Entretien avec Samuel Farber
conduit par Lance Selfa
En janvier 2015, les gouvernements des Etats-Unis et de Cuba ont réalisé les premiers pas pour rétablir leurs relations diplomatiques (l’annonce en avait été faite déjà en décembre 2014) et ouvrir des ambassades dans leurs pays respectifs. Simultanément, par le moyen d’un ordre exécutif, Obama a institué certaines exceptions à l’interdiction pour les citoyens des Etats-Unis de voyager à Cuba et éliminé certains aspects du blocus économique. Lance Selfa a interviewé Samuel Farber, l’auteur du livre Cuba since the Revolution of 1959 (Haymarket Books, 2011).
De votre point de vue, qu’est-ce qui a motivé le relâchement des tensions entre les Etats-Unis et Cuba justement en ce moment? Qu’en dîtes-vous, tant du point de vue des Etats-Unis que du point de vue cubain?
Samuel Farber: Je crois que ce sont plusieurs facteurs qui ont impulsé ce changement, même s’il était impossible de prédire quand il allait se produire. Il est certain que la fin de la guerre froide et le repli hors d’Afrique qu’a opéré Cuba, ont diminué l’importance de Cuba pour la politique extérieure des Etats-Unis à un tel point que durant ces dernières décennies, c’est à peine si Cuba a été mentionnée dans les études stratégiques publiées par le Département d’Etat et le Département de la Défense.
Il y a aussi le fait que les capitalistes des Etats-Unis sont de plus en plus désireux de faire du commerce avec Cuba. En l’an 2000, les Etats-Unis ont voté une loi qui permet l’exportation à Cuba de produits agricoles et transformés. Suite à cette loi, les entreprises ArcherDanielsMidland, Tyson Foods, et d’autres entreprises des Etats-Unis, ont commencé à commercer avec Cuba. Beaucoup d’autres entreprises sont favorables à l’établissement de relations commerciales avec Cuba. C’est seulement l’aile droite la plus extrême des capitalistes qui s’y opposent. En plus, depuis déjà un certain temps, le Pentagone a été favorable au rétablissement des relations avec l’île et a tenu des réunions avec les autorités cubaines pour parler de la logistique de la base navale de Guantanamo, de l’interdiction des drogues et d’autres sujets encore.
Enfin, mais pas moins important, l’influence de l’aile droite de Miami (les anti-castristes historiques) a diminué. Le comté de Miami-Dade {comté de l’Etat de Frloride) a encore trois représentants cubano-américains de droite au Congrès, mais l’appui à cette politique de droite n’est plus le même qu’auparavant. Cela est dû au fait que la composition sociale de la communauté cubaine a changé significativement. Aujourd’hui, la majorité des Cubains et Cubano-américains qui vivent au Sud de la Floride sont arrivés à Cuba après 1980 et cette majorité continue de croître. Chaque année arrivent aux Etats-Unis au moins entre 20’000 et 30’000 Cubains et la vieille génération est en train de mourir même si, du fait de son poids économique, elle maintient encore son contrôle sur les médias et sur le système politique.
Tous ces facteurs du côté des Etats-Unis ont contribué à créer une situation favorable que les politiciens de Washington essaient d’exploiter à l’égard de Cuba.
De son côté, Cuba se confronte à une situation économique pressante caractérisée par une terrible baisse de l’investissement. Le ministre de l’économie cubain estime qu’il faudrait environ 2 milliards de dollars par année pour réussir le décollage économique. A Cuba, le capital réinvesti est moitié plus bas que dans le reste de l’Amérique latine et sa productivité, comparée aux standards latino-américains, est très basse. La croissance économique, elle aussi, a été très basse ces dernières années, à peine plus qu’un pour-cent en 2014.
Tout cela a été propice à ce que les deux parties soient disposées à un réajustement de leurs relations et, après les élections de 2014, Obama a décidé que le moment politique parfait était arrivé.
Comment caractériseriez-vous la magnitude de l’ouverture des relations diplomatiques? Selon ce qu’on entend, Obama peut mettre en œuvre certains changements en se basant sur les prérogatives du pouvoir exécutif, mais c’est le Congrès qui devrait déroger à la Loi Helms-Burton? Pouvez-vous me dire quelles sont certaines des limitations des accords possibles?
Samuel Farber: La Loi Helms-Burton, approuvée par le Congrès et par le président Clinton en 1996, interdit toute activité économique entre les Etats-Unis et Cuba. Elle interdit, par exemple, que des entreprises des Etats-Unis investissent à Cuba. Le président Obama a mis en œuvre des changements mineurs à la marge de cette loi pour améliorer les relations politiques et économiques entre Cuba et les Etats-Unis. Ainsi, par exemple, il a pu libéraliser les virements de fonds vers Cuba des Cubano-américains, virements que les prévisions voient passer de 1,5 milliard de dollars en 2014 à plus de 2 milliards de dollars en 2015. En d’autres mots, on attend une augmentation d’au moins 25% des virements durant l’année prochaine. Néanmoins, le problème principal, c’est qu’il ne peut pas y avoir de relations économiques normales entre les deux pays parce que le Loi Helms-Burton les interdit.
C’est au Congrès qu’il incombe de modifier ou déroger la Loi Helms-Burton. Un nombre significatif de républicains, comme le sénateur Jeff Flake de l’Arizona, y sont favorables. Mais on ne sait pas s’il y aura assez de républicains (en plus des démocrates) pour approuver un changement. Il y a d’ailleurs des démocrates totalement opposés à changer la loi, comme le sénateur Robert Menéndez du New Jersey, un Cubano-américain allié depuis de nombreuses années aux éléments les plus à droite de la communauté cubaine du Sud de la Floride. La division ne passe pas nettement entre républicains et démocrates, mais divise les deux partis. Je ne connais aucune évaluation du nombre de républicains et rémocrates disposés à voter une dérogation à cette loi.
Que signifierait pratiquement pour les cubano-américains qui ont de la famille à Cuba un maintien en vigueur de la Loi Helms-Burton?
Samuel Farber: Les modifications en marge de la loi Helms-Burton qu’ Obama a décidé ont déjà changé significativement la situation des Cubano-Américains, dans le sens où ils peuvent maintenant envoyer des montants pratiquement sans limites à leurs parents les plus proches: parents, frères et sœurs, qui vivent à Cuba. Et beaucoup sont déjà allés à Cuba, surtout depuis que le gouvernement cubain a permis aux Cubains l’accès aux hôtels touristiques. Les parents de l’extérieur ont donc commencé à financer les séjours de Cubains dans ces hôtels. C’est ainsi que Varadero, la principale station touristique à Cuba, est rempli de Cubains à l’hôtel payé par leurs parents de Miami.
Beaucoup a changé, mais pas tout. Un exemple: les frères Fanjul, des Cubano-américains qui sont les principaux propriétaires de sucreries en Floride, qui avaient toujours été très hostiles au gouvernement cubain, ont fait un virage en faveur des relations économiques avec Cuba. Ils sont allés sur l’île et ont parlé avec le gouvernement cubain, mais ils ne vont pas pouvoir investir là-bas les millions de dollars nécessaires pour ouvrir un nouveau centre sucrier moderne à Cuba, parce que la loi le leur interdit.
A gauche, beaucoup ont caractérisé cette ouverture comme une victoire pour le peuple cubain. Toi, comment le vois-tu?
Samuel Farber: Je le vois aussi ainsi, dans le sens que jusqu’à un certain point – et je dirais que dans une mesure importante – le rétablissement des relations diplomatiques avec Cuba met à bas l’idée que les Etats-Unis ont le droit d’imposer à Cuba leur système socio-économique préféré. Et que si l’île ne l’accepte pas, les Etats-Unis ont le droit de la punir économiquement, non pas par des pressions de marché, mais par des mécanismes extra-économiques. Il faut avoir à l’esprit que ce ne fut pas le marché mais bien ces mesures extra-économiques qui ont contribué à l’appauvrissement du peuple cubain.
On dit que le néo-libéralisme s’oppose à toute interférence politique dans le marché, mais le blocus est une interférence politique dans le marché et l’imposition de sanctions à Cuba est complètement en dehors de ce que l’idéologie bourgeoise du néo-libéralisme considère légitime. C’est de cette manière, et jusqu’à ce point, que la récente ouverture constitue une défaite pour eux qui prétendent que les Etats-Unis ont le droit d’approuver ou désapprouver un gouvernement étranger et son système économique et de le punir par des moyens extra-économiques. Dans ce sens-là, l’actuelle ouverture constitue sans doute une victoire.
Que penses-tu au sujet de la délégation du Département d’Etat qui en janvier a commencé des entretiens avec des représentants cubains du plus haut niveau? Le gouverneur de New York, Andrew Cuomo, a annoncé qu’il va diriger une mission commerciale? Que peux-tu en dire?
Samuel Farber: J’imagine que toutes ces missions gouvernementales vont accroître significativement le tourisme international à Cuba! Une délégation des membres démocrates du Congrès a visité l’île. Le gouverneur Cuomo prévoit de la faire [il l’a fait en avril 2015], comme la secrétaire au commerce Penny Pritzker. Récemment, j’ai lu une déclaration signée par des politiciens et des hommes d’affaires importants, dont George Schultz, le secrétaire d’Etat de l’administration de Reagan. Ils sont pour la normalisation des relations avec Cuba. Ils ne mentionnent pas explicitement la révocation ou la modification de la Loi Helms-Burton, mais on le déduit de leurs déclarations. Cette déclaration était signée également par d’autres personnalités de l’establishment comme Billy Richardson, ex-gouverneur du Nouveau-Mexique, ambassadeur à l’ONU et secrétaire à l’énergie. C’est manifeste que parmi les cercles de la politique officielle et des entreprises des Etats-Unis, il y a un grand intérêt pour encourager la normalisation des relations avec Cuba.
Quel impact va avoir en Amérique latine le rétablissement des relations entre les Etats-Unis et Cuba? Comment cela peut-il affecter le rôle que joue Cuba comme hôte des dialogues entre le gouvernement cubain et la guérilla des FARC (Colombie) et la relation étroite de Cuba avec le gouvernement vénézuélien? Quel impact cela va-t-il avoir sur l’influence des Etats-Unis dans la région?
Samuel Farber: Une des considérations qui conduit Obama à rétablir les relations avec Cuba, c’est qu’il veut changer la position des Etats-Unis à l’égard de l’Amérique latine en éliminant une source constante – et très importante – de rejet dans le continent de la politique des Etats-Unis. Je crois que cela a été une considération notable dans ses calculs. De son point de vue, le rétablissement de relations avec Cuba lui faciliterait la confrontation avec d’autres pays de l’hémisphère, particulièrement ceux de centre-gauche, tant les moins radicaux, comme l’Equateur, que les plus radicaux, comme le Venezuela. Si la confrontation avec Cuba était éliminée, il serait alors plus facile de traiter avec ces pays.
Je ne suis pas en train de suggérer, ni un seul instant, comme d’autres l’ont fait, que Cuba va diminuer l’appui qu’il a offert au Venezuela et aux autres pays de centre-gauche en Amérique latine. Une chose pareille ne va pas arriver tant que dureront les circonstances actuelles. Je suis convaincu que des considérations de politique extérieure ont eu beaucoup de poids dans la récente décision de Obama. Je crois que ce sont ces mêmes considérations qui ont animé des gens comme George Schultz à demander la normalisation des relations avec Cuba. Cela, sans aucun doute, fait partie de l’équation.
Croyez-vous que cette ouverture va inaugurer un processus de changement à l’intérieur de Cuba? E si oui, dans quelle direction? Et quelle importance cela a-t-il pour les Etats-Unis?
Samuel Farber: Oui, je crois que ce processus va engendrer des changements à long terme, mais en attendant, c’est une victoire indiscutable du gouvernement cubain. Il est remarquable que le gouvernement cubain a maintenant eu le culot de commencer à attaquer les dissidents en les accusant de mettre en danger les nouvelles relations avec les Etats-Unis. C’est ce qui est arrivé à l’artiste Tania Bruguera qui a essayé de monter une performance sur la Place de la Révolution. Le gouvernement l’a mise en arrestation sous exactement ce prétexte. Avant, le gouvernement accusait les dissidents de faire le jeu du blocus; maintenant il les accuse d’interférer dans les relations avec les Etats-Unis!
Mais à moyen et à long terme, je crois que l’ouverture va miner la légitimité du gouvernement cubain parce qu’il ne pourra pas continuer d’affirmer que les problèmes économiques de Cuba sont la faute au blocus économique des Etats-Unis, tout particulièrement s’il y a des dérogations à la Loi Helms-Burton.
Le gouvernement cubain semble être tombé amoureux du modèle économique de la Chine ou du Vietnam. Crois-tu que c’est là la direction qu’ils veulent prendre? Et si on tient en compte ce que tu viens de dire quant à la possibilité d’un changement politique à Cuba, un tel modèle est-il viable?
Samuel Farber: Bon, je crois que c’est sa référence. Mais quand je parle du «modèle vietnamien ou chinois», je ne veux pas dire que Cuba va utiliser sa population paysanne pour renforcer sa force de travail industrielle comme l’a fait la Chine. Seulement 25% de la population cubaine vit à la campagne, c’est très différent de la Chine et du Vietnam. Par conséquent, je ne fais pas allusion à une politique économique spécifique, mais: à un système social caractérisé par un parti unique, sans démocratie et avec un investissement privé substantiel – particulièrement étranger, dans des secteurs importants de l’économie; à un Etat comme celui de la Chine, qui garde pour lui le contrôle monopoliste des leviers fondamentaux de l’économie, dont le secteur financier. Je crois que c’est cela que le gouvernement cubain est en train de tenter de mettre en œuvre.
Le problème de Cuba, c’est qu’il fait deux pas dans cette direction, puis un pas en arrière. Je soupçonne que c’est dû à la résistance de secteurs de la bureaucratie, parce qu’ils savent qu’ils vont perdre leur pouvoir, qu’ils vont perdre leurs fiefs. Et Raul Castro s’est efforcé de ne pas faire trop de vagues pour ne pas provoquer la résistance des bureaucrates. Voilà pourquoi cela a été un processus si contradictoire.
Récemment s’est ouverte la zone franche industrielle de Mariel. Crois-tu que les planificateurs économiques cubains veulent convertir Cuba en une zone franche industrielle comme au Vietnam ou Macao?
Samuel Farber: Jusqu’à présent, le port de Mariel n’a pas eu de succès économique. La grande entreprise brésilienne Odebrecht a investi beaucoup de capital dans la rénovation et la modernisation du port qui inclut une zone de libre commerce. Ils affirment que quand l’agrandissement du canal de Panama sera réalisé, les grands bateaux devront utiliser les installations de Mariel comme tremplin pour arriver aux Etats-Unis ou en Europe.
Le fait est que, pour le moment, Cuba n’a pas grand-chose à offrir dans le domaine industriel ou agricole. Par contre, Cuba possède un secteur de services assez développé. Un exemple en est le secteur du tourisme qui, en 2014, a accueilli 3 millions de visiteurs et il est possible qu’à la fin de l’année 2016, ce chiffre passe à 4 millions. Cela va créer des pressions énormes sur l’infrastructure et l’hôtellerie de l’île. Il est possible que cela incite le capital espagnol) déjà présent) à s’investir plus dans l’activité hôtelière cubaine.
Cuba connaît un développement important dans le domaine de la biotechnologie et la production de médicaments. De fait, il y a déjà deux projets de collaboration avec des entreprises des Etats-Unis pour développer des médicaments. Ce type d’activité peut croître, mais ce sera à long terme.
Vois-tu autre chose que nos lecteurs devraient savoir?
Samuel Farber: A moyen et long terme, l’idéologie prédominante du gouvernement cubain, qui met la faute de sa situation économique sur le blocus par les Etats-Unis, va perdre de sa crédibilité. La libéralisation de type économique, non accompagnée d’une ouverture démocratique, catalysera un mouvement de résistance et de protestation contre la politique du gouvernement.
En Chine, malgré l’Etat de parti unique, il y a des dizaines de milliers de protestations chaque année. En conséquence, les travailleurs ont obtenu une augmentation de leurs salaires au point que certaines entreprises ont commencé à se retirer de Chine. Le Bangladesh, par exemple, s’est converti en un centre important de l’industrie textile, parce que le travail chinois n’est déjà plus si rentable. (Havana Times, en español, février 2015)
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