Le Groupe international de soutien à la Syrie, comprenant 20 pays et organisations, s’est réuni à Vienne plus tôt ce mois-ci [mai 2016] afin de tenter une fois de plus de prendre des décisions quant au sort du peuple syrien. De manière prévisible, les diplomates ont quitté la capitale autrichienne avec guère plus que des promesses quant à la «cessation des hostilités».
«Le défi auquel nous faisons désormais face consiste à transformer ces possibilités en la réalité d’un accord», a déclaré le secrétaire d’Etat des Etats-Unis, John F. Kerry, faisant référence au «cadre fondamental» d’une Syrie unifiée et non confessionnelle.
Ces paroles n’ont aucune signification pour les combattants sur le terrain, lesquels continuent d’avancer pour gagner plus de territoire. A Alep, les missiles tombent et les hélicoptères vrombissent dans le ciel. A Darayya, une localité de la banlieue de Damas assiégée par les forces du gouvernement depuis 2012, 8000 habitant·e·s sont affamés. [Le 1er juin, les médias ont annoncé l’envoi du premier «convoi humanitaire» à Darayya. Par le passé, les services de la dictature enlevaient les médicaments et appareils médicaux des quelques rares convois humanitaires dans d’autres villes. Ce 1er juin, les images diffusées indiquaient que les camions étaient chargés de médicaments, mais pas de nourriture. En réalité, les paquets de médicaments étaient vides. Une nouvelle opération d’intoxication typique de la politique du régime relayée entre autres par la Russie, dans ce cas.]
La Syria Campaign, une organisation indépendante, estime qu’un Syrien meurt toutes les 51 minutes. Le jour où les diplomates se sont réunis à Vienne, 28 civils ont été tués, 94 missiles ont été lancés et 40 barils explosifs ont été lâchés. Il existe une déconnexion, pour ne pas dire plus, entre le «processus de paix» et ce qui se passe véritablement en temps réel.
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Les diplomates confortablement installés dans la grise Vienne me rappellent un incident arrivé en 1992, lorsque je couvrais la guerre en Bosnie. Une semaine avant Noël, les gens de Sarajevo coupaient des arbres dans le parc de la ville pour les brûler comme bois de chauffage. Les livraisons de matériels humanitaires avaient cessé d’arriver. Il n’y avait pas d’électricité et la famille auprès de laquelle je vivais, se blottissait autour d’une seule bougie pendant la nuit, écoutant les bombardements incessants.
A contrecœur, semble-t-il, le secrétaire général des Nations unies d’alors, feu Boutros Boutros Ghali, a atterri brièvement dans la capitale bosnienne. Avec une grande arrogance, il a déclaré aux journalistes que les «discussions de paix» à venir étaient la seule solution et qu’il y avait «10 lieux pires» que Sarajevo sur Terre. L’ancien politicien égyptien est remonté ensuite dans l’avion et a décollé. Nous avons dû expliquer à nos amis bosniens que, oui, en effet, le monde les avait abandonnés. La guerre s’est prolongée durant trois années supplémentaires.
Je me suis toujours demandé comment les Nations unions sont parvenues à la conclusion que la Bosnie – où plus de 250’000 personnes sont mortes – figurait au onzième rang de la liste des souffrances. Comment juge-t-on cela? Des listes du nombre d’enfants tués, des membres arrachés, des écoles et des hôpitaux réduits en cendre sont-elles compilées?
Vienne a été quelque chose de semblable: un rassemblement d’hommes d’influence qui semblent avoir peu d’intérêt à mettre un terme aux souffrances. De même qu’en Bosnie, les Nations unies – qui servent d’intermédiaire pour ces discussions stériles – ont été rendues impuissantes. Ce n’est pas entièrement la faute de cette institution; les volontés de l’administration américaine ne sont pas cohérentes. Le résultat est que Vladimir Poutine a pu dicter une orientation, étayer la position du président syrien Bachar el-Assad et régir la tonalité des discussions. Pendant ce temps, les Syriens meurent de faim et le pays brûle.
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Lorsque j’ai commencé à travailler en Syrie au début de la guerre, j’avais obtenu la possibilité de m’entretenir avec des fonctionnaires gouvernementaux et d’accéder aux territoires contrôlés par le gouvernement, y compris à Damas et dans ses environs. A l’instar de nombreux endroits où le terrorisme d’Etat est dominant, la réalisation de mon travail a été rendue difficile: j’étais suivie par des chiens de garde du gouvernement et je devais protéger mes sources en les rencontrant secrètement ou sur internet.
En août 2012, j’ai défié les règles du gouvernement en entrant furtivement à Darayya pour enquêter sur ce que les habitants nommaient un massacre alors que le gouvernement prétendait qu’il s’agissait d’un échange de prisonniers qui avait mal tourné. Trois cents personnes ont été tuées. L’un des premiers témoins que j’ai rencontrés était un homme blessé, un mécanicien, à la recherche de son père âgé. Ils avaient été séparés durant le combat et le mécanicien avait perdu un œil. L’odeur des cadavres était envahissante. Nous avons cherché un moment ensemble avant que le mécanicien trouve finalement le corps de son père, pourrissant, dans une ferme en dehors de la ville.
«Ce n’est pas ma Syrie», m’a-t-il dit, en larmes. «Ce n’est pas ma Syrie».
Suite à cela, j’ai perdu mon «privilège» de faire des reportages du côté gouvernemental et je ne pouvais plus obtenir des visas, de telle sorte que j’ai commencé à travailler du côté de l’opposition. J’ai continué de rencontrer des témoins – des victimes de la torture, de viol, de détention forcée ainsi que des familles dont l’un des membres avait simplement disparu.
Pendant quatre ans j’ai réuni des témoignages dans mon carnet de notes. J’ai rencontré Nada, une jeune activiste de Lattaquié qui a été enlevée dans sa maison, enfermée dans une minuscule cellule, battue et violée pendant des mois par la police gouvernementale et les membres des services de sécurité. «Ils utilisaient mon corps pour pratiquer leurs prises de judo.»
Hassan, un étudiant en droit d’Homs, a été torturé par des médecins du régime qui l’ont opéré sans anesthésie. Il s’est échappé en simulant la mort et il a été empilé au sommet d’un tas de cadavres. L’un d’entre eux était son frère.
Mais, le pire a été ce petit garçon qui me suivait à travers un camp de personnes déplacées près d’Azaz [ville située à la frontière avec la Turquie, à une trentaine de kilomètres au nord d’Alep]. Il n’avait pas de visage, seulement un trou pour la bouche et un autre pour le nez. Son père m’a dit que «la pire chose au monde, c’est d’entendre les cris de souffrance de son propre enfant» après que son fils a été frappé par un missile à l’intérieur de sa maison d’Hama.
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La Syrie aujourd’hui, c’est cela: cinq ans gaspillés, soit l’équivalent d’une entière éducation scolaire de niveau primaire. C’est l’existence déracinée de 9 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et de 4 autres millions à l’extérieur. C’est un hôpital d’Alep, où j’ai travaillé et fait des reportages, qui a été délibérément ciblé et bombardé le 28 avril 2016. C’est le seul pédiatre de la ville – un homme gentil et aimable qui faisait des heures supplémentaires pour aider les enfants d’Alep – qui a été tué au cours de l’attaque.
Il est facile de penser que la guerre, c’est la vie de quelqu’un d’autre. Que cela se passe en quelque endroit éloigné, pas chez toi, pas au sein de sa famille, que ce n’est pas notre problème. Mais un génocide au ralenti se déroule en Syrie. Et il vous atteindra. Même si vous ne vivez pas à Hama, Alep ou Homs, vous sentirez les ondes de choc de ce que cette guerre deviendra si nous n’agissons pas. La chute de Mossoul aux mains de l’Etat islamique en juin 2014 a constitué une alarme, tout comme les attentats de Paris et de Bruxelles.
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Il y a quelques mois, un groupe de reporters avec lesquels j’ai accompli mon apprentissage à Sarajevo m’ont envoyé un bref film commémorant ce conflit. Je l’ai regardé encore et encore. Et j’ai pleuré. Je n’ai pas été violée. Mes parents n’ont pas été assassinés devant moi. Je n’ai pas perdu mes membres dans un bombardement. Mais je me suis sentie profondément honteuse et, surtout, triste car nous avons une nouvelle fois échoué, collectivement, de protéger ceux qui ont besoin d’une protection.
La guerre en Syrie s’achèvera un jour et ce pays ravagé sera «recousu». Mais nous avons perdu de nombreuses opportunités d’empêcher la guerre, ou de l’arrêter. Les premiers jours du soulèvement auraient pu être un moment pour les Etats-Unis de mettre Assad sous pression de façon à ce qu’il ne tue pas son propre peuple. Le franchissement de la «ligne rouge» sur les armes chimiques en 2013 était une autre occasion.
Mais la guerre a continué, tout comme le nombre de victimes. Comment expliquons-nous – aux vivants, aux survivants, aux orphelins et à ceux qui ont perdu leurs maisons, leurs familles et gagne-pain – la façon dont nous sommes restés en retrait et n’avons rien fait? (Tribune publiée le 27 mai 2016 par le Los Angeles Times, Traduction A L’Encontre. Janine di Giovanni a publié récemment The Morning They Came For Us: Dispatches From Syria)
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