Rédaction A l’Encontre
Les diverses initiatives militaires, en Syrie, d’une coalition hétéroclite contre ledit Etat islamique (Daech) participe d’une réécriture politique propagandiste du «printemps arabe» en Syrie. Le soulèvement massif et pacifique de la population dès mars 2011 est effacé des mémoires médiatisées. Sont gommées, de plus en plus: la terrible répression du régime Assad, opérée par son armée, ses criminels mafieux (les chabiha), ses hélicoptères déversant des barils d’explosifs sur des villes et quartiers dont le contrôle était perdu; la destruction par les chars de quartiers entiers, maison après maison; la dévastation d’hôpitaux et de cliniques; l’utilisation des armes chimiques en août 2013 (ce qui s’est répété au premier semestre 2015); la libération, dès mars 2011, d’islamistes dans le but de nourrir les affrontements «communautaires». La réalité de cet «Etat de barbarie», comme l’avait écrit Michel Seurat (Syrie. L’Etat de barbarie, 1989), n’est plus la source de la tragédie dans laquelle est plongée, depuis quatre ans, la population de Syrie.
Autrement dit, la propagande de la dictature de Bachar el-Assad, qui démarra les premiers jours, acquiert un statut de véracité conjuguée au présent: «Je mène une guerre contre des terroristes manipulés par des forces étrangères.» La «légitimité de l’autodéfense du régime doit être comprise».
En traitant aujourd’hui l’organisation féroce, meurtrière de Daech comme la seule priorité militaire et politique de la «coalition de bombardiers», silence est fait sur deux éléments fondamentaux. Premièrement, Daech est la conséquence de la barbarie de la guerre impérialiste (2003) contre l’Irak, avec toutes ses suites. Dans ce sens, le titre de l’ouvrage de Gilbert Achcar, Le choc des barbaries, terrorisme et désordre mondial (2002), était prémonitoire. Ensuite, le refus, dès le deuxième semestre 2011, d’une aide matérielle et militaire réclamée à ceux qui engageaient, pratiquement, une révolution démocratique et son autodéfense contre la dictature Assad a débouché sur une tragédie humaine et sociale. Elle est d’une ampleur rarement connue dans l’après-Seconde Guerre mondiale.
L’obsession des dites «puissances occidentales» consistait (après le désastre irakien) à maintenir une continuité de l’appareil d’Etat. Donc, au mieux, de permettre du «assadisme» sans Assad. Le peuple révolté n’existe pas pour les puissances impérialistes. Est-il nécessaire de le dire? Dans un tel contexte – marqué aussi par l’affaiblissement de l’emprise états-unienne sur toute la région – des «acteurs régionaux» (Qatar, Arabie saoudite, Turquie) ont acquis une sorte de droit de préemption sur des forces qui, face aux bataillons du régime des Assad, étaient à la recherche de ressources financières et militaires pour mener leur combat. En outre, dans un tel affrontement militaire contre un régime dictatorial qui dispose de 40 ans (1970) d’expérience – donc d’un appareil policier redoutable, de réseaux mafieux, d’appuis socio-économiques construits sélectivement – les carences d’une direction politico-militaire de la révolution démocratique se manifestèrent assez vite, malgré le courage et la détermination de ceux et celle qui étaient (et sont) engagés dans le combat pour la chute de la dictature.
Dans cette configuration, l’Iran (en s’appuyant, entre autres, sur le Hezbollah libanais, mais aussi en encadrant des milices au service d’Assad dont les activités criminelles n’ont rien à envier à Daech) et la Russie jouaient leur propre carte. Ils ont alloué un appui décisif à Bachar el-Assad. Cela ne pouvait que renforcer la férocité de la répression et des destructions. Car, dans une telle guerre civile, un régime dictatorial consolide toujours ses méthodes terroristes au moment où son armée voit ses positions s’affaiblir. Ce qui est le cas, à nouveau, au cours des derniers mois. La montée aux extrêmes n’a donc pas cessé de s’accélérer en Syrie, pour rester cantonné à ce pays déchiqueté.
Depuis quelques semaines, très ouvertement (car des démarches ont existé en réalité, dès 2011, avec des oscillations), la formule à l’honneur sous George W. Bush a acquis une nouvelle actualité: «mieux un dictateur que le chaos». Donc le seul véritable ennemi est Daech. Dès lors, s’est imposé dans la rhétorique le passage du «Bachar doit partir» à «il faut négocier son départ» (pourparlers de Genève 2014), puis à «nous allons examiner avec Bachar, l’Iran et la Russie la résolution du conflit». Même si les formules utilisées dans les chancelleries occidentales sont quelque peu différentes et traduisent des intérêts différents.
Les pièces qui se déplacent sur l’échiquier géopolitique – agendas divers des membres d’une coalition hétéroclite bombardant Daech en Syrie et en Irak, accord Etats-Unis-Iran, guerre de destruction menée par l’Arabie saoudite au Yémen, accentuation rapide de la présence militaire russe en Syrie en pleine «crise ukrainienne», permanence d’une descente aux enfers dans un Irak où l’administration américaine était censée faire du «nation building» – ont offert une ouverture utilisée par le pouvoir autoritaire de Poutine. Aleksei Makarkin, qui dirige à Moscou le Centre pour les techniques politiques, explique sans détour: «Le but de la Russie est de défendre Assad; quiconque est contre lui est un facteur de déstabilisation; la Russie veut qu’Assad soit intégré dans un processus de négociation à partir d’une position de force.» (International New York Times, 3-4 octobre 2015) Pour cela, une précondition doit être remplie: assurer fermement le contrôle sur la région dont Lattaquié est le centre et qui est le fief du régime de Bachar el-Assad. La présence de forces rebelles – islamistes – implantées depuis des mois dans le nord-ouest de la Syrie menaçait ce fief. Or, il constitue de même le seul point d’appui militaire pour la Russie sur la Méditerranée.
Le jeudi 1er octobre, le premier ministre de l’Irak, Haider al-Abadi, a affirmé que Bagdad accueillerait favorablement une offensive aérienne russe contre Daech (Financial Times, 3-4 octobre 2015). Cela révèle les multiples enjeux en cours dans toute la région. La nécessité de tracer les lignes de force des agendas, aux réalisations aléatoires, des acteurs de la de facto nouvelle coalition anti-Daech.
Pour l’heure, quiconque veut échapper au carcan d’une approche binaire – sans mentionner ceux qui, lobotomisés, se situent du côté d’Assad au nom de «l’anti-impérialisme» – ne peut qu’affirmer: «Ni Daech, ni Assad».
Certes la désespérance domine en Syrie. Le nombre de déplacés internes s’élève à 7,6 millions. Le nombre de morts, pour l’essentiel sous les coups de la dictature, est évalué à plus de 300’000, ce qui laisse entrevoir le nombre incalculable de blessés et de victimes diverses. L’aide humanitaire de l’ONU a été bloquée par le régime. Les réfugiés dans les pays voisins (Jordanie, Liban, Turquie, Irak…) sont au moins au nombre de 4 millions.
La vague actuelle de réfugié·e·s «en route» vers l’Europe, reflet de la désespérance, vient de régions contrôlées par le régime. Les millions de réfugiés (voir l’article publié sur ce site en date du 24 septembre) qui ont dû fuir au cours des années précédentes proviennent de régions (villes et villages) qui furent la cible des chars, des hélicoptères et de la soldatesque d’Assad. Vendre la politique actuelle de réintégration d’Assad dans une «solution», après avoir affaibli et battu Daech avec des avions de combat, relève d’une illusion criminelle. Elle est offerte aussi comme «une solution» visant à freiner le «flux des réfugiés» grâce à une transition et à une stabilisation qui marqueraient la victoire complète de la contre-révolution en Syrie. Ces options sont fort éloignées d’une urgente et nécessaire politique effectivement humanitaire.
Nous publions ci-dessous, pour information, divers articles du quotidien Le Monde de ces trois derniers jours. (Rédaction A l’Encontre)
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Vladimir Poutine réaffirme son soutien au régime Assad
Par Benoît Vitkine
En langage diplomatique, on appelle cela un échange «franc» – comprendre que les deux parties ont campé sur leurs positions. C’est donc, selon l’Elysée, dans un climat de «franchise» que François Hollande et Vladimir Poutine se sont entretenus de la situation en Syrie, pendant une heure et quart, vendredi 2 octobre, à l’Elysée, en prélude à un sommet quadripartite (Allemagne, France, Russie et Ukraine) sur le conflit ukrainien, en voie d’apaisement.
Sur le dossier syrien, en revanche, l’entrée en action de l’aviation russe a compliqué encore un peu plus la donne, alors que Paris et Moscou s’opposent radicalement sur le sort du président Bachar Al-Assad: pour M. Hollande, il n’a «pas de place» dans l’avenir de la Syrie, alors que M. Poutine veut en faire la pièce maîtresse de sa coalition contre l’Etat islamique (EI). Les cibles des frappes russes sont une autre source de désaccord. Les bombardements russes visent un large éventail de groupes rebelles anti-Assad, quand Paris veut limiter son intervention aux djihadistes de l’EI.
Le président russe, qui ne s’était pas rendu à Paris depuis juin 2014, a reçu un accueil plutôt frais de son homologue français, malgré le «bienvenue Vladimir» lancé en début de rencontre. D’après l’Elysée, les deux chefs d’Etat ont eu des «échanges approfondis sur la base des conditions» posées par la France pour envisager une coopération avec la Russie en Syrie. «J’ai rappelé au président Poutine que les frappes [russes] doivent concerner Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] et seulement Daech, pas d’autres cibles», a indiqué M. Hollande lors d’une conférence de presse.
Constat de désaccord
Le président français a également abordé avec son homologue russe les conditions d’une éventuelle transition politique. «Je lui ai fait valoir que si Assad était l’interlocuteur, il n’y aurait pas de progrès», a assuré M. Hollande, répétant vouloir «mettre le régime et l’opposition en capacité de former un gouvernement de consensus». «L’avenir de la Syrie passe par le départ de Bachar Al-Assad», a proclamé le président français.
Angela Merkel, présente lors de la conférence de presse, a elle aussi estimé que «la solution doit refléter et prendre en compte les intérêts de l’opposition», sans toutefois, à la différence de son hôte du soir, prononcer le nom de Bachar Al-Assad.
Ni la chancelière ni le président Hollande n’ont dévoilé les réponses qu’ils avaient reçues de la part de M. Poutine. Celui-ci a laissé le soin à son porte-parole de donner sa version – très laconique – des échanges. «Vladimir Poutine a informé François Hollande des actions des forces aériennes russes en Syrie», a indiqué Dmitri Peskov depuis Moscou, ajoutant que le président russe avait mis l’accent sur le fait que les actions de Moscou, «strictement conformes au droit international», visaient à lutter contre le terrorisme et à maintenir l’intégrité territoriale de la Syrie. M. Peskov a également précisé quelles étaient les «organisations terroristes et extrémistes» visées par la Russie: l’Etat islamique, le Front Al-Nosra (affilié à Al-Qaida) «et d’autres organisations».
«Catastrophe assurée»
Il était difficile d’attendre autre chose de cette entrevue qu’un constat de désaccord, tant les positions sont éloignées. Vendredi, avant le début de la réunion de Paris, la France, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, les pays arabes du Golfe participant à la coalition contre l’EI et la Turquie avaient appelé, ensemble, la Russie à cesser ses attaques contre l’opposition syrienne et à se concentrer sur la lutte contre les djihadistes agissant en Syrie.
Dans la soirée, Barack Obama s’est également invité dans les discussions en estimant que la stratégie russe, qui «ne fait pas la différence entre le groupe Etat islamique et une opposition sunnite modérée», menait à une «catastrophe assurée». Le président américain a aussi jugé «possible» de trouver avec Moscou une solution politique, si la Russie reconnaît que M. Assad doit partir.
Comme en réponse à ces critiques, Moscou a indiqué vendredi avoir mené des bombardements dans la région de Rakka, le fief syrien de l’EI. Jusqu’à présent, la campagne aérienne russe, débutée mercredi 30 septembre 2015, avait ciblé des zones où l’organisation terroriste est absente ou marginale. Moscou a aussi fait savoir, par la voix du président de la Commission des affaires étrangères de la Douma, que sa campagne de frappes allait s’intensifier et durer «trois à quatre mois».
De son côté, Damas a fait un pas très timide en annonçant, par la voix de son ministre des affaires étrangères, Oualid Mouallem, être prêt à participer à des «consultations préliminaires» proposées par l’ONU afin de préparer une conférence de paix dite de Genève III. (Le Monde, 4-5 octobre 2015)
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Moscou galvanise le camp pro-Assad
Par Isabelle Mandraud, Benjamin Barthe, Yves Michel-Riols
Vladimir Poutine abat ses cartes en Syrie sans trembler. Jeudi 1er octobre, pour la deuxième journée consécutive, son armée a bombardé les positions des rebelles anti-Assad, balayant les critiques des pays occidentaux, qui s’étonnent que ces raids épargnent pour l’instant l’Etat islamique (EI). Le déploiement militaire russe en Syrie semble galvaniser les troupes gouvernementales, qui se préparent à une large contre-offensive, dans le nord du pays, menée conjointement avec le Hezbollah libanais, des milices irakiennes et des combattants iraniens, dépêchés en renforts. Profitant de l’embarras des Occidentaux, dépassés par une offensive qu’ils n’avaient pas anticipée et de l’effacement de l’Arabie saoudite et de la Turquie, traditionnels protecteurs des insurgés, Moscou prend la tête du bloc pro-Assad pour remanier le jeu syrien à son avantage.
Le ministère russe de la défense affirme avoir détruit jeudi quatre objectifs liés à l’EI. Parmi ceux-ci, figurent, selon le communiqué officiel, un dépôt de munitions près d’Idlib, dans le nord, un centre de commandement près de Hama et un site de préparation de véhicules destinés à des attentats-suicides, dans le nord de Homs. Or ces lieux ne correspondent pas à des sites d’implantation de l’EI, qui est présent le long de la frontière turque et dans l’est de la Syrie.
Selon la chaîne de télévision libanaise Al-Mayadine, les avions russes ont plutôt visé des positions de l’Armée de la conquête, comme le premier jour de leur entrée en action. Cette coalition rebelle, emmenée par le Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida, et le groupe islamiste Ahrar Al-Cham, s’était emparée au printemps de plusieurs villes de la province d’Idlib. Sa progression, à laquelle l’armée syrienne peine à s’opposer, fait peser une lourde menace sur la montagne alaouite et la plaine côtière, deux zones vitales pour le régime syrien.
Confronté aux doutes des Etats-Unis et de la France sur l’objectif exact de son intervention, labellisée initialement comme «antiterroriste», Moscou a reconnu pour la première fois que celle-ci ne se limiterait pas à lutte contre l’EI. «Nous allons combattre l’Etat islamique, Jabhat Al-Nosra et tous les autres groupes terroristes», a proclamé à l’ONU Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe. Questionné sur la définition qu’il donne de ce qualificatif, le ministre a répondu par une pirouette. «S’il ressemble à un terroriste, se comporte comme un terroriste, marche comme un terroriste et se bat comme un terroriste, alors c’est un terroriste», a-t-il expliqué, avant d’ajouter que l’Armée syrienne libre (ASL), l’aile modérée de l’insurrection, soutenue par Washington et ses alliés arabes, ne serait pas visée.
Dans les faits, au moins deux de ces groupes ont été déjà touchés par les raids russes, dans la région de Hama: Tajamou Al-Izza, mercredi, et Liwa Sukkur Al-Djabal, jeudi, dont le camp d’entraînement a été pulvérisé par une vingtaine de missiles. La première de ces brigades a reçu par le passé des armes antichars américaines et les hommes de la seconde ont été formés par la CIA au Qatar et en Arabie saoudite.
L’intervention russe ne devrait d’ailleurs pas se limiter à ce genre de frappes ponctuelles. Selon des sources libanaises, citées par l’agence Reuters, Moscou coordonne ses efforts avec l’Iran et la Syrie, en prévision d’une vaste opération de reconquête de la province d’Idlib. Dans son édition de jeudi, le quotidien russe Kommersant évoquait une «répartition des rôles» entre Russes et Iraniens: aux premiers, la couverture aérienne, et aux seconds, l’envoi de troupes terrestres.
Selon Reuters, des centaines de soldats iraniens ont déjà posé le pied en Syrie. Jusque-là, Téhéran se contentait de fournir à son allié syrien des conseillers militaires et de mobiliser à son profit des milices chiites, d’origine libanaise (Hezbollah), irakiennes, et même afghanes.
Signe de la convergence croissante entre la Russie et la République islamique, le ministère iranien des affaires étrangères s’est félicité des frappes russes, qualifiées d’«étape indispensable» dans la résolution de la crise. Le gouvernement syrien, avec qui le Kremlin sélectionne ses cibles, a évoqué un «grand changement» dans le conflit, grâce notamment à l’entrée en scène d’un matériel de surveillance de pointe. Rompant avec la dissimulation dont elle avait fait preuve jusque-là, l’armée russe a précisé jeudi son engagement en Syrie. Quelque 50 avions et hélicoptères ont été déployés, ainsi que des troupes d’infanterie de marine, des parachutistes et des unités de forces spéciales. La Russie, qui a enterré ce même jour toute hypothèse de ralliement à la coalition anti-EI conduite par les Etats-Unis, se pose désormais sans complexe, comme le patron d’un axe concurrent, à coloration chiite, destiné à sauver le régime syrien.
Devant la presse à l’ONU, M. Lavrov s’est livré à une défense musclée de cette stratégie, en raillant la ligne anti-Assad des Occidentaux. «On nous a déjà dit qu’il suffisait de se débarrasser d’un individu pour que tout aille mieux», a-t-il observé. «Saddam Hussein a été pendu, est-ce que l’Irak s’en porte mieux? Kadhafi a été assassiné, la Libye est-elle en meilleure condition? Et aujourd’hui, nous diabolisons Assad. Ne pourrions-nous pas tirer des leçons du passé?»
En face, les parrains de l’opposition syrienne font pour l’instant profil bas. La Turquie et les pays participant à la coalition contre l’EI ont certes appelé, dans un communiqué commun, vendredi, la Russie à cesser immédiatement ses attaques contre l’opposition syrienne et à se consacrer à la lutte contre les djihadistes combattant en Syrie. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, la Turquie et les alliés arabes du Golfe estiment que l’intervention russe constitue une «nouvelle escalade» dans le conflit de nature à alimenter l’extrémisme.
L’Arabie saoudite enlisée au Yémen
Mais, à un mois des élections législatives en Turquie, le président Erdogan doit composer avec une opposition très critique de sa politique syrienne. Jeudi 1er octobre, quatre anciens procureurs et un officier ont comparu à huis clos devant un tribunal d’Ankara. Ils risquent la perpétuité pour avoir ordonné la fouille, à Adana et à Hatay, en janvier 2014, de plusieurs camions bourrés d’armes destinées à la rébellion syrienne.
Du côté de l’Arabie saoudite, pourtant champion du camp anti-Assad, seul l’ambassadeur à l’ONU a réagi, en demandant un arrêt immédiat des bombardements russes. La guerre au Yémen, où les forces du royaume sont en passe de s’enliser, et le maintien à un cours très bas du baril de pétrole détournent l’attention du royaume du champ de bataille syrien.
Selon Théodor Karasik, spécialiste des pays du Golfe, Vladimir Poutine récolte aussi les fruits de sa politique de rapprochement avec la direction saoudienne, initiée par une rencontre en juin, à Saint-Pétersbourg, avec le ministre de la défense, Mohamed Ben Salman. (Le Monde, le 3 octobre 2015)
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L’aviation russe en Syrie
Par Isabelle Mandraud, Gilles Paris, Benjamin Barthe, Jean-Michel Riols
C’est un tournant majeur dans la guerre civile syrienne. Quatre ans et demi après le début du soulèvement contre le régime de Bachar Al-Assad, Moscou lance ses forces dans la bataille. L’aviation russe est entrée en action mercredi 30 septembre au matin, au moment où les sénateurs russes donnaient leur approbation, par 162 voix contre zéro, à des frappes aériennes et après une demande d’assistance officielle de Damas. L’intervention du Kremlin, symptôme du retour en force de Vladimir Poutine sur la scène internationale, est susceptible de rebattre en profondeur le jeu diplomatique et militaire en Syrie.
Les rebelles, cibles numéro un
Moscou affirme avoir opéré 20 sorties qui ont visé des «équipements militaires», des «centres de communication», des «armes» et «des dépôts de fuel» appartenant tous à l’Etat islamique (EI). La campagne de bombardements russes est censée s’intégrer dans le projet de «coalition mondiale» contre le terrorisme, défendue par le président russe Vladimir Poutine, à la tribune des Nations unies. Or, pour l’instant, aucune information de terrain n’atteste que des positions de l’EI ont été touchées, ce qui jette le trouble sur les intentions du Kremlin.
Dans les environs de Hama, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), les frappes ont visé des bases du Front Al-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida, et du groupe islamiste Ahrar Al-Sham. Ces deux formations forment la colonne vertébrale de Jaysh Al-Fatah («l’armée de la conquête»), l’alliance rebelle qui a mis en déroute les troupes gouvernementales, au printemps, dans la province d’Idlib. Une autre brigade, Tajamu’Al-Izza, affiliée à l’Armée syrienne libre (ASL), la branche modérée de l’insurrection, habilitée à recevoir des missiles anti-tanks par les Etats-Unis, a également été ciblée.
Au nord de Homs, le groupe Al-Nosra aurait également été touché selon l’OSDH. Mais, dans cette région, les tirs russes ont surtout fait des victimes civiles, au nombre de 36, selon le chef de l’opposition syrienne en exil, Khaled Khoja. «Les premières positions de l’Etat islamique sont à 50 km plus à l’est, s’insurge Oussama Abou Zayed, un conseiller de l’ASL. Après ces frappes, il n’y a plus de doutes possible. Le seul objectif de Poutine est d’assurer la survie d’Assad.»
La zone centrale de Homs et Hama est située sur le couloir qui relie Damas à la plaine côtière, un axe essentiel pour le ravitaillement du régime. Les bombardements russes ont pour objectif d’empêcher les insurgés de Jaysh Al-Fatah de progresser dans ce secteur stratégique. «Le but [des frappes], c’est l’opposition syrienne, prévient Pavel Felgengauer, un expert militaire russe. Poutine ne fait pas de différence, pour lui ce sont tous des terroristes.» A ce titre, le décret n° 355 autorisant le président russe à employer les forces armées en dehors des frontières de la Fédération est éloquent. Il ne donne aucune indication de lieu, d’objectif, de moyens, ni même de limitation dans le temps.
Une bouffée d’oxygène pour Bachar Al-Assad
C’est un diplomate occidental de retour de Damas qui le dit: «Avant l’arrivée des Russes, le moral des gens du régime était en berne. Mais aujourd’hui, leur état d’esprit a totalement changé. Ils ont le sentiment de voir le bout du tunnel.» D’un point de vue quantitatif, la force de frappe du corps expéditionnaire russe est loin d’être négligeable: 32 avions de combat, une vingtaine d’hélicoptères, quelques chars et véhicules de transport de troupes et 500 soldats d’infanterie de marine.
Mais c’est surtout d’un point de vue qualitatif que l’aide militaire russe peut faire la différence. La vingtaine de Soukhoï 24 et 25, spécialisés dans l’attaque au sol, qui ont été transférés sur l’aéroport Bassel Al-Assad, à Lattaquié, devraient offrir aux soldats loyalistes un soutien tactique et opérationnel que les vieux MiG syriens, taillés pour les duels aériens, ne pouvaient pas assurer. «La survie de Bachar Al-Assad est assurée à court et moyen terme, estime Emile Hokayem, analyste à l’International Institute for Strategic Studies de Londres. Les troupes syriennes vont retrouver la capacité d’avancer. Avec la couverture aérienne russe, il n’est pas impossible qu’elles délogent l’Etat islamique de Palmyre. Ce serait un coup fabuleux pour Poutine. Mais est-ce que Bachar Al-Assad pourra reconquérir tout le terrain perdu depuis 2011? Bien sûr que non.»
De retour à Moscou après sa démonstration de force à l’ONU, le chef d’Etat russe a incité Bachar Al-Assad au compromis. «Une solution définitive n’est possible en Syrie que sur la base d’une réforme politique», a précisé M. Poutine. Une formule vide de sens, selon le diplomate occidental. «Le processus politique envisagé par les Russes est un processus de relégitimation d’Assad, dit-il. Ils affirment que c’est au peuple syrien de décider de son sort. Mais depuis quand a-t-il le droit de s’exprimer librement?»
Une aubaine pour les djihadistes
Avant même le début des frappes russes, l’Armée de l’islam, l’un des deux plus puissants groupes rebelles avec Ahrar Al-Sham, avait annoncé entrer en guerre contre les troupes envoyées par Moscou. A l’appui de sa déclaration, cette formation salafiste a diffusé une vidéo montrant des tirs de roquettes contre une base de la côte abritant des forces russes. «Nous renverrons les Russes chez eux dans des cercueils, comme nous l’avons fait pour le Hezbollah et les milices irakiennes», promet Oussama Abou Zayed, de l’Armée syrienne libre: «La Syrie sera pour eux un nouvel Afghanistan.» Pour tenir la comparaison, les rebelles devront se procurer des missiles sol-air, à l’image des fameux Stingers, livrés aux moudjahidin, l’une des principales raisons du fiasco soviétique en Afghanistan. Pour l’instant, les Etats-Unis ont interdit à leurs alliés arabes, saoudiens et qataris, de fournir de telles armes aux anti-Assad. Cet embargo sera-t-il maintenu?
La métaphore afghane risque d’être plus pertinente en ce qui concerne l’afflux de combattants étrangers. Comme dans les années 1980 en Asie centrale, le déploiement en Syrie de forces russes, perçues dans les milieux islamistes comme une «armée de kouffar» (mécréants), pourrait drainer vers l’Etat islamique et le Front Al-Nosra un nouveau flot de recrues. «Cela va donner un nouvel élan au djihad global», pronostic Emile Hokayem. «Le fait que les frappes russes n’aient suscité que des protestations minimales des Etats-Unis renforce l’argument-clé des djihadistes qui consiste à dire que l’Occident n’a rien à faire de la Syrie», a tweeté Charles Lister, analyste à la fondation Brookings.
Les Occidentaux perplexes et impuissants
Comme en Ukraine, les capitales occidentales sont placées devant un fait accompli. Washington et Paris n’ont été prévenus qu’une heure environ avant le début des opérations. Les Etats-Unis ont appris l’imminence des frappes par une simple note transmise par un officier russe à leur ambassade à Bagdad. Pour autant, les réactions de ces alliés restent pour l’instant prudentes. Sans se prononcer sur la nature des cibles, le porte-parole de la Maison Blanche, Josh Earnest, a jugé que la précipitation russe était «le signe d’une inquiétude à l’idée de perdre leur unique allié au Proche-Orient».
Au terme d’un tête-à-tête avec son homologue russe aux Nations unies, Sergeï Lavrov, le secrétaire d’Etat John Kerry a annoncé de premiers contacts entre militaires russes et américains pour éviter des incidents dans le ciel syrien, tout en ajoutant à l’intention de Moscou qui prétend vouloir viser l’EI: «Nous sommes préoccupés parce que manifestement ce n’est pas le cas.» Son homologue français a lui aussi fait part de son inquiétude sur un ton pareillement mesuré. «Si c’est Daech [acronyme arabe de l’EI] et Jabhat Al-Nosra qui sont visés, alors les frappes russes sont les bienvenues», a relevé Laurent Fabius. Mais «frapper les opposants et la population civile, c’est une autre affaire», a poursuivi le chef de la diplomatie française. L’embarras français pourrait croître encore: Vladimir Poutine, le nouveau maître du jeu syrien, est attendu vendredi à Paris pour un sommet sur l’Ukraine. (Le Monde 2 octobre 2015)
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