Par Rédaction A l’Encontre et MSF
«Et s’il fallait penser autrement les migrations? S’il fallait les autoriser pour mieux les limiter? Iconoclaste, l’idée est pourtant prônée par les chercheurs les plus réputés. «Les frontières n’ont jamais été aussi fermées, et pourtant il n’y a jamais eu autant de migrants. Quelque chose ne va pas», observe François Gémenne, politologue au Centre d’études et de recherches internationales. Ses travaux l’ont amené à conclure que «l’ouverture ou la fermeture des frontières ne crée ni n’empêche les flux. Une frontière fermée n’arrête pas un migrant qui a payé 5000 dollars et est prêt à risquer sa vie, ajoute-t-il. A Ceuta et Melilla, une même personne peut tenter cinq, dix, cent fois le passage. L’interdiction n’empêche rien, mais accroît la prise de risque.»
Pour François Gémenne, comme pour la directrice de recherche au CNRS Catherine Wihtol de Wenden, en plus d’être mortelles et inefficaces, les politiques de fermeture induisent toute une série d’effets secondaires économiques négatifs pour les Etats, à cause notamment de la clandestinité qu’elles encouragent. Une libre circulation des hommes, sur le modèle des capitaux et des marchandises, voilà ce qu’ils étudient depuis 2013, au sein de Mobglob (Mobilité globale et gouvernance des migrations), un groupe de chercheurs dont fait également partie l’anthropologue Michel Agier, directeur d’études à l’EHESS. «Nous y étudions les conséquences d’une libéralisation des passages sur cinq zones géographiques, ajoute M. Gémenne. Nos travaux ne sont pas terminés, mais ils montrent déjà qu’une telle politique n’entraînerait pas d’afflux massif.» (Le Monde, mardi 21 avril 2015, p. 3) Cet article de Maryline Baumard est intitulé : «Fermer les frontières n’arrête pas un migrant prêt à risquer sa vie». Un titre qui synthétise toutes les études sérieuses qui rompent avec les discours dominants de la droite à la social-démocratie, sans mentionner la référence au modèle australien vanté par un professeur de l’Université de Neuchâtel, Etienne Piguet, lors de l’émission «infrarouge», du 21 avril 2015, sur la RTS [1].
Les brèves réflexions rapportées par la journaliste du Monde peuvent servir de point d’appui pour une analyse et des propositions qui feraient face à la campagne hypocrite camouflant les causes des départs massifs d’êtres humains voulant sauver leur vie (au risque connu de la perdre): les guerres impérialistes – entre autres, depuis la guerre de 2003 contre l’Irak – ou celles sous-traitées ou co-organisées comme actuellement au Yémen; le soutien durant des années à des dictatures chargées à coups de centaines de millions d’euros de «gérer les migrants» au moyen de la répression, de camps de concentration, de la torture ou de la répression (comme Ben Ali en Tunisie ou Kadhafi en Libye); l’impunité de fait dont jouit la dictature d’Assad qui provoque des millions de réfugiés, etc.
Sous le couvert de «l’urgence humanitaire» se dévoile une xénophobie d’en haut catalysée par des antiennes propagandistes sur le refrain de «l’appel d’air», par des lois, des règlements, par des révisions encore plus sécuritaires construisant des murs, qui s’ajoutent aux murs réels qui font actuellement 9600 km dans le monde. On est loin de la «chute du mur» de 1989.
Nous publions ci-dessous la dernière déclaration de Médecins sans frontières. MSF va participer aux nécessaires actions de sauvetage en collaboration avec une ONG de Malte, durant les mois à venir qui risquent d’accroître ce qu’une députée européenne, modérée, Barbara Spinelli, a qualifié dans le quotidien financier 24 Ore/Il Sole de «crimes de guerre». (Rédaction A l’Encontre)
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Devant la nouvelle tragédie qui a eu lieu en mer Méditerranée aujourd’hui, l’organisation humanitaire Médecins sans frontières (MSF) appelle les Etats membres de l’Union européenne (UE) à mettre urgemment sur pied une opération de recherche et sauvetage afin d’empêcher de nouveaux naufrages.
«Les politiques mises en œuvre par l’Union européenne sont en train de transformer la mer Méditerranée en une véritable fosse commune», explique Loris De Filippi, président de MSF en Italie. «L’Europe a tout simplement fermé ses portes aux milliers de personnes qui fuient la guerre ou les graves crises humanitaires que traversent leurs pays. Il ne leur reste d’autre choix que de risquer leur vie avec cette traversée périlleuse. Nous n’avons plus le temps de la réflexion, il faut agir maintenant. Mettre fin au programme italien de sauvetage en mer Mare Nostrum était une erreur funeste. Les Etats membres de l’UE doivent immédiatement mettre en place une opération similaire à large échelle composée de patrouilles de recherche naviguant au plus près des côtes libyennes. Les moyens mis en œuvre actuellement sont insuffisants, comme le montrent les catastrophes de ces derniers jours. Cette tragédie n’est hélas pas la dernière, à moins que l’Europe n’affiche enfin la volonté de réagir.»
Rien que cette dernière semaine, 11’000 personnes ont risqué leur vie en tentant la traversée de la Méditerranée, et plus de mille noyades ont été rapportées. Peu importe la hauteur des barrières que l’Europe s’ingénie à bâtir autour de ses frontières terrestres, ou les obstacles de toutes natures qu’elle met sur la route des migrants, ceux-ci n’ont d’autre choix que de tenter leur chance vers l’Europe, en fuyant les guerres et les crises humanitaires graves qui touchent leurs pays, et où leurs vies sont souvent menacées.
Des voies d’accès sûres et légales pour les migrants
«700 morts sur une seule journée, c’est le genre de chiffres qu’on ne rencontre que dans une zone de conflit intense. Mais cette tragédie humanitaire se déroule juste là, à nos portes, sans que l’Europe ne semble vouloir rien y faire. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de lancer notre propre opération de recherche et sauvetage en mer, avec pour objectif d’empêcher le plus de personnes possible de se noyer», précise De Filippi. «La vraie solution pour éviter des milliers de morts supplémentaires serait de mettre en place des voies d’accès sûres et légales pour les migrants et les demandeurs d’asile. Mais en attendant, la situation humanitaire créée par les politiques migratoires européennes est si catastrophique qu’elle ne nous laisse d’autre choix que la mise en place de cette opération de sauvetage.»
Début mai, MSF lancera, notamment en partenariat avec l’organisation d’assistance aux migrants en mer MOAS, sa première opération de recherche et sauvetage en mer; une intervention qui sera rapidement renforcée. Cette opération a été mise sur pied pour faire face à l’augmentation rapide du nombre de décès en mer Méditerranée. Pour MSF, cette crise humanitaire est le résultat des politiques migratoires de l’Union européenne et nous ne pouvons pas l’ignorer.
MSF appelle les gouvernements de l’Union européenne à mettre en place des voies d’accès au continent qui soient légales et sûres, à relancer une opération de sauvetage en mer et, enfin, à garantir des conditions d’accueil dignes à ceux qui sont venus se réfugier en Europe.
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[1] Voici ce que Le Monde du 25 avril 2015, donne à connaître à propos du «modèle australien» :
«Avec l’opération «Frontières souveraines», lancée par Tony Abbott, les bateaux transportant des migrants sont repoussés par des militaires hors des eaux australiennes, souvent en Indonésie, pays de transit, quitte à provoquer des tensions entre les deux pays. Ou les migrants, adultes et enfants, sont placés dans des centres de détention ouverts par l’Australie au début des années 2000 dans le Pacifique, sur l’île de Manus (Papouasie-Nouvelle-Guinée) et sur l’îlot de Nauru.
Mais, même s’ils sont reconnus réfugiés, les migrants arrivés illégalement n’ont pas le droit de s’installer en Australie. Une nouvelle «opportunité» est offerte aux réfugiés de Nauru : Canberra les invite à s’installer au Cambodge, pays qui a empoché 40 millions de dollars (28,8 millions d’euros) grâce à un accord bilatéral signé en septembre 2014. Un premier groupe de réfugiés pourrait bientôt quitter Nauru pour Phnom Penh.
Dans une lettre dont le contenu a été révélé par des médias australiens, l’Australie promet «un pays sûr, sans persécution et violence, (…) sans chiens errants», l’école pour les enfants, une assurance santé. L’accord a été vivement critiqué. L’ONU accuse l’Australie de manquer aux obligations liées à la convention sur les réfugiés de 1951. «Il est essentiel que les pays ne transfèrent pas ailleurs leur responsabilité sur la question des réfugiés», a réagi le HCR. Selon les ONG, l’Australie peine à trouver des volontaires pour partir au Cambodge.
Pourtant, Nauru n’a rien d’un havre de paix. Une enquête lancée par le gouvernement, après des accusations d’une ONG, a confirmé des allégations de viols, d’abus sexuels sur mineurs dans le centre de Nauru, où étaient détenues en mars 718 personnes, dont 103 enfants. Des gardes auraient échangé de la marijuana contre des faveurs sexuelles. Les demandeurs d’asile s’abstiendraient de déposer plainte en cas de violences, inquiets pour leur statut de réfugié.
Peu avant la publication de cette enquête, Juan Ernesto Mendez, le rapporteur spécial de l’ONU sur la torture, accusait l’Australie de ne pas respecter les règles internationales, en détenant des demandeurs d’asile. Ces pratiques «néfastes» peuvent causer des traumatismes aux enfants, a dénoncé M. Mendez. Mais il en faut plus pour impressionner Tony Abbott. «Je crois vraiment que les Australiens en ont assez de recevoir des leçons des Nations unies», a-t-il réagi. Stopper le trafic organisé par les passeurs, c’est, selon lui, faire preuve «d’humanité, de compassion, de décence».
Pour Paul Power, président du Conseil australien pour les réfugiés, la politique de M. Abbott n’a rien d’un succès. «Il est fort probable que les demandeurs d’asile qui se sont vu refuser l’entrée en Australie soient ailleurs, dans des conditions très précaires, risquant leur vie pour trouver une protection.» Les bateaux n’ont pas été stoppés : «C’est juste qu’on leur refuse l’entrée en Australie » Une embarcation transportant des migrants a ainsi été renvoyée au Vietnam, sans leur laisser une chance de remplir convenablement leur demande d’asile», dénonce-t-il.
Le vice-président du Front national, Florian Philippot, souhaiterait adopter le modèle australien, en reconduisant les bateaux vers leur point de départ. Selon Jane McAdam, spécialiste du droit des réfugiés à l’université de Nouvelle-Galles-du-Sud, c’est inenvisageable. «La législation australienne, qui permet aux responsables d’agir comme ils l’entendent, en mer, avec les demandeurs d’asile, ne passerait jamais en Europe : c’est incompatible avec le droit international et le droit européen.» Elle appelle à traiter les migrants avec dignité?: «Les Etats ne peuvent pas agir en toute impunité en mer.»
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