurs semaines. Malgré l’intervention du Comité Internationale de la Croix-Rouge les conditions humanitaires y sont extrêmement difficiles.

En Jordanie, les réfugiés syriens, comme d’autres groupes de réfugiés au Moyen-Orient, continuent à privilégier quand ils le peuvent leur regroupement en milieu urbain, le plus souvent aux abords dans les périphéries urbaines. À titre d’exemple, le camp d’Azraq a été ouvert en avril 2014 pour accueillir jusqu’à 130’000 personnes, alors que le nombre d’arrivée de réfugié·e·s en Jordanie était très élevé. Il est aujourd’hui largement vide. Selon le HCR, en mai 2016, 47’000 réfugiés habitaient le camp. La majeure partie des réfugiés syriens, quand ils en ont la possibilité, s’installe donc en milieu urbain où les opportunités de trouver un emploi sont plus élevées et où reconstruire une vie «normale» plus aisée.

Cette question de l’installation en milieu urbain fait l’objet d’une réflexion depuis quelques années au HCR. En septembre 2009, l’agence onusienne a adopté une Urban Refugee Policy [10], visant à assurer aux réfugiés en milieu urbain protection et assistance au même titre que pour les réfugiés en camp. L’expérience des réfugiés irakiens au Moyen-Orient a servi en partie de modèle à l’élaboration de la stratégie du HCR fixant des priorités : enregistrement des réfugiés, protection, assistance, accès aux services, développement de solutions durables. Les réfugiés syriens bénéficient aujourd’hui en Jordanie de cette expérience.

Des réfugiés installés majoritairement hors des camps

En Jordanie, la physionomie des villages et villes du nord a été profondément bouleversée par l’installation des réfugiés qui s’inscrit dans la durée. La coexistence entre Jordaniens et Syriens, si elle est facilitée par les liens historiques qui lient le sud syrien et le nord du royaume, est aussi marquée par les difficultés communes aux deux populations.

Les réfugiés jouent un rôle relativement important dans le développement urbain, plus particulièrement dans les espaces d’habitat informel. Ils développent par ailleurs des relations spécifiques avec les sociétés d’accueil, sur la base du caractère supposé temporaire de leur installation. L’arrivée massive de migrants forcés dans certains espaces (comme les villes ou villages du nord de la Jordanie) génère des transformations importantes à l’échelle locale pour les sociétés d’accueil. L’installation des réfugiés soulève de nombreux débats quant à la pression sur le marché locatif, l’augmentation globale des prix, la détérioration de la sécurité dans certaines zones, les concurrences sur le marché du travail, etc. La région ici n’échappe pas à un phénomène plus global qui stigmatise le plus souvent l’arrivée massive de réfugiés (Hyndman, 2000). Dans certains espaces frontaliers, comme c’est le cas au nord ouest de la Jordanie, les effets de l’installation d’un nombre très important de réfugiés ont eu de fait, d’importantes conséquences pour les populations locales, même si ce sont les populations les plus pauvres et les plus marginalisées qui subissent les conséquences de la pression sur le marché locatif. Dans certaines agglomérations les loyers ont augmenté de façon significative et sont difficilement accessibles aux foyers les plus pauvres. Certains services comme les écoles ou le secteur médical sont également touchés.

Selon le HCR 145’000 élèves syriens sont inscrits dans les écoles publiques jordaniennes en 2015. Dans les municipalités où la présence syrienne est très importante les écoles ont dû passer à un système de double journée. Le plupart du temps, les élèves jordaniens vont à l’école le matin et les réfugiés syriens l’après-midi. Il existe également une concurrence accrue sur certains segments du marché du travail (ouvriers journaliers du bâtiment ou dans l’agriculture). Le taux de chômage des Jordaniens a par exemple augmenté de façon significative entre 2011 et 2014, passant de 14 à 22%, touchant plus particulièrement les jeunes hommes. Il est cependant difficile d’évaluer le rôle de la présence des réfugiés dans cette augmentation. Il faut également relever que nombre de ces emplois étaient occupés par d’autres populations migrantes comme les Egyptiens, qui subissent le contrecoup de la crise syrienne. Par ailleurs, la présence des réfugiés a des effets positifs pour leur pays d’accueil, via les investissements réalisés par les entrepreneurs syriens qui ont délocalisé une partie de leurs activités dans les zones industrielles du Royaume. L’aide internationale, même si elle ne couvre pas l’ensemble des coûts induits par la présence des réfugiés contribue également à développer certains secteurs d’activités (comme celui des ONG) et stimule la demande en bien de consommation et d’équipement.

Des enfants à la recherche d'un «petit boulot» dans une camp de Zaatari....
Des enfants à la recherche d’un «petit boulot» dans une camp de Zaatari….

 

Pour les Syriens qui travaillaient en Jordanie avant 2011, la situation s’est elle aussi profondément dégradée. D’un statut de travailleurs migrants, avec une qualification professionnelle reconnue pour certains, ils sont passés à celui de réfugié en concurrence avec un nombre croissant de leurs coreligionnaires. Ils ont dû faire face à une importante augmentation du niveau de vie (coût de la location de leur résidence) et souvent à une baisse de leur salaire. Un jeune syrien rencontré dans le camp de Zaatari en novembre 2014 est devenu réfugié en 2011 alors qu’il était installé depuis plusieurs années à Irbid en Jordanie. Il travaillait comme menuisier pour un patron jordanien, avec un salaire mensuel de 400 Dinars. Il louait un appartement à Irbid pour 100 Dinars par mois. L’arrivée de nombreux réfugiés à partir de 2012 a entraîné une concurrence accrue sur le marché du travail. La présence dans certaines régions d’une main-d’œuvre en recherche d’emploi et sans autre ressource a eu pour conséquence de faire baisser les salaires. Son patron lui a proposé une diminution de ses revenus en contrepartie d’un maintien pérenne de son activité. Dans le même temps, le coût de sa location s’est fortement accru. Ne pouvant plus faire face à l’augmentation du coût de la vie alors que ses revenus diminuaient de façon importante il a décidé de s’installer dans le camp de réfugiés de Zaatari où le logement est gratuit et où il a pu bénéficier de l’aide humanitaire. Même s’il ne s’agit ici que d’un exemple, les effets de la crise syrienne se sont fait sentir sur des populations migrantes déjà présentes en Jordanie.

Le camp de Zaatari, un symbole de la présence syrienne en Jordanie

Ouvert fin juillet 2012, le camp de Zaatari qui compte près de 80 000 habitants aujourd’hui, est le plus connu des espaces d’installation des réfugiés syriens. Le camp est situé dans un espace semi-aride à une dizaine de kilomètres au sud-est de la ville de Mafraq dans le nord de la Jordanie à proximité de la frontière avec la Syrie. À l’origine composé de tentes juxtaposées les unes à côté des autres, le camp s’est agrandi de façon spectaculaire au rythme des arrivées des Syriens, comptant jusqu’à 200’000 habitants enregistrés par le HCR en avril 2013. Ce chiffre a décru au rythme des départs soit vers des zones urbaines en Jordanie ou des retours en Syrie.

Véritable ville où se juxtaposent les préfabriqués et encore quelques tentes, cet espace concentre tous les paradoxes de la présence syrienne en Jordanie. Les organisations humanitaires y sont omniprésentes, symbole de la vulnérabilité d’une population exilée privée de ressources. À la différence des réfugiés irakiens, majoritairement issus des classes moyennes urbaines et qui s’étaient installés dans la capitale jordanienne, une large proportion des réfugiés syriens aujourd’hui sont originaires de régions rurales, et donc plus vulnérables. Dans le même temps, les réfugiés ont su développer sur ce territoire, malgré les contraintes du gouvernement humanitaire, un espace de vie sociale et économique. Des petits commerces et autres activités artisanales génératrices de maigres revenus parsèment aujourd’hui le camp. Les réfugiés ont tenté, autant que faire se peut, de recréer un semblant de vie normale dans un contexte de dénuement presque total et soumis à de fortes contraintes. Les réfugiés syriens ont effectivement un accès limité au marché du travail et ceux qui résident dans les camps doivent obtenir une autorisation, attribuée pour une durée déterminée, pour en sortir.

Dans un paysage sans végétation, une ville a émergé du fait du dynamisme de ses habitants. Dès l’ouverture du camp une économie informelle s’est développée puis s’est structurée dans l’ensemble des quartiers. À l’entrée du camp une artère commerçante, la rue du Souk appelée «Champs Elysées» par les habitants du camp, s’est développée où l’on trouve des boutiques en tout genre, du vendeur de téléphonie mobile, à l’épicerie en passant par des boulangeries, des petits restaurants ou des coiffeurs. Des vendeurs ambulants sillonnent le camp vendant toute sorte de produits ou des sandwichs. À proximité de nombreuses installations développées par les ONG, cette rue commerçante est fréquentée par de très nombreux réfugiés. Elle est devenue un lieu de vie central symbolisant le dynamisme économique des réfugiés.

Dans les autres parties du camp se sont installés de petites épiceries ou des coiffeurs. Ces espaces qui procurent des revenus aux réfugiés qui les ont ouverts sont aussi des lieux de sociabilités où se retrouvent les Syriens. Loin d’être un simple espace d’attente, le camp s’est transformé en un lieu de vie ou la société syrienne s’est recomposée en exil. Au total, selon le HCR, ce sont près de 3 000 échoppes qui ont été ouvertes.

Les réfugiés se sont en partie regroupés par famille et village d’origine. Préfabriqués et tentes ont été ré-agencés pour en faire des habitations, certes précaires, mais qui ont permis la recréation d’espaces privés. L’habitat a donc fortement évolué en trois ans. On ne trouve aujourd’hui presque plus de tentes, sauf comme extension aux préfabriqués ou pour couvrir les cours intérieures des habitations. Les matériaux distribués par les agences humanitaires sont réutilisés et transformés par les habitants.

Le camp n’est pas une simple juxtaposition d’habitations standardisées, mais recrée des formes d’habitats assez similaires à celles du sud de la Syrie ou des quartiers informels périphériques des grandes villes syriennes. Une place importante est accordée dans ces habitations à la pièce de réception des invités (la madhafé en arabe). Les personnes extérieures à la famille prennent place dans ce salon, où sont disposés des matelas, qui sert donc de lieu de réunion pour les hommes. Les femmes, elles, se regroupent plutôt dans la cour pour cuisiner en groupe, ou dans des pièces annexes pour discuter.

Le camp présente donc un double visage, celui d’un espace fermé où sont contraints de résider dans la plupart des cas les réfugiés les plus défavorisés, mais aussi celui d’une ville en devenir, qui se développe avec des moyens limités mais tente de recréer dans l’exil un semblant de vie sociale et économique.

D’un exil à l’autre

Dans le même temps, le conflit actuel, s’il a généré de nouveaux réfugiés, a contraint des dizaines de milliers d’autres déjà présents sur le sol syrien à trouver refuge dans un pays tiers. Avant d’être l’un des plus importants pays émetteur de réfugiés, la Syrie a été le principal pays d’accueil pour plusieurs centaines de milliers de réfugiés irakiens fuyant le chaos et la violence suite à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, sans compter la présence sur son sol de près de 500’000 réfugiés palestiniens. La Jordanie a rapidement décidé de fermer ses portes à cette catégorie de réfugiés. Comme l’écrit Jalal Al Husseini : «après une phase relativement tolérante durant laquelle quelques 10 000 réfugiés palestiniens ont pu pénétrer sur le territoire national, la Jordanie a durci sa politique d’accueil depuis fin 2012 au nom de la nécessité de contrer la vision israélienne d’une Jordanie foyer national palestinien de substitution».

Le conflit syrien, et plus particulièrement le siège du camp palestinien de Yarmouk dans la banlieue de Damas à partir de décembre 2012, a rappelé la précarité dans laquelle se trouvent les Palestiniens dans leurs pays d’accueil respectifs. Le 31 janvier 2014, l’UNRWA diffuse une photographie [11] qui montre des milliers de Palestiniens, dans une rue bordée d’habitations détruites par les bombardements, convergeant vers un point de distribution d’aide alimentaire, après des semaines de siège de l’armée syrienne.

Alors que ce camp comptait près de 150’000 réfugiés palestiniens avant 2011, on estime que seuls 18’000 y résident toujours en 2015. Au total, ce sont 280’000 Palestiniens (sur les 520’000 enregistrés auprès de l’UNRWA en Syrie [12]) qui ont été contraints de fuir leurs lieux de résidence, soit vers des régions plus sûres en Syrie, soit à l’étranger [13]. Plus de 70’000 d’entre eux (soit 13,5% de la population palestinienne en Syrie enregistrée à l’UNRWA) se sont réfugiés dans les pays voisins. Près de 45’000 réfugiés enregistrés ont quitté la Syrie pour le Liban, 15’000 pour la Jordanie et 9000 pour l’Égypte.

Ce mouvement a été largement occulté par l’ampleur de la crise syrienne. Les Palestiniens de Syrie se voient donc renvoyés à leur statut d’apatrides, privés de protection, dépendants de l’aide humanitaire et contraints à chercher asile dans un des pays frontaliers qui, à l’exception du Liban jusqu’en 2013, leur ont fermé leur porte (Al Husseini, Doraï, 2013). Plus de la moitié ont rejoint les camps de réfugiés palestiniens déjà existants, accroissant encore la pression sur ces espaces marqués par la pauvreté et l’exclusion, qui accueillaient déjà pour certains, des migrants venus d’horizons plus lointains (Doraï, 2015).

Pour ce qui est des réfugiés irakiens qui avaient trouvé refuge en Syrie, pour la plupart dans la banlieue de Damas, ils ont été contraints de quitter leur pays de premier asile. La majeure partie est rentrée en Iraq, malgré la persistance de la violence [14]. D’autres ont pu poursuivre leur périple vers l’Europe, l’Amérique du nord ou l’Australie. Selon le HCR, un peu plus de 20’000 se trouveraient toujours en Syrie n’ayant pu quitter leur pays d’accueil.

Ces populations déjà réfugiées avant le conflit syrien se retrouvent donc contraintes à de nouvelles mobilités dans un contexte où les pays voisins de la Syrie sont peu enclins à leur donner l’asile. Faute de pouvoir s’installer, même temporairement dans la région, et pour certains comme les Palestiniens qui sont apatrides de retourner dans leur pays « d’origine » [15], un nombre croissant sont en quête de solutions plus durables en dehors de la région.

Conclusion

Alors que le Moyen-Orient est en proie à de multiples conflits, la Jordanie doit faire face à l’arrivée de réfugiés dans leur grande majorité de Syrie mais aussi d’Irak, du Yémen, de Libye et des territoires palestiniens. Aujourd’hui, alors que le conflit syrien se prolonge, la question de l’avenir des réfugiés reste en suspens. La Jordanie en ouvrant de façon partielle son marché du travail aux réfugiés syriens a infléchi sa politique d’accueil en faveur d’une meilleure intégration sur le moyen terme de cette population. Cette politique est néanmoins conditionnée par la réception d’une aide internationale plus conséquente. La situation actuelle, du fait de la multiplication des acteurs du conflit en Syrie, demeure marquée par une triple contrainte: d’abord, si les voisins de la Syrie ont largement ouvert leurs portes aux réfugiés, la question de leur installation sur le long terme n’est pas envisagée par les États d’accueil; ensuite, le retour rapide en Syrie n’est pas une option pour la majorité des réfugiés; enfin la réinstallation en Europe, en Amérique du nord ou vers d’autres pays tiers ne concernera qu’une infime partie de cette population.

Aller plus loin

Al Husseini, Jalal ; Doraï, Kamel (2013) “La vulnérabilité des réfugiés palestiniens à la lumière de la crise syrienne”, Confluences Méditerranée, 87 – Automne, p. 95-107. Agier, Michel (2008) Gérer les indésirables : des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris : Flammarion, 349 p. Chatelard, Géraldine ; Doraï, Kamel (2009) “La présence irakienne en Syrie et en Jordanie : dynamiques sociales et spatiales, et modes de gestion par les pays d’accueil”, Maghreb-Machrek, n° 199, 2009, p. 43-60. Doraï, Kamel (2015) “Palestinian refugees and the current Syrian conflict : from settled refugees to stateless asylum seekers”, Allegralaboratory.net, Hyndman, Jennifer (2000), Managing Displacement : Refugees and the Politics of Humanitarianism, Minneapolis : University of Minnesota Press, 253 p. Kagan Michael (2009) “The (Relative) Decline of Palestinian Exceptionalism and its Consequences for Refugees Studies in the Middle East”, Journal of Refugee Studies, 22, 4, p. 417-438.

Article publié dans La Vie des Idées, le 7 juin 2016, ISSN : 2105-3030.

Notes

[1] Leïla Vignal, « Syrie : la stratégie de la destruction », laviedesidées.fr, 29 mars 2016

[2] Karen Akoka, « Crise des réfugiés, ou des politiques d’asile ? », laviedesidées.fr, 31 mai 2016.

[3] L’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East) est l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient créé en 1949 par l’Assemblée générale des Nations unies.

[4] Source : IDMC- Internal Displacement Monitoring Centre.

[5] Les résultats préliminaires du dernier recensement jordanien publiés en janvier 2016 donnent le chiffre de 1,2 million de Syriens en Jordanie. Le débat sur les chiffres est récurrent dans les situations d’arrivée massive de réfugiés. A titre d’exemple, l’étude réalisée par l’institut norvégien FAFO en 2007, montre très clairement la difficulté de produire des données statistiques sur les réfugiés en Jordanie (Iraqis in Jordan 2007. Their Number and Characteristics, FAFO, UNFPA, Department of Statistics in Jordan). Concernant les réfugiés qui entrent en Europe, les chiffres produits par Frontex doivent eux aussi être soumis à critique, puisqu’ils comptabilisent les passages de frontières (avec le risque de compter plusieurs fois les mêmes personnes) et non les demandes d’asile déposées de façon effective dans chacun des États membres.

[6] Israël, l’Égypte et la Turquie sont signataires de la convention, mais avec des réserves ce qui limite l’application de la convention.

[7] À titre d’exemple, suite à la chute du régime de Saddam Hussein en 2003, les principaux États d’accueil dans la région, dont la Jordanie, n’ont pas ouvert de camps de réfugiés sur leur sol. les crises irakiennes de 1990-1991 puis post-2003 ont montré pour la Jordanie, la Syrie et le Liban que l’absence de camp combinée à des formes assez peu restrictives d’entrée et de séjour (même si cela est à nuancer en fonction des pays et des périodes concernées), comme un accès assez facile aux services publics et à l’emploi sur le marché informel, ont accru la possibilité de mobilités des réfugiés et donc leur ré-émigration vers des pays tiers (Chatelard, Doraï, 2009).

[8] La Turquie a également ouvert des camps le long de sa frontière avec la Syrie. À l’échelle de la région, moins d’un cinquième des réfugiés vivent dans les camps.

[9] “Around 2,000 Daesh agents estimated to have mingled with refugees — army” (2016) Jordan Times.

[10] The Implementation of UNHCR’s Policy on Refugee Protection and Solutions in Urban Areas, Global Survey – 2012.

[11] Source : http://www.unrwa.org/crisis-in-yarmouk, consulté le 31 août 2015.

[12] Source : http://www.unrwa.org/crisis-in-yarmouk, consulté le 31 août 2015.

[13] Source : http://www.unrwa.org/sites/default/files/syria_regional_crisis_emergency_appeal_2015_english.pdf, consulté le 14 juin 2015

[14] Source : UNHCR “Iraqi refugees flee war-torn Syria and seek safety back home” consulté le 19 janvier 2016.

[15] Cette expression peut faire débat dans le cas Palestinien, la majorité des réfugiés Palestiniens étant nés sur le sol syrien. L’autorité palestinienne n’exerce de son côté qu’un pouvoir limité dans les territoires qu’elle contrôle et ne maîtrise pas ses frontières internationales. Cela renvoi à la question plus large des négociations sur l’exercice du droit au retour des réfugiés palestiniens, même si dans le contexte spécifique du conflit syrien cette option n’est pas envisagée par les réfugiés palestiniens rencontrés au Liban. Ces derniers quittent la Syrie de façon forcée et sont en quête de solutions pratiques à court terme qui les mettent à l’abri du conflit et de la violence à laquelle ils ont été exposés.

 

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