Attentats. «Ce n’est pas à l’amour de nos libertés» que les djihadistes s’en prennent

Manifestation, place de la République, 16 novembre
Manifestation, place de la République, 16 novembre

Par François Burgat

«Ce n’est pas une armée, ce sont des criminels», «Ils en veulent à ce que nous sommes, pas à ce que nous leur faisons», «C’est à notre amour de la liberté qu’ils veulent s’en prendre», etc.

La première fois que l’on m’a expliqué que «s’ils nous attaquent c’est qu’ils veulent s’en prendre à nos libertés», c’était il y a déjà 15 ans! «L’expert» s’appelait Bill Clinton. Il s’exprimait aux obsèques de 17 marins du USS Cole [destroyer multi-rôle mis en service en 1996] lors de l’attaque de leur destroyer dans la rade d’Aden, au Yémen où je résidais.

Leur puissant navire de guerre participait, avec ses armes sophistiquées, à un embargo qui avait asphyxié l’Irak au point d’y causer la mort de plusieurs centaines de milliers d’enfants [1]. Un an avant la terrible réplique du 11 septembre 2001, Clinton avait «expliqué» ainsi au monde sa perception du problème auquel son pays était confronté :

«Ils s’en sont pris à ces jeunes gens parce que ces jeunes gens étaient des adeptes de notre ‘Liberty’ et de notre ‘Freedom’.»

Ces raccourcis de la pensée qu’empruntent bon nombre d’analystes, et non des moindres, véritable «dérapage intellectuel», consistent tout simplement à prendre le discours de nos assaillants «au pied de la lettre» et à ne plus se soucier dès lors moindrement de comprendre leurs motivations.

Comprendre leurs motivations ne veut pas dire excuser

Nous traitent-ils de «sales chrétiens»? C’est donc qu’ils en veulent plus à notre foi qu’à nos politiques étrangères. Nous lancent-ils des bombes? Cela n’a rien à voir avec celles que nous avons pris l’initiative de leur lancer – et nous pouvons donc continuer –  ce n’est qu’à notre amour de la belle vie qu’ils entendent s’en prendre!

Les jihadistes n’ont pourtant pas le monopole du lexique sectaire.

Sans même remonter (c’est ancien et donc pardonné) au terrible «qu’un sang impur abreuve nos sillons» [2], ou redire l’horreur des rhétoriques qui «justifiaient» les massacres coloniaux, n’avions-nous pas pris l’habitude de traiter de «sale boche» tout Allemand [3] que, bien avant le nazisme, nous avions décidé de trucider?

Recourir aux insultes, et, pas bien plus loin, aux appellations sectaires qui disqualifient l’autre «pour ce qu’il est» n’est en fait bien souvent qu’un banal accessoire de n’importe quel discours de confrontation. A-t-on pour autant intérêt (car la question ne se pose pas en termes d’altruisme mais bien de réalisme) à nous abstenir de comprendre lucidement les motivations de nos assaillants?

Comprendre ici ne veut pas dire excuser. Cela veut dire éviter de nous aveugler dans le brouillard de cette stigmatisation sectaire dont l’autre fait usage à notre égard. Cela veut dire que nous devons au contraire faire l’effort de continuer à le «voir».

Laissons l’aveuglement sectaire à notre adversaire

«Ce ne sont pas des acteurs politiques, ce sont des fous.»

Les soldats de Daech puisent effectivement dans la lecture très personnalisée qu’ils font de leurs références religieuses l’idée que les musulmans mettront fin un jour à cette hégémonie occidentale, coloniale d’abord, impériale et manipulatrice depuis lors.

Avant que le lexique religieux ne prenne sa place, ceux du nationalisme, du panarabisme ou de l’anti-impérialisme avaient de longue date exprimé la même banale espérance.

Refuser cette lecture réaliste, tomber dans l’aveuglement sectaire que nous reprochons à nos assaillants, c’est d’abord refuser de s’interroger et d’agir sur les mécanismes politiques qui les ont fabriqués. C’est bien sûr se priver ensuite de comprendre le rôle que nous avons peut-être joué dans la mise en œuvre de cette machine à fabriquer des poseurs de bombes.

De façon plus préjudiciable encore, cela revient à refuser de comprendre et donc d’influer sur les raisons qui font que les «extrémistes» sont en train de multiplier irrésistiblement le nombre de leurs adeptes, jusqu’au cœur des sociétés concernées. Et que «nos bombes» sont la meilleure propagande dont ils disposent pour recruter ceux qui vont se décider un jour à nous en lancer d’identiques.

Tirons des leçons des raisons de nos échecs passés

Car l’imaginaire des dirigeants de Daech est une chose sur laquelle il est possible que nous n’ayons que peu de prise. Mais l’attractivité de leur discours de rupture sur des milliers, et potentiellement des millions de leurs coreligionnaires, y compris au sein de notre propre tissu national, en est une autre, sur laquelle notre réaction – essentielle – peut encore changer bien des choses.

Encore faudrait-il que nous soyons capables de nous inspirer lucidement des raisons de l’échec avéré de nos quinze premières années de cette «guerre contre la terreur» imprudemment fondée sur les pauvres «analyses» de Bill Clinton.

Hélas, hélas! Et pauvres de nous! Si j’en crois ce que l’on entend ad nauseam depuis deux jours sur nos antennes, il est des «historiens» ou des «républicains» qui n’entendent décidément pas grand-chose ni aux leçons de l’histoire ni aux principes de la République. (Publié le 16 novembre 2016, sur le blog de l’Obs)

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François Burgat est directeur de recherches à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman à Aix-en-Provence. Voir, entre autres, Pas de printemps pour la Syrie, La Découverte, décembre 2013.

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[1] Radio-Canada (dans ses archives) diffusait une émission intitulée «L’Irak détruite par l’embargo», le 16 janvier 2001, alors que l’embargo était toujours en vigueur: «L’embargo contre l’Irak décrété en 1990 est le plus sévère jamais imposé à un pays. En 1991, un allégement des sanctions, qui suit l’embargo total, autorise l’Irak à vendre une partie de sa production de pétrole afin de permettre d’importer des denrées et des médicaments de base. En raison de cet embargo, près de 500 000 enfants mourront de maladies très faciles à soigner, comme la diarrhée ou la dysenterie. Comme l’explique le docteur Amir Khadir, les indices de développement humain de l’Irak ont reculé de 40 ans depuis les sanctions.» L’embargo a duré 12 ans (Réd. A l’Encontre)

[2] Référence à «La Marseillaise». Il peut y avoir confusion à propos de cette formule. A l’époque ce qu’on appelait le sang pur c’était le sang des nobles qui seuls pouvaient prétendre à des fonctions d’officiers dans l’armée. Lors de la révolution et notamment de l’attaque des Autrichiens, les nobles se sont enfuis et ne restaient donc que des sangs impurs, par opposition au sang pur, qui étaient des gens du peuple qui prenaient les armes pour combattre l’envahisseur. Et les sillons sont des tranchées creusées un peu partout dans la campagne et les champs lors des sanglantes batailles. «Qu’un sang impur abreuve nos sillons» signifie donc que c’est le sang impur du peuple qui nourrira ses terres. (Réd. A l’Encontre)

[3] Dès l’été 1942, L’Humanité (la publication du Parti communiste français) – suite à son tournant qui s’opéra après l’invasion de l’URSS par les armées hitlériennes en juin 1941 – recommande de «tuer des boches et des traîtres» afin de «faire couler du sang impur des oppresseurs de la Patrie». La reprise patriotique, biaisée, de la formule traitée à la note 2. Le 2 octobre 1942, L’Humanité écrit: «Ce n’est pas par unité qu’il faut tuer les boches, mais par dizaines et par centaines.» Ce mot d’ordre fur repris par les FTP (Francs Tireurs et Partisans). La différence d’approche peut être appréhendée en lisant le fac-similé (EDI, 1978) de La Vérité, 1940-1944. Journal trotskyste clandestin sous l’occupation nazie. (Réd. A l’Encontre)

1 Commentaire

  1. “A ceux qui s’émeuvent de mon allusion au débat – persistant – sur le sens du “sang impur” je rappellerai seulement que si l’interprétation de cette référence demeure contestée, c’est par ce que cette France du “Liberté Egalité Fraternité”, qui allait adopter en 1795 la Marseillaise comme son hymne national, venait par deux fois de confirmer l’esclavage (en 1791 par l’Assemblée constituante, en 1793 par la Convention). Qu’elle allait confirmer ensuite en 1802 la honteuse exception Haïtienne à une loi d’abolition certes adoptée en 1794 mais demeurée lettre morte ( entravée ou contournée) dans de nombreux territoires. . Et, qu’elle allait ensuite et surtout malmener très durablement ses principes égalitaires tout au long de la douloureuse aventure coloniale”.

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