Par Iván Vitta
Dans une tribune publiée le 3 avril 2015, J.C. Cartagena et N. Briatta font une apologie du gouvernement de la Nueva Mayoría [coalition gouvernementale de centre-gauche] en désignant cette coalition comme «une majorité politique ample capable de réaliser des changements structurels». Nous ne savons pas de quels changements structurels les auteurs parlent, car, mise à part de répéter avec profusion que de tels changements existent, ils n’avancent aucune preuve à cet égard. De cette façon, ils répètent simplement les slogans de la propagande gouvernementale.
Dans cette tribune nous montrerons qu’au Chili, contrairement aux allégations de Cartagena et Briatte, il n’y pas de processus de changements structurels et que les «réformes» envisagées par Michelle Bachelet [à nouveau présidente depuis le 11 mars 2014) ne sont seulement que des ajustements qui restent dans le cadre du modèle néolibéral. Nous indiquerons aussi que la «majorité» dont parlent les auteurs, est uniquement une coalition politique «gatopardiste» [référence à l’ouvrage Le Guépard de Guiseppe Tomasi di Lampedusa dans lequel le fils du prince de Salina justifie son soutien à la révolution garibaldienne avec les mots suivants: «pour que tout reste comme avant, il faut que tout change»] qui a pour objectif de restaurer la gouvernabilité du capitalisme néolibéral. Il ne s’agit pas de finir avec le néolibéralisme, comme les auteurs susmentionnés semblent le croire. Il n’y a pas non plus un «soutien social» pour les «réformes».
La crise des institutions politiques révèle la nature de la coalition gouvernementale
Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons par la presse qu’au moins trois ministres, 13 sénateurs et 37 députés parlementaires des deux principales coalitions politiques, la Alianza por Chile [coalition de droite extrême] et la Nueva Mayoria sont impliqués dans des cas de financement illégal et de fraude fiscale de la part de l’entreprise minière SOQUIMICH [« société chimique et minière du Chili », actif dans l’exploitation de lithium, sodium, salpêtre et potassium].
SOQUIMICH, une des principales entreprises sur le marché mondial de l’exploitation minière non métallique, était une entreprise étatique avant sa privatisation à travers des procédures frauduleuses dans les années 1980. De cette façon, elle est devenue propriété du gendre d’Augusto Pinochet, Julio Ponce Lerou. La direction de cette entreprise est actuellement composée de quelques ex-cadres pinochétistes, comme par exemple le Ministre des Finances de la dictature, Hernan Büchi [ministre entre 1985 et 1989].
Les enquêtes du Ministère Public – qui ont débuté l’année passée à l’issue de dénonciations contre le groupe Penta [holding actif dans les secteurs de l’éducation, de santé, financier et des assurances, chiffre d’affaires 30 milliards de dollars n], autre groupe économique qui est le résultat des privatisations de la dictature – ont d’abord affecté le parti de la droite extrême (UDI). Plusieurs de ses parlementaires et de ses dirigeants ont présenté des documents fiscaux falsifiés pour obtenir des financements illégaux. Les enquêtes ont progressivement trouvé des liens avec d’autres entreprises et partis politiques. C’est de cette manière que SOQUIMICH est devenue la principale entreprise mise en examen.
Parmi ceux qui ont reçu du financement de la part de cette entreprise figurent le centre d’études lié au centre gauche, Cambio 21, et même des responsables pour la collecte des fonds en faveur de la campagne présidentielle de Michelle Bachelet – en plus des ministres et députés parlementaires mentionnées ci-dessus.
A ceci s’est ajouté le scandale qui a pour acteur le fils de la présidente. Celui-ci a reçu, dans une opération de spéculation immobilière obscure, un prêt d’environ 12 millions de dollars de la part du banquier Andronico Luksic, financier de la Nueva Mayoria et l’homme le plus fortuné du Chili. Plusieurs ministres du gouvernement actuel ont été jusqu’à peu employés par Luksic, comme par exemple Alberto Arenas et Nicolas Eyzaguirre.
Les démentis de la présidente, qui a signalé qu’elle ne savait rien des affaires de son fils et qu’elle s’en est rendu compte à travers la presse, sont considérés comme peu crédibles par 71% des Chiliens, selon des sondages. Un autre sondage récent a révélé que le soutien pour le gouvernement a chuté à 31%. Mais pas seulement l’enrichissement illicite de sa famille a affecté la popularité de Bachelet: les tentatives du gouvernement de bloquer les enquêtes sur SOQUIMICH ont tout également généré un rejet considérable de la part des citoyens et citoyennes.
Ce scandale politique dû à la corruption et à l’asservissement financier d’une grande partie du spectre politique aux grandes entreprises a enclenché une importante crise politique. Comme résultat, le gouvernement, les deux coalitions et les institutions du Sénat et de la Chambre des députés se retrouvent avec un soutien qui a atteint son minimum historique. Le président réélu de la Démocratie Chrétienne et le leader du secteur «bachéletiste» de ce parti, Jorge Pizarro, ont aussi figuré parmi les bénéficiaires du financement illégal. Il est probable qu’il ne puisse plus assumer son poste de président. Même la présidente a parlé en privé d’une possible démission.
Cette crise a montré à tous les Chiliens que la Nueva Mayoria a maintenu, en tant qu’héritière de la Concertation [coalition qui a gérée la « transition démocratique » des années 1990], des liens étroits avec les grands patrons, qu’ils soient pinochettistes, comme Ponce Lerou, ou politiquement plus proches comme Luksic. Le changement de nom et l’incorporation du Parti Communiste à la coalition n’ont pas affecté fondamentalement la nature de cette formation politique.
Le projet de la Nueva Mayoria: restaurer la gouvernabilité
Ces relations étroites avec le grand patronat expliquent les limites du projet politique de la coalition. Son programme, qui est très ambigu et général, a été supervisé par quelques personnes proches de Luskic, comme Arenas et Eyzaguirre ou encore René Cortazar. L’objectif de ce programme c’est le désarmement des mobilisations sociales qui se sont réalisées depuis 2011, en faisant semblant d’inclure leurs revendications.
Après le changement d’administration, les limites du programme se sont progressivement révélées tout comme les limites de la volonté politique de la présidente et des acteurs décisifs de la coalition. Afin de compenser le manque de profondeur de ces «réformes», le gouvernement a tenté de légiférer à un rythme frénétique ce qui lui a permis de maintenir le contrôle de l’agenda politique et de remplir de contenu son récit purement communicationnel des «grandes réformes».
Vu de près, on s’aperçoit que les «réformes» réalisées jusqu’à maintenant sont simplement des ajustements et non pas des transformations «structurelles», tel que prétendu par Cartagena et Briatte.
La réforme fiscale a que partiellement éliminée son axe principal, le FUT [1]. Sous un autre nom, la philosophie du FUT va continuer d’exister. De plus, la «réforme» fiscale a concédé une réduction du taux d’imposition de 40% à 35% pour les plus riches. Qui peut encore prétendre sérieusement qu’il s’agit d’une réforme «structurelle»?
La même chose est arrivée avec les premières mesures de la réforme du système d’éducation. Il est illusoire de croire que l’extension de l’interdiction de dégager des profits dans le secteur des écoles primaires et secondaires aura des grands effets. On a déjà vu que les universités privées, qui forment une minorité par rapport aux établissements scolaires, ont inventé une série de mécanismes qui permettent de faire circuler des fonds afin de contourner l’interdiction de faire du profit. Il est donc illusoire de croire qu’une simple interdiction aura des meilleurs résultats pour le reste du système scolaire.
Quant à «l’élimination» du cofinancement [les écoles privées, mais subventionnées par l’Etat, peuvent exiger une «contribution» financière des parents], une mesure introduite par la Concertation dans les années 1990, il ne s’agit pas d’une élimination en tant que telle, mais d’un changement du financement des parents en relation avec l’Etat, tout en maintenant la «liberté de choisir» entre le système privé et public. C’est ainsi que la philosophie de subvention selon la demande – un principe très cher à Milton Friedman et à l’école néolibérale – est maintenue. Il n’est pas étrange que Nicolas Eyzaguirre, Ministre de l’Education, ancien employé de Luksic et ex-fonctionnaire du FMI, ait défendu jusqu’au bout ce pilier de base du néolibéralisme en matière d’éducation. Ce qui est véritablement étrange, c’est que des personnes instruites peuvent prétendre que cela est une réforme structurelle.
L’autre projet qui est en élaboration au Parlement, la réforme du droit du travail, n’a pas une meilleure perspective. Annoncé en grande pompe comme la réforme qui «mettra fin au code du travail de la dictature», ce projet introduit des mesures qui compliquent encore davantage la syndicalisation et la lutte pour les droits des travailleurs et travailleuses. Une série d’études juriste du droit du travail, de fondations qui se dédient à ce thème et d’organisations syndicales ont dénoncé le projet de la ministre Javiera Blanco, ancienne membre de la Fundacion Paz Cuidadana (une fondation qui appartient à Agustin Edwards, un des principaux «généraux civils» du coup d’Etat de 1973). Maria Ester Feres, ancienne directrice du ministère du Travail (de 1998 à 2004) et militante du PS a critiqué cette réforme en la désignant comme «pro-patronale». Cristian Cuevas, un ancien président de la Confédération de Travailleurs du Cuivre et militant du PC a également critiqué cette réforme. Dans un entretien avec le journal The Clinic, il a affirmé que «la réforme du droit du travail, dans sa forme actuelle, ne renforcera pas le mouvement ouvrier. On exclut des thèmes qui sont importants. Il y a en premier lieu une action punitive contre ceux qui font une grève et on les criminalise.»
La réforme du code du travail est une défaite politique pour le PC et la présidente de la CUT, Barbara Figueroa, Les deux ont parié que la réforme permettra de renforcer le mouvement syndical. En fonction de cet objectif, ils ont mené une politique très nocive envers les travailleurs, en faisant des concessions sur plusieurs points, notamment dans le domaine d’un petit ajustement du salaire minimum et de la défense inconditionnelle du gouvernement. La ministre Blanco a répondu à cette soumission de Figueroa et du PC avec un projet de loi pro-patronale qui a reçu des critiques très diplomatiques du PC et du PS. Cristian Cuevas a affirmé dans un entretien que l’on „ne peut pas fêter un jour pour ensuite se rendre compte qu’ils avaient «mis en goal depuis le milieu du terrain» [autrement dit : sans que le camp adverse l’envisage].
Le panorama n’est pas meilleur pour ce qui concerne la «réforme constitutionnelle». Michelle Bachelet avait l’idée – avant qu’elle ne prenne le scandale Caval en pleine figure – d’élaborer une nouvelle constitution par l’entremise d’une commission parlementaire. Cela veut dire qu’elle voulait une nouvelle constitution élaborée par des parlementaires financés en grande partie par le grand patronat.
Construire une véritable majorité politique et sociale
Les changements structurels ne viendront pas des grands partis et des secteurs politiques traditionnels qui ne font qu’approfondir le modèle néolibéral de la dictature et qui sont financés par le grand patronat. C’est cela la principale conclusion tirée des réformes gatopardistes de Bachelet et des scandales de corruption et de financement illégal.
Il est nécessaire de construire une véritable majorité politique et sociale pour des changements structurels qui mettent fin au néolibéralisme et qui permettent de reprendre le chemin politique des changements sociaux interrompus par le coup d’Etat de 1973.
Les forces qui vont dans cette direction sont en train de grandir et de mûrir. Le mouvement syndical a réalisé des grandes et des petites luttes, légales ou illégales. La grève des portuaires de l’été 2013 en est un exemple; la lutte des travailleurs temporaires des mines de cuivre aussi, comme les nombreuses grèves des travailleurs du bâtiment, des grandes surfaces, du secteur financier, du commerce, des mines, etc.
Les professeurs ont mené une grande grève en novembre de l’année passée pour protester contre le projet de réforme du Ministre de l’Education. Cela malgré les tentatives de la part de la direction du syndicat [contrôlée par le PC] d’imposer un vote favorable à cette réforme. Cette grève a montré qu’au sein du Collège des professeurs il y a des possibilités réelles de construire une direction alternative à celle imposée par la Nueva Mayoria.
Aux travailleurs et aux professeurs, on pourrait ajouter les étudiants, les mapuches, les populations des périphéries urbaines, et les communautés en lutte contre des grands projets qui mettent en danger l’environnement. En somme, il y a des forces croissantes et des luttes qui se multiplient et qui constituent la base pour une véritable majorité sociale et politique capable de réaliser des changements structurels.
Néanmoins, l’unification des groupes n’est pas une fin en soi. Il s’agit d’unir ceux qui ont la volonté de mettre fin au néolibéralisme au Chili. C’est le seul moyen qui ne fasse du mot unité un slogan vide. (Traduction A l’Encontre; article publié sur le site Rebelion.org)
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[1] Fonds des bénéfices imposables: mécanisme qui permet aux propriétaires d’entreprises de comptabiliser les bénéfices réinvestis afin de les soustraire à l’imposition. En 2014, environ 260 milliards de dollars ont été accumulés dans ce fonds. http://eldesconcierto.cl/eliminar-al-fut-para-instalar-la-depreciacion-instantanea-reforma-medias/
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