Samar Yazbek, 41 ans, est l’un des écrivains les plus importants de sa génération en Syrie. Auteure de quatre romans (dont L’Odeur de la cannelle, bientôt traduit en français), elle tient une chronique dans le quotidien panarabe Al-Hayat. Issue d’une grande famille alaouite, la communauté du clan Al-Assad, elle est très active depuis le début de la révolution syrienne. Cela lui a valu plusieurs arrestations, dont elle a fait le récit poignant dans un texte inédit que Libération a publié mercredi 10 août 2011. Ce récit est publié à la suite de cet entretien.
Après tant d’années de dictature, la révolution syrienne vous a-t-elle surprise?
Samar Yazbek: Oui et non. Non parce que cela fait plus de quatre décennies que le peuple syrien est humilié, qu’il vit sous la coupe des services de renseignements. Ces derniers temps, ils ne se contentaient plus de contrôler la société, mais régentaient l’ensemble de la vie des citoyens. On ne jouit d’aucune liberté d’expression ou d’opinion en Syrie. Même pour voyager à l’étranger il faut disposer d’une autorisation. Ce pays ne connaît aucune vie politique. Nous vivons sous le régime du parti unique. C’est un régime militaire, pas une république. Tout cela n’est pas nouveau, mais tout cela s’est accumulé. Seulement, au temps de Hafez al-Assad, il n’y avait ni télévision par satellite, ni Internet, ni Facebook, ni YouTube. La peur paralysait les gens. Le régime pouvait réprimer une ville, une région, sans que cela se sache. D’autant que Hafez al-Assad bénéficiait d’un consensus international: Américains et Israéliens le voyaient comme nécessaire à l’équilibre régional.
Qu’est-ce qui a changé avec Bachar al-Assad?
Samar Yazbek: Avec lui, le régime est familial, clanique. Rami Makhlouf, le cousin germain du Président, contrôle 60% de l’économie syrienne. Il y a bien eu une ouverture économique, mais elle n’a profité qu’à certaines familles. Ce soulèvement est une révolution «spartacussienne», une révolution d’esclaves contre leurs maîtres. Les nouveaux médias et moyens de communication ont permis la formation d’un début d’opinion publique dans tout le monde arabe, y compris en Syrie. Une nouvelle génération de jeunes éduqués, qui commençaient à se mobiliser pour les droits de l’homme, a très vite organisé des sit-in de soutien aux révolutions en Tunisie et en Egypte. Immédiatement réprimés. Le 16 mars, des intellectuels et des parents de détenus ont tenu un rassemblement devant le ministère de l’Intérieur, avant d’être brutalement agressés par la police et les chabbiha [milices de civils armés prorégime, ndlr]. Là-dessus ont éclaté les événements de Deraa, où des jeunes enfants ont été arrêtés pour des graffitis antirégime. Lorsque les parents sont allés voir le gouverneur, Atef Najib, un cousin du Président, il leur a répondu: «Oubliez vos enfants, faites-en d’autres! Et, si vous ne savez pas comment faire, amenez-nous vos femmes!» Cela a été l’étincelle.
Quand avez-vous compris que c’était une révolution?
Samar Yazbek: C’est une vraie révolution, qui a débuté dans les campagnes, une révolution des marginaux et des oubliés. Le régime a réprimé et tué d’autant plus facilement qu’il considérait que ces gens-là étaient le lumpen. C’est seulement après que les intellectuels ont suivi. Je me suis rendue dans la plupart des villes qui ont manifesté, à Deraa, à Banias, à Lattaquié, à Douma [banlieue de Damas, ndlr]. Dès le début, les slogans étaient identiques, alors même qu’il n’y avait encore aucune coordination. Les gens voulaient que cesse l’intervention permanente des services de sécurité dans leur vie quotidienne. Ça a commencé par des revendications sociales et de dignité. Ce n’est qu’au bout d’un mois, après tout le sang versé, que sont apparus les slogans appelant à la chute du régime.
Quand l’armée est entrée en action, à Deraa, fin avril, avez-vous pensé que c’était la fin du mouvement?
Samar Yazbek: Au début, j’avais toujours peur que la répression vienne à bout de la contestation. Mais c’est là qu’il y a eu un miracle syrien: alors que Deraa était occupé par les tanks et que la ville vivait un carnage, une coordination s’est mise en place afin que, partout ailleurs, on manifeste en solidarité avec Deraa. Le régime s’est mis à tuer partout. Il y a eu des initiatives dont on n’a pas entendu parler hors du pays: des médecins sont venus à Deraa, depuis Damas et d’autres villes, en secret. Les jeunes des comités de coordination ont créé de toutes pièces une véritable contre-société.
Les deux principales villes du pays, Damas et Alep, n’ont pas encore vraiment basculé dans la contestation. Pourquoi?
Samar Yazbek: D’abord, c’est là que se concentrent les classes sociales qui ont le plus profité du régime. Mais, si elle voit que ses intérêts sont menacés, la bourgeoisie marchande finira elle aussi par prendre position contre les Al-Assad. Or le pays traverse une crise économique très grave. La deuxième raison, c’est que tous les lieux publics sont occupés par les forces de sécurité afin d’empêcher le moindre rassemblement. Le pouvoir est obsédé par ces deux villes. Il y a quotidiennement des petites manifestations dans la capitale, mais qui sont tuées dans l’œuf. Une fois, nous avons voulu organiser une marche de femmes dans le quartier de Sahet Arnous, à Damas. Nous nous étions passé le mot pour ne pas être repérées: ni Facebook, ni mail, ni textos. Nous étions 80 à 90. En cinq minutes, nous nous sommes retrouvées entourés de policiers et de chabbiha, qui nous matraquaient.
Le régime essaie d’attiser les antagonismes confessionnels. Est-ce que cela marche?
Samar Yazbek: On ne peut pas nier que le fait confessionnel existe, mais, pour l’instant, il n’a pas dégénéré en guerre civile, bien que le régime fasse tout pour. Il y a eu quelques vengeances mais, au vu de l’ampleur des exactions gouvernementales, ce sont des actes isolés. Je suis originaire de Jibla, un village mixte sunnite-alaouite tout près de Lattaquié [dans l’ouest du pays, ndlr]. Le jour où les forces de sécurité ont tué onze sunnites, elles sont allées dans les quartiers alaouites en disant aux habitants de se protéger parce que les sunnites allaient se venger. Des armes ont été vendues aux alaouites par les chabbiha et le résultat, c’est que Jibla est coupé en deux.
Qui sont les chabbiha?
Samar Yazbek: Ce sont des milices composées de jeunes alaouites qui sont nées dans les années 80, dans l’entourage familial de Hafez al-Assad. Elles sont d’une fidélité absolue au régime. Leurs membres sont rémunérés pour leurs basses besognes, ils travaillent de manière coordonnée avec les moukhabarat [les services de renseignements, ndlr], la police et l’armée. Ce sont eux qui font le sale boulot.
Que pense la communauté alaouite, à laquelle vous appartenez, tout comme le clan Al-Assad?
Samar Yazbek: La majorité est solidaire avec les Al-Assad. Ils pensent qu’ils vont payer si jamais le régime chute, alors même qu’ils n’en ont pas profité. Il y a une mémoire profonde des persécutions passées et de l’exploitation dans laquelle vivait la communauté alaouite. Mais, dans l’élite, des jeunes participent aux comités de coordination de la révolution, en particulier à Lattaquié. Quant aux chrétiens, ils sont en retrait: la plupart d’entre eux ont peur de la majorité musulmane et restent sensibles à la propagande du régime sur l’infiltration de groupes salafistes [fondamentalistes sunnites] dans les manifestations.
Vous-même, vous avez été arrêtée…
Samar Yazbek: Oui, d’abord il y a eu des campagnes contre moi sur Internet. J’ai été arrêtée à plusieurs reprises. Comme je suis une auteure connue en Syrie et que j’appartiens à une grande famille alaouite, ils n’ont pas osé me garder. Mais, à chaque fois, j’ai été emmenée les yeux bandés et interrogée, menacée, pendant plusieurs heures. Comme ils ne pouvaient rien me faire, ils ont voulu que je voie ce qui arrivait à ceux qui sont arrêtés et torturés. Ils voulaient que je prenne position contre la révolution. Comme ça n’a pas marché, ils ont cherché à me décrédibiliser. Des tracts anonymes ont été distribués dans mon village, me qualifiant de «traître» et appelant à me tuer. Des alaouites ont commencé à m’appeler pour me menacer. C’est ce qui m’inquiète, plus que les arrestations. A la cinquième convocation par les moukhabarat, je suis passée dans la clandestinité. Au moment du soi-disant dialogue national, début juillet, le pouvoir a annoncé que tout le monde était libre de voyager, même les opposants, j’en ai profité pour quitter le pays.
Pensez-vous retourner en Syrie ?
Samar Yazbek: Bien sûr, c’est mon pays. Les gens meurent là-bas, j’y pense tous les jours. Je ne suis pas en exil.
Le régime a levé l’état d’urgence et autorisé le multipartisme. Qu’en pensez-vous ?
Samar Yazbek: C’est de la poudre aux yeux. De vraies réformes signifieraient la fin du régime. Si jamais des élections libres avaient lieu en Syrie, le régime de Bachar al-Assad serait fini. Si le pouvoir croyait dans les réformes, il aurait arrêté de tuer son propre peuple.
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Samar Yazbek raconte le «voyage au bout de l’enfer»
Le passage était long, c’est à peine si je voyais les cachots de part et d’autre, et je peinais à palper la réalité du lieu. Non, ce n’était pas un espace né de mon cerveau obsédé par l’écriture. C’était bien réel, ce passage qui laisse à peine passer deux corps soudés. Baigné d’obscurité, il est hors de l’existence. Je regarde derrière moi et je ne vois rien. Devant moi, c’est le noir absolu. Je suis au milieu de ce couloir sans début ni fin, suspendu au néant, et je suis entourée de portes fermées. L’homme qui se tient devant moi est en train d’ouvrir une des portes.
Son grincement aigu cède rapidement la place à un rythme plus lent, un son triste que j’avais entendu un jour dans une taverne grecque. L’homme m’a tenue par le coude et m’a poussée insensiblement à l’intérieur. La porte est restée ouverte, il me tenait toujours le bras: et là… je les ai vus… La cellule aurait à peine suffi à faire tenir deux ou trois hommes debout. Je ne peux pas être précise, mais j’ai cru voir trois corps pendus à un endroit vague. J’étais en état de choc, j’ai senti que je me mordais la joue et mon ventre s’est mis à trembler. Les corps étaient presque nus, une faible lumière filtrait d’un endroit indistinct. Je ne sais pas s’il y avait une ouverture au plafond, mais la lumière s’est transformée en rayons fragiles, suffisants pour les voir. Et j’ai vu des jeunes hommes, qui avaient à peine la vingtaine, leur corps dénudé, reconnaissables sous leur sang, suspendus par leurs mains à des menottes en acier, leurs orteils touchants difficilement le sol… Le sang coulait de leurs corps: du sang neuf mêlé au sang séché. Des blessures profondes tracent sur leurs corps le dessin d’un pinceau absurde. Le visage affaissé, ils étaient évanouis, semblables à des bêtes immolées.
Odeur. J’ai reculé, sans mot dire, un des hommes m’a saisie et m’a réintroduite une deuxième fois. A ce moment, un des jeunes releva péniblement la tête… A peine put-il la relever. Les quelques lueurs m’ont permis de voir son «visage». Il n’avait plus de visage; ses yeux étaient scellés, je n’ai pas vu l’éclat de son regard. Le nez n’existait plus, ni les lèvres. Son visage était une miniature rouge, sans lignes, un rouge imbriqué dans le noir d’un rouge vieilli. Je suis alors tombée à terre, et les deux hommes se mirent à me relever.
Pour quelques instants, j’ai chaviré dans quelque chose d’opaque, de flottant, avant de reprendre pied sur la terre ferme. J’ai entendu l’un dire à l’autre: «Eh, mec, elle n’a pas l’air de supporter une seule gifle. Si de voir [les prisonniers torturés, ndlr] elle est dans cet état, alors elle mourra dans le supplice du «doulab» [la victime est placée à l’intérieur d’un pneu que l’on tourne].»
Et l’odeur a commencé à diffuser, l’odeur du sang, de l’urine et des fèces. L’odeur de fer rouillé. Une odeur de décomposition, de chair morte ; oui, c’était cela l’odeur. D’un coup, il me sortit de la cellule et en ouvrit une autre. Le bruit des hurlements et de la torture s’échappèrent d’un endroit proche et lointain, j’en tremblais. Je n’ai jamais entendu de semblables cris de douleur, ils montaient du plus profond de la terre pour se vriller dans mon cœur. Les bruits se sont arrêtés quand nous sommes sortis du couloir. Le deuxième cachot s’est ouvert sur un jeune à terre, enroulé sur lui-même. Je l’ai vu de dos. Ses vertèbres ressemblent à celles d’une figure pour dissection. Il semblait aussi dans un état d’évanouissement. Son dos est tailladé comme si un couteau y avait gravé une mappemonde. Ils ont refermé le cachot et ouvert un autre. Et de cachot en cellule, me tenant le coude, ils me poussaient dedans, puis m’en retiraient. Des corps, encore des corps, des amas de corps, des corps jetés à terre derrière des corps recroquevillés: c’est l’enfer. Comme si les humains n’étaient plus que des monceaux de viande exposés au marché démesuré des arts de la torture.
Dans ces étroits cachots humides, des jeunes gens sont transformés en morceaux de viande froide. Ces visages qui n’en sont plus un, ces corps à l’anatomie inédite… C’est la notion de Dieu qui disparaît, car si Dieu existait, il n’aurait pas permis que sa créature soit ainsi refaite, distordue, défigurée. J’ai dit à un des hommes qui bandait mon second œil: «Est-ce les jeunes des manifestations?» Il me répondit en ricanant: «Ce sont les traîtres des manifestations.» Enervé par ma question, il a écrasé violemment mon coude, j’ai senti qu’il allait le broyer. Je ne savais pas ce qu’ils concoctaient, mais j’ai senti de nouveau mon ventre trembler.
L’homme me traîne, je titube et je tombe. Il n’attend pas que je me relève et continue à me traîner. Il continue à me traîner encore plus brutalement sur l’escalier comme un sac de pommes de terre, mon genou s’est blessé sur une marche. En pensant aux jeunes qui manifestaient, la douleur me brûle jusqu’aux os. Je tremble encore et le tremblement s’installe profondément dans mon ventre. Toutes les odeurs se sont logées dans ma bouche, et l’image des geôles occupe ma vue entravée.
«Traîtres». Nous nous sommes arrêtés, ils ont ôté le bandeau de mes yeux… En le voyant assis derrière un bureau soigné, j’ai su que je n’étais pas dans un cauchemar. Il m’a regardée ironiquement et m’a dit: «Alors, tu as vu tes traîtres de camarades? Qu’en penses-tu?» Quelque chose a commencé à sortir de mes intestins furieusement, comme si je voulais quitter ma peau. Dans la vie normale, je disais à mes amies: «Si le toucher d’un homme ne nous pousse pas à muer comme le serpent, ce n’est donc pas la caresse de l’amour.» Mais aujourd’hui, je peux affirmer que nos peaux muent aussi par le déchirement de la mort et l’envol vers l’abîme. A cet instant, au lieu de voler vers l’abîme, j’ai commencé à vomir. J’étais debout, je suis tombée sur mes genoux. Ils se sont fâchés, il s’est levé de sa place, a regardé, consterné, ses luxueux meubles souillés, j’ai continué de vomir. De mes yeux aussi l’eau coulait, ce n’était pas des larmes, je le savais, les larmes s’égouttent, ce qui sortait de mes yeux était différent. L’idée m’a ressaisie: ici, celui qui sort manifester dans la rue sera tué par balles, ou il devra fuir et vivre caché, ou il sera arrêté et torturé. Et tout ce courage qui a germé de dessous cette chape de plomb!
Ma voix est sortie faiblement, mais j’ai pu l’entendre lui dire: «C’est toi le traître.» J’ai su qu’il m’a entendue car il s’est penché et m’a frappée violemment. Je suis tombée définitivement à terre, les choses ont commencé à vaciller, et avant de perdre complètement connaissance, j’ai pu ressentir de ma bouche ouverte le sang qui commençait à se déverser. Et j’ai compris ce parler populaire: «Je vais te faire cracher le sang…» J’étais en train d’apprendre, et je continue à le faire.
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L’entretien et le «récit» ont été publiés dans le quotidien français Libération en date du 10 août 2011 et du 13-14 août 2011.
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