Par Robert Lochhead
La fin du XIXème et le début du XXème avaient vu se multiplier les exemples de la rapine colonialiste et impérialiste:
Pour n’en citer que quelques-uns:
• L’exploitation sanguinaire, génocidaire, du Congo par le Roi des Belges Léopold II de 1884 à 1908.
• La conquête de l’Afrique sahélienne et centrale par la France en 1890-1898.
• L’occupation de l’Egypte, modernisée par les khédives, par le Royaume-Uni en 1882, puis la conquête du Soudan en 1896-1898.
• La conquête des Républiques hollandaises du Transvall et de l’Etat libre d’Orange par le Royaume-Uni, la guerre des Boers, en 1899-1902, pour les intégrer dans la République sud-africaine britannique.
• La répression génocidaire du soulèvement des Herreros en 1904, puis celui des Namas en 1906, par l’armée allemande en Afrique de l’Ouest allemande (l’actuelle Namibie).
• La conquête de la Libye par l’Italie en 1911.
Les partis socialistes et l’Internationale dénonçaient toutes ces entreprises impérialistes et racistes.
Un exemple particulièrement impressionnant vit toutes les grandes puissances s’unir pour inaugurer le siècle nouveau:
En 1900 les troupes de toutes les grandes puissances coalisées, d’Autriche-Hongrie, France, Allemagne, Italie, Japon, Russie, Royaume-Uni et Etats-Unis, occupaient Pékin.
L’insurrection anti-étrangers, anti-chrétienne, de la société secrète des poings de justice, appelée révolte des boxers par les Occidentaux, a été utilisée par le gouvernement de l’impératrice douairière Ci Xi (Tzeu Hi) pour tenter d’écarter l’emprise des colonisateurs occidentaux sur la Chine. Pendant cinquante-cinq jours de l’été 1900, le quartier des légations étrangères à Pékin est bloqué par les insurgés jouissant de la complaisance du gouvernement impérial. Jusqu’à l’arrivée du contingent multinational, débarqué à Tientsin (Tianjin) qui fait le happy end du film de 1963 Les cinquante-cinq jours de Pékin, de Nicholas Ray, qui glorifie l’impérialisme occidental en belle histoire d’amour entre un officier US et une espionne russe.
Dans la vie réelle, il n’y eut pas de happy end: L’impératrice dut se réfugier à Xi’an. Les troupes des alliés, renforcés par le débarquement d’une armée allemande et l’arrivée de l’Armée russe de Mandchourie, lancent des raids à travers le Nord-Est de la Chine, massacrant, pillant, violant. Le 7 septembre 1901, le gouvernement chinois doit signer le «Grand Protocole»: Le Royaume-Uni, qui possède déjà Hong Kong, reçoit Weihai; l’Allemagne reçoit le port de Tsingtao (Quingdao) ; la Russie, la péninsule de Liaodong; le Japon, le port de Tientsin ; la France, le Japon, le Royaume-Uni, reçoivent des quartiers supplémentaires de Shanghai qui élargissent encore la «concession internationale» de cette ville; les grands fleuves deviennent des eaux internationales où patrouillent les canonnières des puissances; la Chine doit payer jusqu’en 1939 une indemnité astronomique de 450 millions de taels d’argent fin: en 1939, elle aura payé l’équivalent en termes réels de 61 milliards de dollars d’aujourd’hui.
Ce sont les «traités inégaux» mentionnés dans Tintin et Le Lotus Bleu dont l’action se déroule dans la concession internationale de Shanghai en 1933 quand les Japonais occupent Shanghai.
Rosa Luxemburg écrit en 1915 dans sa Brochure de Junius:
« Ces événements, qui se succédèrent coup sur coup, créèrent de nouveaux antagonismes en dehors de l’Europe: entre l’Italie et la France en Afrique du Nord, entre la France et l’Angleterre en Egypte, entre l’Angleterre et la Russie en Asie centrale, entre la Russie et le Japon en Asie orientale, entre le Japon et l’Angleterre en Chine, entre les Etats-Unis et le Japon dans l’Océan Pacifique – une mer mouvante, un flux et reflux d’oppositions aiguës et d’alliances passagères, de tensions et de détentes, au milieu de laquelle une guerre partielle menaçait d’éclater à intervalle régulier entre les puissances européennes, mais chaque fois, était différée à nouveau. Dès lors, il était clair pour tout le monde:
1) Que cette guerre de tous les Etats capitalistes les uns contre les autres sur le dos des peuples d’Asie et d’Afrique, guerre qui restait étouffée mais qui couvait sourdement, devait conduire tôt ou tard à un règlement de comptes général, que le vent semé en Afrique et en Asie devait un jour s’abattre en retour sur l’Europe sous la forme d’une terrible tempête, d’autant plus que ce qui se passait en Asie et en Afrique avait comme contrecoup une intensification de la course aux armements en Europe.
2) Que la guerre mondiale éclaterait enfin aussitôt que les oppositions partielles et changeantes entre les Etats impérialistes trouveraient un axe central, une opposition forte et prépondérante autour de laquelle ils puissent se condenser temporairement. Cette situation se produisit lorsque l’impérialisme allemand fit son apparition.» (pp.91-92) [1]
Les « buts de guerre »
Que la Première Guerre mondiale ait été une guerre de rapine, de pillage, de repartage des richesses du monde, est parfaitement illustré par les termes que les vainqueurs ont imposé aux vaincus:
Par la Paix de Brest-Litovsk du 3 mars 1918, l’Allemagne victorieuse de la Russie, et ses alliés l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman, impose à la jeune République soviétique un dépeçage de l’empire russe: l’indépendance de la Pologne, d’une république ukrainienne, d’une république biélorusse et des trois pays baltes, Estonie, Lettonie, Lituanie, plus une indemnité de 94 tonnes d’or (39 milliards $ d’aujourd’hui). C’est la réalisation du but constant de l’impérialisme allemand, jusqu’à aujourd’hui d’ailleurs, la constitution d’un hinterland en Europe de l’Est plus ou moins sous protectorat allemand mais tout à fait dans sa zone économique.
Par ailleurs la Russie devait céder à l’Empire ottoman Kars et Batoum sur la Mer Noire.
L’armée allemande put ramener à l’Ouest ses divisions pour une offensive qui fut près d’écraser la France et le Royaume-Uni en juin 1918, dans la deuxième bataille de la Marne. Cela échoua parce que les troupes ramenées de Russie, touchées par l’enthousiasme pour la Révolution russe et la propagande soviétique, n’avaient plus très envie de se battre ; et parce que les armées des Etats-Unis renforcèrent les Alliés.
Si l’Allemagne avait été victorieuse, elle n’aurait pas seulement enlevé à la France et au Royaume-Uni quelques colonies en Afrique et en Asie. De la Belgique qu’elle avait envahie, elle aurait fait un protectorat présentable en l’agrandissant peut-être de la Flandre française (Lille et Dunkerque) ; elle aurait exigé du Royaume-Uni la cession, ou la destruction, d’une partie de sa flotte de guerre.
Et elle aurait confisqué de toute façon les forteresses de Toul et Verdun qu’elle exigeait en prêt en juillet 1914 pour prix d’une neutralité de la France.
Et, bien sûr, prit enfin le protectorat sur le Maroc que l’Allemagne et la France se disputaient depuis le début du XXe siècle.
Par le Traité de Versailles imposé à l’Allemagne le 28 juin 1919, les Alliés, principalement la France particulièrement vorace, dépouillaient l’Allemagne jusqu’aux os, pensant pouvoir l’affaiblir pour longtemps:
• Les colonies allemandes sont partagées: à la France le Togo et le Cameroun ; au Royaume-Uni le Tanganyka (l’actuelle Tanzanie) et l’Afrique du Sud-Ouest (l’actuelle Namibie) ; au Japon les « concessions » allemandes en Chine et les îles allemandes dans le Pacifique.
• La Haute-Silésie (Breslau/Wroclaw) et Poznan à la Pologne qui obtient l’embouchure de la Vistule sur la Baltique sauf la ville de Dantzig qui devient ville libre sous mandat international.
• Confiscation de tous les avoirs allemands (propriété des entreprises ou des citoyens allemands) en dehors d’Allemagne ; soit une expropriation minutieuse qui faisait peu de cas du droit de propriété prétendu sacro-saint dans le capitalisme.
• Confiscation des charbonnages de la Sarre par la France et la Sarre sous mandat français durant quinze ans.
• Occupation et démilitarisation de la Rhénanie.
• Les fleuves allemands deviennent eaux internationales soumises à des autorités alliées.
• Confiscation de toute la marine marchande allemande.
• Confiscation de 5000 locomotives et 150’000 wagons.
• Gestion des chemins de fer allemands par des autorités alliées.
• Limitation de l’armée allemande à 100’000 professionnels, la Reichswehr et la marine à 6 croiseurs légers et 15’000 hommes.
• L’Allemagne doit payer une indemnité astronomique, non limitée mais définie par des obligations de dédommagements de nombreuses dépenses alliés, mais estimée à environ 31 milliards $ de 1919, soit 442 milliards $ de 2014.
Par ailleurs, la France et le Royaume-Uni, par le célèbre accord Sykes-Picot de 1916 se partageaient l’empire ottoman: à la France la Syrie et le Liban, au Royaume-Uni la Mésopotamie qui devint l’Iraq, la Transjordanie et la Palestine.
John Maynard Keynes représentait le Chancelier de l’Echiquier dans la délégation britannique à Versailles. Après six mois, il démissionnait en protestation et publiait son fameux Les Conséquences économiques de la paix: [2]
Appauvrir l’Allemagne et la ramener cinquante ans en arrière va plonger toute l’Europe dans la dépression car l’Allemagne est le principal client et le principal fournisseur de la plupart des pays d’Europe. Ou, comme Keynes l’écrit ironiquement:
« Si les Alliés “soignaient” le commerce et l’industrie de l’Allemagne pour une période de cinq ou dix ans, lui accordant des généreux prêts, et avec amplement de bateaux, d’aliments, et de matières premières durant cette période, en établissant des marchés pour elle, et en appliquant délibérément toutes leurs ressources et bonne volonté pour faire d’elle la plus grande nation industrielle en Europe, sinon dans le monde, une somme substantiellement plus grande pourrait être tirée d’elle après ;… » [3]
Tout le problème était là. Le Royaume-Uni avait réussi à éliminer le dangereux rival sur la scène du monde, rival qui pouvait, et voulait, utiliser sa puissance industrielle et scientifique, l’organisation de son capitalisme, hors pair, pour prétendre à une hégémonie mondiale. Mais que pouvait apporter une annulation de l’économie allemande ?
La France victorieuse voulait s’emparer des richesses de l’Allemagne pour compenser enfin son infériorité face à elle. Après 1918, la France va chercher à profiter de la défaite de l’Allemagne pour s’attribuer une hégémonie européenne par un système d’alliances avec les nouveaux états indépendants à l’Est, Pologne, Tchécoslovaquie et Yougoslavie.
Mais, malgré son immense empire colonial, la France n’avait pas le format industriel pour hériter de la position de l’Allemagne en Europe.
Seuls l’Allemagne et le Royaume-Uni pouvaient prétendre à une domination mondiale, ou au moins européenne.
En réalité, même l’impérialisme britannique n’était pas de taille à vaincre l’Allemagne. Sa puissance scientifique, industrielle, financière et militaire ne pouvait se comparer qu’aux Etats-Unis. Cela se révéla quand les Etats-Unis durent entrer en guerre en 1917 pour éviter une défaite des Alliés, dont les Etats-Unis étaient devenus les créanciers. Cela se révéla dès 1924 quand, avec le Plan Dawes, les Etats-Unis prirent en main tant la gestion des réparations allemandes dues aux Alliés que celle de leur dette envers eux, puis le développement économique européen des années 1920. Cela se révéla durant la Deuxième Guerre mondiale. Cela se voit aujourd’hui dans l’hégémonie allemande dans le capitalisme européen…
Les acteurs de l’impérialisme
L’impérialisme ne conduit pas à la guerre par une nécessité mécanique de la concurrence capitaliste pour le partage du marché mondial. De toute façon, ne serait-ce que parce que les groupes capitalistes d’un même pays sont en concurrence entre eux, le ralliement à l’un ou l’autre groupe de puissances rivales ne se fait pas sans hésitations ni débats. Le mécanisme passe par l’intermédiaire de la lutte politique et sociale, de la lutte des classes et fractions de classe, la lutte des partis, d’une lutte d’idées et de programmes politiques, dans le cadre des Etats-bourgeois: France, Royaume-Uni, Allemagne, Etats-Unis,.. et dans le cadre des structures et contraintes, avantages et désavantages, hérités de l’époque antérieure, comme la confiscation de l’Alsace-Lorraine en 1871, les grands empires coloniaux préexistants de la France et du Royaume-Uni ; ou encore le militarisme prussien d’une Allemagne trop tard venue à la table du partage du monde.
Pannekoek évoque judicieusement une nouvelle mode dans les milieux bourgeois du culte de la force et de la volonté de puissance.
La grande crise économique de 1873 et la période de croissance économique stagnante jusque vers 1890, et la croissance des partis socialistes, marxistes, parmi les ouvriers, a généralisé un pessimisme rageur dans la bourgeoisie. Elle s’est détournée des formules républicaines et des Lumières pour s’allier à l’aristocratie et aux monarchies. La conquête de l’Afrique et de l’Extrême-Orient a installé le racisme contre les peuples de couleur. En Angleterre, la longue hégémonie libérale a cédé le pas à la renaissance d’un nouveau parti conservateur. Aux Etats-Unis, la bourgeoisie industrielle qui a dirigé la Guerre de l’Union pour libérer les esclaves et en faire des citoyens, les abandonne et s’allie à l’ancienne classe esclavagiste contre le mouvement ouvrier tandis que le racisme sert à combattre l’entrée des salariés noirs dans les syndicats. En Suisse, le parti radical s’est raccommodé avec le parti catholique-conservateur, pour faire front contre le mouvement ouvrier renforcé par l’industrialisation tardive, en l’obligeant à sortir des rangs radicaux pour fonder les partis socialistes.
La jeunesse bourgeoise s’est enthousiasmée pour des mystiques de la volonté de puissance, contre le rationalisme. Dans le dernier chapitre de La persistance de l’Ancien Régime 1840-1914, Arno Mayer, (1981) évoque en particulier les évolutions culturelles d’où est sorti un certain nihilisme guerrier aristocratique et bourgeois, antidémocratique et anti-socialiste, qui marquait en particulier les milieux d’officiers des armées qui se sont entre-tuées en 14-18.
«En fait, ce furent Darwin et Nietzsche qui dominèrent cette époque . Bien qu’ils fussent l’un décédé, l’autre atteint de paralysie avant le début de ce quart de siècle décisif qui va de 1890 à 1914, ce sont leurs idées forces qui devinrent les armes de la lutte contre le progrès éclairé. Des formules lapidaires telles que la “survie du plus fort” et la “volonté de puissance” furent incorporées à l’armature des idées et des attitudes antiprogressistes et antilibérales. Diffusées par les revues d’opinion, les quotidiens et les salons, elles imprégnèrent les présuppositions que partageaient les classes dominantes et les couches dirigeantes en quête d’une idéologie sur laquelle fonder leur attaque contre les masses démoniaques.» (p.273)
« Les anciennes élites étaient prêtes à utiliser ce primat renaissant de la politique étrangère et impériale pour consolider leurs positions intérieures. Soutenues par la caste guerrière, elles pouvaient même se prétendre les plus compétentes pour mener la guerre de tous contre tous dans l’arène mondiale, où la victoire militaire constituerait la preuve suprême. » (p.277) [4]
Ernest Mandel, dans son livre sur la Deuxième Guerre mondiale, malheureusement jamais traduit en français, écrit:
« Mais si le sens de la Deuxième Guerre mondiale, comme celui de la Première, ne peut être saisi que dans le contexte de la poussée impérialiste vers la domination sur le monde, sa signification réside dans le fait qu’elle fut le test ultime de la force relative des états impérialistes en concurrence. Son issue a déterminé la structure particulière de l’accumulation mondiale du capital pour toute une période. Dans le monde organisé par le capital basé sur les états-nations, la guerre est LE mécanisme pour la résolution finale des divergences. Même si la puissance militaire n’est pas la seule sorte de pression qu’un état capitaliste peut exercer sur ses rivaux, c’est néanmoins la plus haute forme de la puissanc: l’usage potentiel ou effectif de la force armée pour imposer sa volonté est la preuve décisive de la supériorité d’un Etat impérialiste.» (p.17) [5]
L’impérialisme français
Dans le cas de la France, Madeleine Rebérioux (1920-2005) a bien montré comment les idées, les modes, les intérêts, les acteurs, se tissent dans la trame de l’impérialisme:
« Les thèmes mis en avant par le néo-nationalisme nous éclairent à son sujet. Deux haines proclamées: les Allemands, les mauvais Français. Sous ce vocable sont visés ceux qui ne se laissent pas emporter par le courant chauvin, surtout si leur comportement peut-être dommageable aux grands intérêts: cégétistes et socialistes accusés en bloc d’être des “sans patrie”, hommes politiques classés comme pacifistes, ainsi Caillaux et son redoutable impôt sur le revenu. Fut-ce par Caillaux interposé, le néo-nationalisme est un antisocialisme. Mais il se polarise aussi, fortement sur l’Allemagne: les enquêtes, les études, se multiplient à son sujet: le danger qu’elle fait courir à la France est défini comme pressant et multiple, “à la fois continental, maritime, colonial, économique”. La polarisation allemande, fait nouveau, renvoie évidemment au Maroc dont les dépouilles sont âprement disputées entre les deux pays à partir de 1905 ; le nationalisme colonisateur et le nationalisme antiallemand, dressés l’un contre l’autre au début de la IIIe République, se donnent maintenant la main. (p.149)
(…)
Au contraire, la concurrence de l’Allemagne est explicitement et fréquemment invoquée. Certes tous les secteurs du capitalisme français ne sont pas réellement visés de la même manière: la sidérurgie lorraine est plus menacée que les industries charbonnières du Nord-Pas-de-Calais, concurrencées par le charbon anglais et belge, et surtout que les banques aux placements multiples. Mais la place que tient dans la panoplie du nationalisme la rivalité entre la “camelote allemande” et la production français “de qualité” le situe au plus profond de l’impérialisme.
Le comment ? est presque aussi important que le pourquoi ? C’est ici que le néo-nationalisme touche au mysticisme. On oppose le soldat, qui obéit à l’instinct, et l’intellectuel ratiocineur, le centurion gardien de la culture française à l’universitaire prêt à la livrer aux Allemands.(p.150)
(…)
Au total, le courant nationaliste manifeste une réelle unité. Et, diffusé par une presse à laquelle les fonds ne manquent pas, il pèse dans la nation et en particulier sur sa politique extérieure. (p.150)
(…)
Jusqu’à la fin du XIXème siècle, la France a hésité entre une politique d’expansion coloniale qui la mettait en concurrence avec l’Angleterre et une politique continentale dont la pointe était dirigée contre l’Allemagne.(…) La “grande politique ”de Delcassé (ministre des Affaires étrangères de 1898 à 1905) consiste à considérer que ces deux orientations ne sont pas contradictoires et que leur réalisation convergente suppose la liquidation des points de friction avec l’Angleterre, le renforcement de l’alliance avec la Russie, et un effort spécial pour dissocier l’Italie de la Triplice. Telles sont les grandes lignes du plan que, dès février 1899, il expose à ses collaborateurs. (p.151)
(…)
De graves rivalités apparaissent entre les hommes d’affaires intéressés à la “pénétration pacifique au Maroc”. P.Guillen a évoqué la violence du conflit qui oppose à partir de 1902 la Compagnie marocaine, création de Schneider, à un syndicat bancaire sous la direction de Paribas: capital industriel contre capital bancaire. Non sans hésitation le Quai (d’Orsay = le ministère des Affaires étrangères) choisit le consortium animé par Paribas, seul capable de répondre à l’énorme emprunt que le Sultan est mis dans l’obligation de lancer. Lorsque Schneider trouve l’argent nécessaire en s’entendant en 1904 avec la Banque de l’Union parisienne, le conflit ouvert éclate: il est réglé par Delcassé qui, le 9 mai 1904, déclare au secrétaire général du Creusot qu’il ne peut tolérer que sa maison se mette en travers d’une décision d’intérêt national. L’emprunt signé le 12 juin ruine le Maroc, assure au consortium d’énormes bénéfices et à son allié le gouvernement français une position prééminente au Maroc. On peut tirer deux conclusions de cet épisode: selon la première, c’est le pouvoir politique qui a imposé sa loi aux grandes affaires. Selon la seconde, il n’a pu trancher qu’en se liant aux intérêts majeurs du capital bancaire. Ces deux remarques ne sont pas contradictoires. (p.152)
(…)
L’historien n’a pas de preuve de l’intervention belliciste, en pleine crise , des ou de milieux d’affaires. Nous savons bien, d’ailleurs, qu’ils étaient divisés. Mais la concurrence n’est pas un mythe inventé par les marxistes et les liens d’homme à homme et de cabinet ministériel à conseil d’administration, les intérêts pris en charge politiquement, c’est aussi cela la République française. » (p.232) [6]
Une semblable interprétation du bellicisme impérialiste s’impose aussi dans le cas du Royaume-Uni, et de l’Italie, entrée en guerre en 1915 aux côtés des Alliés.
L’espoir renaît: vers une nouvelle Internationale
Le 4 décembre 1914, un député social-démocrate allemand, l’avocat antimilitariste Karl Liebknecht, viole enfin la discipline de la fraction sociale-démocrate au Reichstag et vote contre le deuxième paquet de crédits de guerre. Sa déclaration, que la censure militaire interdit de publier en Allemagne, est publiée le mercredi 9 décembre dans la Berner Tagwacht:
« Cette guerre, qu’aucun des peuples qui y participe n’a lui-même souhaitée, ne s’est pas enflammée pour le bien du peuple allemand ou d’aucun autre peuple. Il s’agit d’une guerre impérialiste, une guerre pour la domination capitaliste du marché mondial, pour la domination d’importantes régions colonisées pour le capital industriel et financier…. »
Lors du vote de la troisième tranche des crédits de guerre en mai 1915, ils sont deux députés à voter contre: Otto Rühle, le savant et journaliste, se joint à lui.
Le parti socialiste serbe, malgré l’agression dont la Serbie était la victime avait refusé les crédits militaires argumentant que la Serbie n’était qu’un pion de la guerre entre les grandes puissances.
Les députés bolcheviks à la Douma avaient refusé les crédits de guerre et avaient été emprisonnés.
Le gouvernement italien a entraîné en mai 1915 l’Italie dans une guerre contre l’Autriche, une guerre atroce pour les conscrits italiens d’une armée impréparée. Mais le Parti socialiste italien a fait campagne et a voté à la Chambre contre le guerre.
Dans le village bernois de Zimmerwald, du 5 au 8 septembre 1915, à l’Hôtel Beau-Séjour, siège la première Conférence internationale des socialistes contre la guerre. Le nom de Zimmerwald va devenir un slogan d’espoir pour des millions d’ouvriers, d’ouvrières et desoldats européens. 37 participants de douze pays sont réunis. La Conférence a été convoquée par le conseiller national Robert Grimm, directeur de la Berner Tagwacht, et leader de la gauche socialiste suisse. Elle est le fruit de ses efforts, de ceux de Lénine, alors domicilié à Berne, et de Angelica Balabanova du PSI.
Sont présents, entre autres: pour la Russie: Pavel Axelrod, Jan Bersin, V.I.Lénine, Léon Trotski, Jules Martov, Mark Natanson, G.Zinoview, Tschernow; pour l’Allemagne: Julian Borchardt, Ernst Meyer, l’ami de Rosa Luxemburg, les députés au Reichstag «centristes» Adolph Hoffmann et Georg Ledebour, et Bertha Thalheimer, l’épouse du philosophe August Thalheimer, mobilisé; et pour la France, deux dirigeants syndicaux: Albert Bourderon et Alphonse Merrheim,…
La déclaration votée par la Conférence a été rédigée par Trotski:
« …Travailleurs et travailleuses! Mères et pères! Veuves et orphelins! Blessés et invalides! A vous tous qui souffrez de cette guerre, nous vous appelons: Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille fumants, par-dessus les villes et villages détruits, Prolétaires de tous les pays, Unissez-vous » (Troisième et dernière partie; les deux premières ont été publiées sur ce site les 12 et 14 août 2014)
[1] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (Brochure de Junius) (1916)
[2] John Maynard Keynes, The Economic Consequences of the Peace, MacMillan, Londres, 1919. En français, Les conséquences économiques de la paix, Gallimard, Paris, 2002
[3] John Maynard Keynes, op.cit. p.104
[4] Arno Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime, L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Flammarion, Paris, 1983. Comme son titre le suggère, l’auteur explique la Première Guerre mondiale par les tendances agressives des vieilles classes dominantes féodales et absolutistes. Cette explication est bien sûre tout autre que celle, marxiste, par l’impérialisme. Mais le livre contient bien des observations intéressantes et explications judicieuses.
[5] Ernest Mandel, The Meaning of the Second World War, Verso, London, 1986.
[6] Madeleine Rebérioux, La République radicale, 1899-1914, Nouvelle Histoire de la France contemporaine, tome 11, Points Seuil, Paris, 1975
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