Les conditions de travail dans les usines chinoises ne sont plus un tabou et les ouvriers n’hésitent plus à se faire entendre quand ils le peuvent. En début d’année, la Sacom, une ONG basée à Hongkong, a ainsi publié le 9 janvier un rapport à charge sur deux sous-traitants du groupe japonais Fast Retailing, propriétaire de la marque de prêt-à-porter Uniqlo. Dans une usine du groupe Pacific, un sous-traitant d’Uniqlo coté à la Bourse de Hongkong, certains ouvriers étaient tenus de s’acquitter de 134 heures supplémentaires par mois, en plus des 12 heures quotidiennes, ont constaté les enquêteurs. Les responsables d’Uniqlo, mis au pied du mur, ont dû promettre de surveiller de plus près les conditions de travail dans les usines de leurs sous-traitants.
La condition ouvrière a malgré tout tendance à s’améliorer, en particulier dans le delta de la rivière des Perles et du Yangtsé, constate Alexandra Chan, responsable de projet à la Sacom en charge du rapport Uniqlo [voir sur ce site, l’article publié en date du 17 janvier 2015]. Les ouvriers y ont généralement un contrat de travail, contrairement à d’autres régions de Chine centrale, où une partie de l’industrie manufacturière est d’ailleurs relocalisée, pour des raisons de coûts.
Confort. «Plus l’entreprise est grande, et plus elle dispose de moyens, ce qui lui permet de garantir un contrat, d’offrir éventuellement une formation, et surtout de payer les salaires à temps», explique Alexandra Chan à Libération. Une amélioration générale que confirme avec un bémol Zhang Zhiru, responsable de l’organisation Chunfeng Labour Disputes Services, une ONG de Shenzhen qui conseille les ouvriers dans les processus de négociations collectives. «Dans le cas d’un atelier où la température est trop élevée, les ouvriers auront plutôt tendance à revendiquer une prime chaleur plutôt que de demander un atelier réfrigéré. Par contre, les jeunes sont plus sensibles que leurs aînés aux questions de confort», relève-t-il.
Mais le fait nouveau dans les usines de la République populaire, où la liberté syndicale est toujours bannie, c’est bien l’émergence d’une conscience ouvrière, estime Cai Chongguo, vice-directeur du China Labour Bulletin, une autre ONG de Hongkong. Paysan puis ouvrier, il étudie la philosophie à Wuhan lorsque surviennent les événements de Tiananmen, en 1989. Réfugié en France, il s’occupe depuis de former les leaders ouvriers chinois aux techniques de la négociation collective depuis le territoire de Hongkong. «Par le passé, j’ai écrit des livres sur les conditions de travail déplorables des ouvriers chinois payés une misère et réduits au silence. Aujourd’hui, la transformation est incroyable : ces mêmes ouvriers s’organisent, rédigent des revendications, font grève, élisent des représentants, négocient et font plier la direction. Les consciences se sont véritablement réveillées, les ouvriers défendent activement leurs droits», se réjouit-il. En 2014, le China Labour Bulletin a ainsi recensé 1378 grèves en Chine continentale, contre seulement 656 en 2013, 382 en 2012 et 185 en 2011. Et le mouvement semble s’amplifier puisque 345 grèves ont été signalées depuis le début de l’année. Les lois chinoises ne sont d’aucune aide lorsqu’on réclame une augmentation salariale. Encore très bas, le salaire minimum dépend des régions. A Shanghai, où il est le plus élevé, le smic (salaire minimum) chinois atteint désormais 1820 yuans (220 euros). A Pékin, il ne dépasse pas 1560 yuans (188 euros). Et dans d’autres régions, il est bien inférieur, malgré l’augmentation générale de 14% décrétée par les autorités dans seize provinces industrieuses.
Menaces. Cela fait maintenant six ans que le China Labour Bulletin et les ONG de Chine continentale comme Chunfeng ont choisi de promouvoir les négociations collectives. Auparavant, l’accent était mis sur l’assistance juridique aux ouvriers, mais les résultats n’étaient pas satisfaisants. Les négociations collectives se sont révélées un instrument nettement plus efficace. Les revendications concernaient jusqu’ici essentiellement des augmentations de salaires, mais, depuis l’an dernier, la majorité des conflits sont liés aux cotisations sociales. En avril 2014, une grève a ainsi mobilisé plus de 40’000 employés dans l’usine du taïwanais Yue Yuen à Dongguan (Sud-Est), en raison de cotisations sociales impayées. L’employeur a dû s’engager à s’acquitter des arriérés. «Par le passé, il suffisait que le salaire soit versé à temps. Désormais, les ouvriers migrants, qui ne comptent pas retourner passer leurs vieux jours à la campagne, ont compris l’importance de toucher une retraite», constate Cai Chongguo. Fait remarquable, ces mouvements de revendication ont lieu à l’initiative des salariés qui se sont auto-organisés. Il n’était pas question pour eux de compter sur les syndicats officiels dont les responsables sont généralement nommés par la direction de l’entreprise.
Si ces mouvements et l’ouverture de négociations collectives sont tolérés par les autorités de Pékin, c’est qu’elles y ont intérêt, analyse Cai Chongguo. Tout d’abord, elles savent que la répression coûte cher, aussi bien financièrement que politiquement, et qu’elles ne peuvent arrêter tout le monde. Et, plus généralement, la Chine a entrepris de changer de modèle de croissance en encourageant la consommation intérieure, ce qui implique de meilleurs salaires. Mais malgré cette mansuétude nouvelle des autorités envers les ouvriers, les ONG comme Chunfeng restent confrontées à de nombreuses difficultés au quotidien. «Ces deux dernières années, nos bureaux ont été cambriolés presque tous les mois», témoigne Zhang Zhiru. Il a également reçu des menaces par téléphone, mais la police n’a jamais enregistré ses dépositions. Récemment, quelqu’un a renversé un bidon de peinture sur sa voiture. Et on a fait pression sur son propriétaire pour le faire expulser de son logement.
Les ONG d’aide aux ouvriers migrants ont également des problèmes d’existence légale. Ainsi, Chunfeng reste officiellement «une entreprise de conseil». Jusqu’à l’an dernier, elle était financée par des fondations américaines et hongkongaises. Mais depuis le début de l’année, l’ONG ne touche plus d’argent de l’étranger, pour éviter de prêter le flan aux critiques. «Les ouvriers ont un patriotisme à fleur de peau, alors si on leur raconte que je suis financé par des Américains, je perds de la crédibilité», explique-t-il. Il va donc falloir trouver d’autres sources de financement.
Han Dongfang, fondateur et directeur de China Labour Bulletin, à l’origine du seul et éphémère syndicat indépendant de Chine populaire, en 1989, ne veut pas croire que ces attaques soient ciblées contre le mouvement ouvrier en particulier. «Toutes les ONG de la société civile sont attaquées, constate-t-il. Le gouvernement peut se permettre de remettre à plus tard des questions comme les droits des femmes, le VIH, le mouvement LGBT, l’environnement. Mais la question ouvrière ne peut plus attendre.»
Le prochain objectif de China Labour Bulletin et de Chunfeng : des négociations collectives à l’échelon sectoriel, d’ici à cinq ans. «Trop souvent, en effet, les entreprises invoquent l’argument de la concurrence pour ne pas augmenter les salaires», souligne Cai Chongguo, de China Labour Bulletin. Mais pour ce faire, il est impératif que les ouvriers aient leur mot à dire au sein des syndicats officiels. «Il y a cinq ans, les autorités considéraient les négociations collectives comme une menace pour le régime. Désormais, beaucoup ont compris que c’est justement le fait de ne pas régler les questions que soulèvent les ouvriers qui constitue une menace. Je suis confiant sur le fait que d’ici trois à cinq ans, les ouvriers éliront leurs propres représentants syndicaux. Sinon, ce sera le chaos sur les lieux de travail», conclut Han Dongfang. (Publié dans Libération,p. 16-17, 27 avril 2015)
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