Fidel Sanchez Gabriel: un personnage à la Galeano

Eduardo Galeano
Eduardo Galeano

Par Luis Hernandez Navarro

[ Le 13 avril 2015 est décédé l’écrivain et journaliste uruguayen Eduardo Galeano, auteur, entre autres, des Veines ouvertes de l’Amérique latine. L’article que nous publions ici est une forme particulière d’hommage à ce grand auteur.]

Fidel Sanchez Gabriel a 45 ans et il vit et travaille depuis 38 ans comme journalier agricole. Avec ses mains et ses connaissances il a cultivé des centaines de tonnes de légumes et de fruits les plus divers. Bien que son travail épuisant ait produit d’incalculables richesses, il vit dans la pauvreté. Aujourd’hui, il est la voix des travailleurs ruraux de San Quintin (Baja California), où il vit depuis 1981.

Fidel est né dans la municipalité de San Juan Ixtepec, à Oaxaca. Fils de parents mixtèques, paysans et journaliers comme lui, il continue à utiliser fièrement sa langue maternelle. Il a appris à parler en espagnol à sept ans, lorsque sa famille a quitté sa communauté en 1977 pour se rendre dans les champs agricoles du nord-ouest du pays. Il n’a pu suivre l’école primaire que pendant une année, mais la vie lui a appris de multiples métiers.

La famille de Fidel s’est d’abord rendue à Villa Juarez, dans l’état de Sinaloa (Mexique), où il fallait cueillir des tomates. Ensuite, cette famille est allée cueillir le coton à San Juan de los Planes, au sud de Baja California. Ils dormaient à la belle étoile, à peine protégés par quelques palmiers. Fidel se souvient très bien d’une nuit où ils se sont réveillés en sursaut en sentant un mouvement sur le sol. En allumant une lampe, ils ont vu apparaître un énorme serpent, qu’ils ont réussi à tuer avec les moyens du bord afin de pouvoir continuer à dormir.

Dans ce camp de travail – pas plus que dans les autres – il n’y avait ni installations sanitaires, ni moyens de transport réguliers, ni école. Ils buvaient, cuisaient et se lavaient avec l’eau d’arrosage pour l’agriculture. Les plus jeunes enfants passaient les journées sans éducation scolaire, jouant au cache-cache, aux petites voitures et à d’autres jeux qu’ils inventaient. Lorsqu’il a eu 9 ans, Sanchez Gabriel travaillait déjà comme journalier, cueillant du coton dans une petite ferme. Ensuite, à Empalme, dans l’état de Sonora, il marchait des kilomètres au soleil pour apporter à son père son repas de midi. A treize ans, il a commencé à travailler à plein-temps en récoltant différentes sortes de piments et des courges.

En 1981, la famille s’est installée à San Quintin. Un patron leur a offert un terrain pour construire un logement rustique sans devoir payer un loyer et il leur a fourni de bâches de plastique et du bois. Ce nouveau logement constituait un pas en avant, mais il comportait également un désavantage majeur dans la mesure où la famille était à la disposition du patron.

Lorsque la compagnie transnationale Canelos est arrivée à San Quintin, beaucoup de gens – dont Sanchez Gabriel – y sont allés travailler. L’entreprise fabriquait des gîtes et des petites maisons pour ses travailleurs. Le mécontentement n’a pas tardé à se répandre.

Le 16 septembre 1984 il y a eu une grève des journaliers agricoles, organisée par la Centrale indépendante des ouvriers agricoles et des paysans (CIOAC). Le mouvement exigeait une augmentation salariale et de meilleures conditions de travail. La grève s’est soldée par une victoire au bout d’une journée et demie. Quelque temps plus tard, une deuxième grève a éclaté dans la même entreprise et avec les mêmes revendications. Elle a également emporté un succès. Néanmoins les tentatives d’organiser un syndicat local n’ont pas abouti notamment à cause de la complicité entre les directions syndicales  et les patrons.

En 1985, Fidel a appris qu’il y avait beaucoup de travail et de dollars aux Etats-Unis, et il s’est rendu à Phoenix (Arizona) avec ses cousins et ses oncles. Mais la «migra» (la police d’immigration) était partout. Il a donc été poursuivi à deux reprises, mais il a eu plus de chance que ses proches et n’a pas été déporté comme eux. Au bout de trois mois le mal du pays l’a poussé à revenir à San Quintin.

En 1986, la CIOAC a décidé d’organiser les travailleurs journaliers en partant de la lutte pour le logement. Fidel a rejoint le mouvement et a ainsi entamé une carrière «montante »au sein de la centrale: d’abord secrétaire de la colonie, puis secrétaire d’action syndicale et secrétaire général régional.

Sanchez a été membre du PSUM (Parti socialiste unifié du Mexique, issu du PC) et ses fusions, le PMS (Parti mexicain socialiste) et le PRD (Parti de la révolution démocratique). Mais en fin de compte, il s’est écarté du parti où il n’était pas à l’aise et a préféré participer à la lutte sociale.

Il a alors décidé d’aller travailler aux Etats-Unis, bien qu’il n’eût pas de papiers qu’il ne parlait pas l’anglais. Il y est resté pendant 18 ans, revenant tous les sept ou huit mois pour retrouver sa famille. Il a été emprisonné et déporté plusieurs fois, mais il n’a jamais renoncé et a toujours trouvé un moyen d’entrer à nouveau dans le pays. C’est ainsi qu’il a été en Californie, en Oregon, à Washington, en Floride et dans beaucoup d’autres Etats.

En 1997 il a participé à une grève des cueilleurs de tomates de la Coalition de travailleurs de Immokalee. Il s’est dit: «Je suis un cueilleur de tomates, cette lutte est donc également la mienne et je me joins à elle». A Mattawa, dans l’Etat de Washington, après avoir participé à la récolte des pommes, il a à nouveau dormi à la belle étoile. Une année plus tard, avec l’Union César Chavez (du nom du dirigeant syndical qui a fait reconnaître, à la fin des années 1970, une structure syndicale pour les travailleurs agricoles), il a réussi à obtenir des logements dignes pour ses camarades. En 2008 il est revenu définitivement à San Quintin pour retrouver sa famille.

Lorsque Enrique Peña Nieto (président du Mexique) est arrivé au pouvoir, les conséquences des réformes structurelles se sont fait sentir, et Fidel a décidé de les combattre. Il a essayé de retrouver ses anciens camarades, mais sans succès. Par contre, il a rencontré le Front populaire révolutionnaire avec lequel il a trouvé beaucoup de points communs. Il a également rencontré l’Alliance des organisations pour la justice sociale.

Cette Alliance existait depuis sept ans et demi. Fidel connaissait bien la situation des journaliers agricoles à San Quintin et avait des idées sur comment résoudre leurs problèmes. Comme ces idées allaient dans le même sens que ceux de l’Alliance, il n’a pas tardé à rejoindre cette dernière.

Le 2 et le 3 juin 2014, ils ont lancé une mobilisation pour apporter une solution au problème de l’eau, et celle-ci a été une répétition générale de ce qui allait se passer l’année suivante.

L’Alliance s’est consacrée à conscientiser et à organiser les journaliers dans les plantations avant d’adresser ses revendications concernant les conditions de travail au gouvernement de l’Etat. Comme les autorités ne les prenaient pas au sérieux, ils ont décidé de préparer une grève. Fin février les rumeurs à ce sujet étaient nombreuses dans tout le territoire de la municipalité. Les gens disaient «on ne supporte plus, on veut aller vers une grève, ou est ce qu’ils seraient des vendus?»

La grève générale a éclaté le 17 mars. Avec son expérience organisationnelle et de vie militante, Fidel, celui qui comptait les étoiles, est devenu une voix indispensable. Lorsqu’il a été accusé par le patronat d’appartenir à une organisation d’insurgés, il a répondu : «Je n’ai pas la tête à être un guérillero, je ne porte pas d’armes. Ma seule arme, ce sont mes mains».

A sa manière il fait déjà partie de ces personnages que l’on rencontre dans les œuvres de Eduardo Galeano telles que Mémoire du Feu, un de ces personnages qui font l’histoire de notre continent, dignement, aux côtés de leur peuple. (Traduction par A l’Encontre ; article publié dans La Jornada).

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Luis Hernandez Navarro est journaliste, coordinateur d’opinion et éditorialiste du journal mexicain La Jornada.

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