Par Khalil Habash
Le soulèvement syrien dure maintenant depuis plus de 4 mois. Malgré la dure répression, le mouvement de protestation continue et s’accroît. Depuis le 15 mars, plus de 1500 civils – au moins – ont été tués, dont environ 70 enfants, et environ 10’000 personnes arrêtées, selon les groupes syriens de défense des droits humains.
De nombreux Syriens ont fui vers les pays voisins. Plus de 11’700 sont hébergés dans des camps de réfugiés en Turquie, tandis que quelques milliers sont au Liban. Les manifestations continuent d’être réprimées par les forces de sécurité, les casseurs du régime et un secteur de l’armée, bien que le régime ait déclaré plusieurs fois qu’il ne tirerait pas sur les manifestants s’ils restent pacifiques.
A Jisr al-Shughour et dans d’autres villes comme Homs, les forces militaires ont utilisé des hélicoptères et des tanks pour tirer sur les manifestants. Quelque 15’000 soldats et 40 tanks auraient été envoyés vers la ville et sa région.
Malgré cela, le mouvement de protestation augmente encore, avec des manifestations presque quotidiennes dans plusieurs villes du pays. Le 10 juin, jour du «Vendredi des tribus», on rapporte des manifestations dans plus de 138 villes et agglomérations à travers le pays. Des manifestations similaires ont dès lors eu lieu chaque vendredi avec un nombre total de protestataires dépassant le million. Les villes de Hama et de Deir Zor, lesquelles ont vu à plusieurs reprises plus de 500’000 personnes manifester dans leurs rues, sont considérées comme libres et des exemples à suivre par les manifestants malgré la poursuite de la répression.
Jeudi 23 juin, une grève générale réussie a marqué le passage des cent jours de la révolution et s’est tenue dans les départements de Homs, Hama, Deraa, les marchés de Deir Zor, la ville de Lattaquié, à Banyas, Douma et la plus grande partie du Rif de Damas. Les appels à la grève générale ont été répétés à plusieurs reprises par les manifestants dans plusieurs villes. Les universités, particulièrement à Damas et à Alep, ont vu des manifestations des étudiants contre le régime.
Le président Assad essaie de contenir la révolte
Dans son discours du lundi 20 juin, le président Bachar El-Assad n’a rien dit ni concédé de nouveau pour apaiser les protestataires. Il a maintenu une attitude défiante. Il a reconnu qu’une certaine partie du mouvement de protestation pourrait avoir quelques revendications légitimes et désirait participer à la «démocratie». Mais après cette courte déclaration, il a immédiatement prétendu que jusqu’à 64’000 «hors la loi» organisaient le chaos en Syrie et qu’aux côtés de cette armée» de criminels, le soulèvement en Syrie est également fomenté par des intellectuels radicaux et blasphémateurs, qui essaient de s’infiltrer en Syrie en semant le désordre au nom de la religion.
Les médias syriens, tous contrôlés directement ou indirectement par l’Etat, ont décrit tous les protestataires comme des terroristes contrôlés par les puissances étrangères.
Assad ajoute que l’image de la Syrie a été «salie» internationalement et que certains protestataires sont payés pour filmer les manifestations et négocier avec les médias. Il a prétendu que la Syrie est victime de «conspirations politiques» qu’il a assimilées à des «microbes». Cette théorie de la conspiration contre la Syrie est utilisée par le régime syrien dans chaque discours officiel.
Ces accusations contre les protestataires ne l’ont pas empêché d’appeler à un dialogue national avec l’opposition et le mouvement de protestation. Il a aussi déclaré que le plus grand danger pour le pays aujourd’hui, c’est la faiblesse ou l’effondrement de l’économie syrienne.
Mais comment ce discours s’accorde-t-il avec la réalité de la situation en Syrie ?
Pour commencer, la réalité du mouvement est très différente de la description qu’en fait Assad comme un mouvement de protestation dominé par des terroristes, des salafistes et des opportunistes liés à des conspirateurs étrangers. Nous assistons aujourd’hui en Syrie à un mouvement national populaire qui lutte pour la démocratie et la justice sociale. Les manifestants regroupent les différentes composantes ethniques et religieuses du pays, de toutes les régions du pays. Au-delà de l’appel d’un grand nombre de personnes de toutes communautés demandant la fin de ce régime, nous avons vu apparaître des déclarations, par exemple, de groupes chrétiens et alaouites condamnant ce régime et sa répression, montrant la diversité du mouvement de protestation en Syrie.
D’importantes manifestations ont eu lieu dans les deux grandes villes d’Alep et de Damas. En plus des manifestations à l’université d’Alep, des manifestations ont lieu dans différents faubourgs comme Salahedin, Bab el-Hadid et Seif el-Dawali ou certaines mosquées. Dans les villages au nord d’Alep, plusieurs milliers de manifestants sont sortis de manière répétée dans les rues à Tal Rifaat, Hreitan, Mareaa et Aazaz. A Damas aussi des manifestations immenses comme à Douma et Harasta rassemblant des dizaines de milliers de personnes ont eu lieu dans les faubourgs et à plus petite échelle dans la ville même.
En dehors du pays, l’opposition a aussi commencé à s’organiser. Elle s’est réunie en plusieurs conférences à travers l’Europe. Il s’est formé un comité consultatif de la Conférence d’Antalya [ville touristique au sud de la Turquie], la principale coalition de l’opposition démocratique syrienne, qui s’est tenue du 31 mai au 3 juin, ainsi que lors de la Conférence d’Istanbul, dite «Conférence de salut national» qui s’est tenue le 16 juillet 2011. Les principaux organisateurs de cette conférence étaient les Frères musulmans, les forces de gauche, kurdes et libérales regroupées dans la Déclaration de Damas (DD).
Des 31 membres du comité consultatif, quatre émanent de la DD, quatre des Frères musulmans (FM), quatre des Kurdes (qui sont majoritairement de gauche) et quatre des tribus. Les 15 autres sont des personnalités indépendantes. Ces forces organisées à l’étranger sont néanmoins très faibles sur le terrain. Les Frères musulmans comme la gauche ont été éliminés par des décennies de dure persécution.
Un des principaux points de la déclaration d’Antalya et d’Istanbul a été de s’opposer à toute intervention militaire étrangère. Le mouvement de protestation dans le pays a également refusé toute intervention militaire étrangère qui ferait le jeu du régime et conduirait probablement le pays à la guerre civile. De la même manière les opposants de l’intérieur et de l’extérieur se sont engagés pour une Syrie démocratique, civique et pluraliste.
Le mouvement populaire en Syrie défend l’unité du peuple syrien et s’oppose à la division. Un sentiment de solidarité nationale et de solidarité sociale se développe qui dépasse les divisions religieuses et ethniques.
Les événements à Homs vers le 17 juin, où des conflits confessionnels auraient explosé entre sunnites et chiites, ont été condamnés par l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur comme des tentatives du régime de diviser le mouvement populaire de protestation et créer le chaos dans la ville. L’opposition syrienne a depuis le début présenté un front uni et national contre la menace sectaire d’une guerre civile fabriquée par le régime afin d’effrayer les gens et de présenter cette fausse option du régime: moi ou le chaos. Les slogans des manifestants tels que «Nous sommes tous des Syriens, nous sommes unis» sont répétés en permanence lors des manifestations et sur les différents réseaux tels que Facebook ou Twitter.
A Deraa, foyer de l’insurrection, une pancarte avait été mise à l’entrée de la mosquée où était écrit «Non au sectarisme, nous sommes tous des Syriens». Dans les manifestations dans la ville de Qamishli, les jeunes Kurdes scandaient: «Pas Kurde, pas Arabe, le peuple syrien est un, nous saluons les martyrs de Deraa». En outre, le chant le plus important chanté par les manifestants sans aucun doute est «Un, un, un, le peuple syrien est un!». Les manifestations ont été dédiées aux différents groupes représentant la Syrie comme le Vendredi de l’«Azime», en l’honneur de la fête de Pâques pour les chrétiens, ou le Vendredi nommé «Azadi», qui signifie liberté en kurde.
Le régime exploite les questions religieuses pour susciter des conflits entre communautés et diviser le peuple. Il a construit l’armée selon des critères communautaires pour maintenir la loyauté. Alors que la majorité des conscrits sont sunnites, en correspondance avec leur majorité dans la population, les alaouites et les fidèles de la famille Assad prédominent dans le corps des officiers. Les sièges et les interventions militaires contre les villes rebelles ont été presque tous le fait de la 4ème brigade commandée par Maher El-Assad et d’unités spéciales dont la plupart des soldats sont alaouites. Le président Assad n’ose pas employer les soldats normaux par peur de mutineries. Jusqu’à présent, il n’y a eu que des défections individuelles, mais on compte tout de même un nombre grandissant de défections dans les rangs des officiers et des soldats, et les chiffres de plus en plus importants de fusillés militaires, difficilement vérifiables il est vrai, refusant de tirer sur les manifestants pacifiques, démontrent des dissensions internes au sein de l’armée.
Ensuite, le soi-disant dialogue appelé par Bachar El-Assad ne peut pas être pris au sérieux tant que continuent les morts, les blessés, les arrestations et la répression contre les manifestants. Aucun dialogue n’est possible quand des tanks et des hélicoptères sont engagés contre le peuple. Le mouvement populaire a refusé tout soi-disant dialogue tant que des revendications des manifestants ne sont pas réalisées. La prétendue «amnistie générale» accordée par le président pour les «crimes» commis avant le 20 juin n’a pas vu la libération des 10’000 manifestants détenus depuis le 15 mars.
Les revendications démocratiques du mouvement populaire pour une Syrie démocratique, civique et libre ne sont pas satisfaites par le régime. Celui-ci a élaboré une nouvelle loi sur les partis politiques qui prévoit un «comité des affaires de partis» présidé par le ministre de l’Intérieur. Ses membres comprendront un juge de la Cour de cassation et trois personnalités indépendantes nommées par le président de la république. Toute personne souhaitant créer un parti politique devra déposer une demande d’autorisation signée par 50 membres fondateurs «de plus de 25 ans». Ils devront être résidents en Syrie et émaner de pas moins de 50% des gouvernorats du pays. En outre, ils devront avoir un casier judiciaire vierge et ne pourront pas être membres d’un autre parti simultanément. Au moment du dépôt de la demande d’autorisation, le nouveau parti devra avoir 2000 membres ainsi que des locaux pour son quartier général. Les partis politiques ne pourront pas utiliser des services du gouvernement pour leur propagande, ni agir à partir d’organisations de bienfaisance, d’institutions d’enseignement, ou de structures religieuses (églises ou mosquées). Tout cela est conçu pour préserver le monopole du parti Baas.
Les problèmes économiques de la Syrie
A côté de la diffamation du mouvement de protestation par Assad et de son refus d’ouvrir un véritable dialogue, le troisième problème réside dans ses déclarations ayant trait à l’économie. A propos de la possibilité d’un effondrement de l’économie syrienne, le président Assad n’a pas compris que son modèle économique s’est déjà effondré pour beaucoup de gens. C’est en partie pour cela qu’ils manifestent contre le régime.
La Syrie a doublé son PIB entre 2003 et 2008, mais la croissance économique n’a pas bénéficié au peuple syrien. Les politiques de libéralisation économique ont commencé au début des années 1990 et ont été accélérées et renforcées avec l’arrivée au pouvoir en 2000 de Bachar El-Assad. Ces politiques ont bénéficié à une petite oligarchie et à un petit nombre de ses clients.
La Syrie a vu l’émergence de banques privées et la multiplication des investissements étrangers, en même temps que la privatisation et la libéralisation des échanges extérieurs. Le tourisme est devenu un secteur florissant qui constitue aujourd’hui 12% du PIB syrien en rapportant des revenus d’environ 6,5 milliards dollars et en employant quelque 11% de la force de travail. La Syrie – qui dans le passé était autosuffisante et possédait un fort secteur industriel – importe désormais des biens alimentaires.
Cette politique économique a eu des conséquences sévères pour le peuple. Les revenus par habitant restent bien en dessous de la moyenne du Proche-Orient. L’économie est toujours encore «en développement», la sécurité sociale a disparu, dans certains cas, le contrôle des prix des biens de première nécessité a été abandonné et la pauvreté touche un tiers de la population. Extrêmement dépendante des services, l’économie ne crée pas assez d’emplois, en particulier pour les jeunes diplômés.
Le régime a progressivement abandonné le secteur agricole qui représente 20% de l’économie syrienne. Les campagnes ont souffert de dures conditions en conséquence de quatre années de sécheresse. Le gouvernement n’a pas répondu aux difficultés de la population paysanne dont une grande partie a dû abandonner les régions rurales pour aller chercher du travail en ville. Aujourd’hui les paysans pauvres fournissent l’infanterie du soulèvement.
L’annonce que Rami Makhlouf – le cousin du président Bachar El-Assad et la cible principale des protestations contre la corruption – abandonne les affaires pour se consacrer aux œuvres de bienfaisance ne va pas résoudre les problèmes de l’économie syrienne ni assurément apaiser les manifestations. Rami Makhlouf contrôle plusieurs affaires dont Syriatel, le plus grand opérateur de téléphones mobiles du pays, des magasins hors taxes, une concession pétrolière, une compagnie aérienne, ainsi que des hôtels et des entreprises de construction. Il a des participations dans au moins une banque. Rami Makhloufa est présent partout et les estimations indiquent qu’il détiendrait 60% de l’économie syrienne.
Comme le soulèvement continue, les fabricants et commerçants de Damas et d’Alep, qui jusqu’à présent ont soutenu le régime, ont commencé à remettre en question leur loyauté politique à son égard. Ils font face à une situation difficile en fermant des entreprises et en licenciant. La bourgeoisie et sa fraction marchande pourraient donc remettre en question leur loyauté politique envers le régime si le mouvement populaire continue ainsi sans que des alternatives viables soient trouvées. Il y a même aujourd’hui des signes que certains éléments du monde des affaires pensent à changer de camp.
Le mouvement populaire a refusé toute intervention militaire étrangère en Syrie et a exclu des personnalités liées aux intérêts impérialistes étrangers tels que Abdel Hakim Khadam [ex-vice-président de Syrie entre 2000-2005, auparavant proche de Hafez El-Assad, tombé en désuétude, il est maintenant lié aux Etats-Unis et à l’Union européenne et ayant déclaré ces liens sur divers médias], Rifaat El-Assad [le jeune frère de Hafez El-Assad, oncle de Bachar, boucher en 1982 de la population de Hama; il entre en opposition avec Hafez au cours des années 1980, mais sera définitivement écarté au cours des années 1990, tout en gardant des intérêts économiques en Syrie au travers de son fils Sumer] et Mahmoun Homsi [ex-parlementaire, réprimé et qui vivait en exil au Liban, où il était proche du mouvement du 14 mars, jusqu’à son expulsion du pays, en juillet 2010].
Certains, comme le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah (Liban) et d’autres également comme le président vénézuélien Chavez, trouvent des excuses au régime Assad et reprochent au mouvement d’être «pro-impérialiste» en s’opposant au dictateur et à son régime. Il faudrait leur rappeler que c’est le peuple syrien qui a poussé le régime syrien à soutenir la résistance au pouvoir sioniste aujourd’hui, comme dans le passé. C’est la population syrienne qui a offert l’hospitalité aux réfugiés palestiniens, libanais et irakiens quand ils étaient attaqués et occupés par les pouvoirs impérialistes comme Israël et les Etats-Unis.
C’est ce régime syrien qui, ces trente dernières années, a arrêté les Syriens qui luttent pour la libération du Golan et de la Palestine. C’est ce même régime qui a écrasé en 1976, au Liban, les Palestiniens et les mouvements progressistes, tout en participant à la guerre impérialiste contre l’Irak en 1991, dans la coalition dirigée par les Etats-Unis. Le peuple syrien compose les rangs des vrais révolutionnaires et anti-impérialistes et non pas le régime de Bachar El-Assad. La victoire de la Révolution syrienne ouvrira un nouveau front de résistance contre les puissances impérialistes, alors que sa défaite les renforcerait.
En conclusion, le mouvement populaire syrien lutte pour la démocratie, la justice sociale et l’anti-impérialisme. Le peuple syrien ne va pas rentrer à la maison malgré la répression et les tueries; il va continuer de manifester jusqu’à ce que ses revendications soient satisfaites. Le peuple syrien ne va pas reculer et les tentatives pour le diviser ne vont pas réussir – la Révolution va être permanente. (Traduction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter