Grèce: régression pour rien?

1092629_les-europeens-et-le-gouvernement-grec-ne-parlent-plus-la-meme-langue-web-tete-0204153834167_660x357pPar Michel Husson

Les plans d’ajustement imposés par la Troïka à la Grèce n’ont pas fonctionné. Ils reposaient sur des hypothèses et des dogmes erronés qu’il faut décortiquer pour comprendre que les objectifs poursuivis étaient sans doute autres qu’un « assainissement » de l’économie grecque.

Commençons par un calcul de coin de table. Entre 2008 et 2014, le PIB grec a reculé de 25 %. En supposant que le PIB ait stagné à son niveau de 2008, la dette publique grecque représenterait, en 2014, 131 % du PIB au lieu de 175 %. Une bonne partie (les deux tiers) de l’augmentation du rapport dette/PIB entre 2008 et 2014 provient donc de la chute du PIB. Les mesures imposées par la Troïka ont donc aggravé la situation. Elles reposaient sur quelques principes :

  • la « dévaluation interne », autrement dit la baisse des salaires permettrait de rétablir la compétitivité et de réduire le déficit commercial en dopant les exportations;
  • les coupes budgétaires permettraient de réduire le déficit et donc de freiner la progression de la dette sans effet récessif trop marqué;
  • les réformes structurelles permettraient de dynamiser l’économie grecque.

Sur le premier point, on a déjà montré que les baisses de salaires n’ont pas été répercutées dans les prix à l’exportation mais consacrées au rétablissement du profit [1]. Des économistes de la Commission européenne se sont d’ailleurs interrogés sur ce « mystère » des exportations grecques « manquantes » [2]. Sans surprise, ils sont arrivés à cette conclusion : « Si la Grèce a déjà obtenu des améliorations majeures en termes de compétitivité-coût depuis le début du programme d’ajustement, des réformes structurelles sont nécessaires pour s’attaquer aux facteurs de compétitivité hors-coût, tels que les déficits institutionnels sous-jacents, afin de débloquer le potentiel de croissance des exportations grecques. »

Les réformes structurelles

On retrouve donc très vite le refrain sur les fameuses réformes structurelles. Depuis plusieurs années, le FMI, la Commission européenne et l’OCDE ont produit de nombreuses études pour évaluer l’effet de ces réformes sur la croissance. Leur matériau de base est constitué d’indicateurs censés mesurer les rigidités sur le marché du travail et sur le marché des biens. La méthodologie consiste ensuite à montrer que les pays les moins «rigides» obtiennent de meilleures performances. Des réformes structurelles visant à réduire ces rigidités permettraient donc à un pays d’améliorer ses performances.

Ces études sont très fragiles et le FMI vient lui-même de le reconnaître. Dans un rapport récent [3], il ne trouve pas « d’effets statistiquement significatifs de la réglementation du marché du travail sur la productivité ». Il évoque « la difficulté de mesurer le degré de flexibilité du marché du travail d’un pays à l’autre », et cet aveu met à mal l’abondante littérature qui postule au contraire que les indicateurs mesurent parfaitement la flexibilité (ou la rigidité) du marché du travail.

Une autre étude a décortiqué les résultats du FMI et montré qu’une seule institution du marché du travail intervient de manière significative, c’est le degré de coordination des négociations salariales [4]. L’emploi est d’autant mieux préservé que les négociations sont coordonnées au niveau interprofessionnel ou de branche, ce qui va évidemment à l’encontre du projet néo-libéral consistant à les faire descendre au niveau de l’entreprise, voire de l’établissement.

Cette grille de lecture est évidemment privilégiée dans le cas de la Grèce où les indicateurs de rigidité sont particulièrement élevés. Les études cherchent à quantifier l’impact de ces rigidités sur l’ampleur de la crise et le potentiel élevé des réformes structurelles. La Commission européenne n’hésite pas à attribuer aux rigidités une grande partie de l’écart du PIB par tête entre les pays du sud de l’Europe et la moyenne des trois pays européens les plus performants : « L’effet global des scénarios de réforme peut représenter environ 78% de l’écart en Grèce, 87% en Italie, 99% en Espagne et 67% au Portugal » [5].

Voici un exemple de cette littérature tiré d’un document du FMI : « Les rigidités sur les marchés des biens et du travail en Grèce ont augmenté le coût de l’ajustement. Les simulations obtenues à partir d’un modèle calibré de l’économie grecque confirment que les réformes de ces marchés peuvent jouer un rôle important pour limiter les pertes de production et pour soutenir la reprise. » [6]

Le document déroule ensuite un véritable florilège néo-libéral : « La Grèce est entrée dans la crise surchargée de réglementation (…). La réglementation du marché du travail de la Grèce était rigide et tendait à protéger les ‘insiders’ (…). Les résultats théoriques soulignent les bénéfices à attendre de réformes structurelles, mais indiquent qu’ils peuvent ne pas se matérialiser immédiatement [sic]. Les résultats empiriques montrent que les réformes structurelles auraient des effets positifs potentiellement importants sur le PIB et la productivité. »

Ces études et rapports ne semblent pas tenir compte du fait que d’importantes réformes structurelles (au sens où l’entendent les institutions internationales) ont été menées en Grèce. L’OCDE énonce régulièrement des recommandations dans sa publication « Objectif croissance » (Going for growth) et elle constate que « des progrès impressionnants ont été réalisés dans la réforme des marchés du travail et des biens depuis le début de la crise, mais à partir d’un point de départ très bas. Depuis 2009-10, la Grèce a le taux le plus élevé de réactivité aux réformes structurelles préconisées par l’OCDE » [7], comme le montre le graphique 1 ci-dessous.

 

Graphique 1
Taux de réponse aux réformes structurelles préconisées par l’OCDE

GRajust1  Source : OCDE [7]

 

En ce qui concerne le marché du travail, l’OCDE énonce, pour s’en féliciter, les réformes prises par les gouvernements grecs : « les autorités ont donc, à la fin de 2011, donné un coup d’accélérateur à la réforme du marché du travail, articulée autour de quatre axes : i) décentralisation du système de négociations salariales ; ii) allègement de la protection de l’emploi ; iii) réduction du salaire minimum ; et iv) accroissement de la flexibilité du temps de travail ».

Et l’organisme souligne les bons résultats obtenus : « grâce à ces réformes, le comportement du marché du travail est en train de changer. Les coûts de main-d’oeuvre ont chuté fortement depuis la fin de 2011 et les accords sur la flexibilité du temps de travail sont devenus plus courants, une part plus grande étant faite au travail à temps partiel et à l’emploi intermittent (….). L’allègement de la protection de l’emploi a été plus prononcé depuis 2008 que dans d’autres pays de l’OCDE, exception faite du Portugal, et il est aujourd’hui proche de la moyenne de l’OCDE pour les emplois à durée indéterminée. » Comment mieux souligner les objectifs de ces réformes : baisse des salaires, flexibilité du temps de travail, licenciements plus faciles et précarisation ?

Les mêmes évolutions sont rapportées en ce qui concerne la réglementation sur le marché des biens (product market regulation) à partir d’une batterie d’indicateurs censés mesurer les obstacles à la création d’entreprise, la complexité des procédures réglementaires, les charges administratives, les obstacles au commerce et à l’investissement et l’interventionnisme de l’Etat. Là encore, la Grèce a été un bon élève et va dans le bons sens, celui de la déréglementation (graphique 2).

 

Graphique 2
Indice de réglementation des marchés des biens

GRajust2 Source : OCDE

 

Le document du FMI déjà cité n’hésite pas affirmer que les simulations des effets des réformes structurelles sont « cohérentes avec l’évolution de l’économie grecque » et que les résultats obtenus « sont également compatibles avec la croissance à long terme prévue dans le cadre du programme ». Il faut une certaine dose d’aveuglement idéologique pour proférer de telles énormités, qui ne peuvent cacher cette réalité : la Grèce a été plongée dans une profonde récession, alors même qu’elle appliquait à la lettre les fameuses «réformes structurelles».

Les multiplicateurs budgétaires

L’économie grecque n’a pas suivi l’évolution prévue par les économistes de la Troïka. Le graphique 3 ci-dessous montre diverses estimations de la croissance de l’économie grecque pour les années 2012 et 2013. En janvier 2010, le «plan de stabilité et de croissance» défini en accord avec la Commission européenne prévoit qu’elle sera de 4,4 %. En septembre de la même année, le FMI descend à 3,5 % et le budget grec de 2011 reprend cette prévision. Dès octobre 2011, les anticipations deviennent négatives et se dégradent de plus en plus jusqu’à la réalité observable, à savoir un recul du PIB de 11,5 % sur 2012 et 2013.

 

Graphique 3
Prévisions officielles de croissance du PIB pour la période 2012-2013

GRajust3

 Source : Nicos Christodoulakis [8]

 

Une erreur aussi abyssale devrait signer l’échec des politiques d’ajustement. Elle ne repose pas principalement sur la foi aveugle dans les réformes structurelles, mais surtout sur une énorme sous-estimation du multiplicateur budgétaire. On peut expliquer en termes simples la signification de ce paramètre. Les dépenses publiques sont un élément du PIB, et dans le cas de la Grèce, elles en représentent plus de la moitié. Si un Etat baisse les dépenses publiques, il va faire baisser le PIB, et le multiplicateur budgétaire dit dans quelle proportion. Si par exemple ce multiplicateur est égal à 1/2, une baisse de 100 des dépenses publiques conduira à une baisse de 50 du PIB. Toute la question est donc de savoir combien vaut ce multiplicateur.

Certains économistes néo-libéraux les plus doctrinaires minimisent le risque d’austérité induit par l’austérité budgétaire, par référence à ce qu’ils appellent «équivalence ricardienne». Selon cette hypothèse, les choix budgétaires de l’Etat seraient neutralisés par le comportement d’épargne. Dans ce débat, un économiste de l’Université d’Harvard, Alberto Alesina, a joué un rôle non négligeable, avec en particulier sa contribution à la réunion des ministères européens des finances à Madrid en avril 2010 [9]. Alesina se demande si les ajustements budgétaires conduisent toujours à des récessions et sa réponse est « un non catégorique (loud). Depuis le début des années 1990, plusieurs auteurs ont noté que des politiques de réduction des déficits ont été accompagnées dans plusieurs pays européens par un supplément de croissance, à l’opposé du récit keynésien standard. »

Bien que ses différents articles aient été soumis à des critiques dévastatrices [10], Alesina tombait à pic pour justifier le tournant vers l’austérité budgétaire en Europe, et il sera même cité dans le communiqué officiel de la réunion. Un peu plus tard, Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, pourra déclarer que « c’est une erreur que de croire que la rigueur budgétaire s’oppose à la croissance et à la création d’emplois » [11].

Le FMI se montrait plus prudent et expliquait, dans un rapport publié en 2010, qu’une «consolidation budgétaire» d’un point de PIB conduit à une baisse du PIB de 0,5 %, pouvant même aller jusqu’à 1 % si cette politique est étendue à un grand nombre de pays [12]. Quelques années plus tard, l’économiste en chef du FMI, publiera un document de travail qui est une sorte d’autocritique [13]. Il admet que la consolidation budgétaire a conduit à une croissance plus faible que prévu : « une interprétation naturelle est que les multiplicateurs budgétaires étaient sensiblement plus élevés que les hypothèses implicites des prévisionnistes ». Pour résumer, les prévisions étaient faites avec des multiplicateurs voisins de 1/2 alors qu’ils étaient supérieurs à 1.

Cette découverte tardive ne semble pas cependant avoir influencé la politique menée en pratique dans le cadre de la Troïka, même si elle avait suscité de fortes réserves en interne. En 2010, le représentant suisse au FMI, René Weber, pouvait ainsi déclarer : « nous avons beaucoup de doutes quant à la faisabilité du programme (…) les hypothèses de croissance semblent trop optimistes (…). Pourquoi la restructuration de la dette et l’implication du secteur privé dans le plan de sauvetage n’ont pas été prises en considération ? » [14]

L’effet de cet aveuglement a été particulièrement dramatique dans le cas de la Grèce. Et, dans la mesure où l’un des objectifs des programmes d’ajustement était en principe de réduire le poids de la dette, on peut établir qu’il aurait mieux valu s’en passer. C’est ce que démontre une étude récente de deux économistes allemands de l’institut IMK [15]. En prenant des valeurs mieux fondées des multiplicateurs, ils montrent qu’en l’absence d’austérité, le PIB grec aurait stagné – comme la moyenne de la zone euro – au lieu de chuter de 25 %. L’augmentation des recettes de l’Etat aurait été plus efficace que les coupes dans les dépenses pour faire baisser le ratio dette/PIB qui aurait été en 2014 de 135 % au lieu de 175 %. Bref, « la période 2010-2014 était le mauvais moment pour une réduction des dépenses publiques [qui] aurait dû être mise en œuvre progressivement après la reprise de l’économie grecque ».

Politiques absurdes ou thérapie de choc ?

Comment caractériser les politiques d’ajustement de la Troïka ? D’un côté, on vient de montrer leur absurdité dans la mesure où elles ont imposé une terrible régression au peuple grec, sans atteindre leurs objectifs supposés. Mais on a vu aussi que les fameuses réformes structurelles ont effectivement « mordu » sur la réalité sociale de la Grèce. Il faut ici se garder d’une double simplification : ce n’est pas seulement sous l’influence d’économistes ultra-dogmatiques que la Troïka a imposé ses mesures. Mais elle a sans doute aussi sous-estimé les ravages que ces mesures allaient provoquer sur la société et sur l’économie grecques.

Quoi qu’il en soit, les déterminations idéologiques et politiques se combinent aujourd’hui pour conduire les «institutions» à affirmer de manière brutale leur volonté de ne laisser aucune marge de manœuvre au nouveau gouvernement grec et, notamment, d’interdire toute remise en cause des réformes anti-sociales mises en œuvre par les gouvernements précédents.

Références

[1] Michel Husson, « Grèce : une économie dépendante et rentière », A l’encontre, 12 Mars 2015economie dépendante

[2] Uwe Böwer, Vasiliki Michou, Christoph Ungerer, « The Puzzle of the Missing Greek Exports », European Commission, Economic Papers n°518, June 2014

[3] « Where are we headed? Perspectives on potential output », IMF, World Economic Outlook April 2015, chapter 3, p.37

[4] Sabina Avdagic and Paola Salardi « Tenuous link: labour market institutions and unemployment » , Socio-Economic Review (2013) 11

[5] « Growth Effects of Structural Reforms in Southern Europe », European Commission, Economic Papers 511, December 2013

[6] « Greece. Selected issues », IMF Country Report n°13/155, May 2013.

[7] OCDE, Etudes économiques Grèce 2013

[8] Nicos Christodoulakis, « From grexit to growth: on fiscal multipliers and how to end recession in Greece », National Institute Economic Review n°224, May 2013

[9] Alberto Alesina, « Fiscal adjustments: lessons from recent history », prepared for the Ecofin meeting in Madrid April 15 2010.

[10] Arjun Jayadev and Mike Konczal, « When Is Austerity Right? In Boom, Not Bust », Challenge, November–December 2010.

[11] Jean Quatremer, Interview de Jean-Claude Trichet, 13 juillet 2010.

[12] FMI, « Will It Hurt? Macroeconomic Effects of Fiscal Consolidation », World Economic Outlook, octobre 2010, chapter 3.

[13] Olivier Blanchard and Daniel Leigh, « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », IMF, January 2013.

[14] « Secret IMF documents reveal extent of concern about 2010 Greek bailout », ekathimerini, October 8, 2013.

[15] Sebastian Gechert, Ansgar Rannenberg, « The costs of Greece’s fiscal consolidation », IMK, March 2015.

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