Par Jacques Chastaing
Les grèves ont démarré début février 2014 dans les usines textiles de la compagnie publique des «tissages et filages» lorsque les ouvriers ont constaté que la hausse du salaire minimum à 1200 LE [152 CHF] promise pour fin janvier par le gouvernement ne concernait que les 4,1 millions de fonctionnaires d’État et non l’ensemble des 7 millions de salariés de la fonction publique, dont eux-mêmes.
Des grèves dans la fonction publique…
La grève de l’usine textile emblématique de Mahalla el Kubra démarrée le 10 février a entraîné à sa suite celles de 9 autres usines du groupe, puis de proche en proche à de nombreux autres secteurs de la fonction publique exclus de cette hausse du salaire minimum: les employés des postes; les salariés des magasins d’État (alimentation ou équipements ménagers); des offices notariaux; des travaux publics des ponts et routes; de l’administration agricole de l’irrigation, de l’eau et de l’assainissement, des semences, de la réforme agraire; de l’industrie d’État (pétrole, industrie ou la réparation navale, centrales électriques); des transports publics; de la voirie et éboueurs; de la banque et des assurances; de l’immobilier; des universités (employés ouvriers, techniciens ou administratifs); des musées; des infirmiers et ouvriers ou employés administratifs ou de surveillance des hôpitaux et des médecins, pharmaciens et dentistes des hôpitaux publics, qui, bien qu’exclus aussi de ces mesures de hausse du salaire minimum, réclamaient pour leur part non seulement son application mais sa hausse à 3000 LE. Enfin, les vétérinaires de campagne s’associaient au mouvement des médecins par une grève nationale le 23 mars suivie à 100% dans les gouvernorats de Marsa Matrouh, Fayoum, Nouvelle Vallée et 49% sur l’ensemble de l’Égypte malgré les appels du syndicat des vétérinaires du Caire et Gizeh à ne pas suivre le mouvement.
A l’obtention de la revendication du salaire minimum, la plupart des grévistes ajoutent l’exigence du limogeage de leurs dirigeants, locaux, régionaux ou nationaux.
… ou des secteurs qui y ont appartenu
A ces grèves, se sont additionnés d’autres mouvements pour le salaire minimum, dans les catégories de salariés précaires de la fonction publique ou qui y ont appartenu dans le passé. Ainsi, les ouvriers de 11 entreprises privatisées ont exigé la renationalisation de leur société, voire son redémarrage quand elle était à l’arrêt. Les nombreux salariés temporaires dans les différents secteurs publics ou d’État exclus de la mesure ont exigé leur titularisation ou de pouvoir toucher directement aussi ce salaire minimum, à l’exemple des employés temporaires du gouvernorat de la mer Rouge, de Suez. Ce qui a élargi la grève à des secteurs à proprement parler d’État, comme les personnels temporaires de l’éducation (Kafr el Sheikh), du nettoyage urbain (Kafr el Dawar), les travailleurs journaliers de l’administration agricole des gouvernorats de Sohag, Louxor, Assouan, Qena, Kafr el Sheikh… S’y sont ajoutées différentes catégories d’employés temporaires des gouvernorats ou des ministères comme les chauffeurs, ceux du gardiennage voire même parfois des forces de police ou de sécurité.
… qui ont fait tache d’huile
A cela se sont greffées des grèves dans des secteurs municipaux, telles que le 16 mars celle des employés de la mairie de Safaga ou de Mahmudiya. Et d’autres grèves de salariés du privé non touchés par la mesure de hausse du salaire minimum, souvent pour le paiement d’arriérés de salaire mais aussi pour des hausses de salaire comme ceux de Porsche à Tanta, des ingénieurs des systèmes d’irrigation et de protection des eaux d’Assouan, ou encore contre des fermetures comme ceux du laboratoire pharmaceutique Abu Sultan.
… et ont réveillé un climat de contestation dans des milieux populaires plus larges
Enfin, dans ce climat, ce qui semble apparaître à nouveau, à partir du 15 mars environ, ou en tout cas être plus visible, ce sont des manifestations diverses, comme celles de paysans du village d’Al Hammad qui ont été manifestés à Kafr el Sheikh pour des problèmes d’engrais; de ceux du lac Nasser contre l’expulsion de familles des terres qu’ils occupent. On peut relever de même des manifestations de pêcheurs à Fayoum contre la pollution du lac, d’habitants du gouvernorat de Damiette contre la pollution de l’eau ou d’habitants du gouvernorat de Manoufiya pour la réalisation de travaux d’assainissement promis mais non réalisés. Ont aussi manifesté de jeunes diplômés au chômage pour obtenir un travail à Kharga, des employés de la banque du sang à Shebin el Kom, des boulangers de Kafr el Sheikh pour obtenir ce que leur doit la chambre de commerce, des bouchers de Mahalla contre la fermeture d’un abattoir. Des avocats d’Edfou se sont mobilisés pour la libération d’un collègue, puis ceux d’Assouan en solidarité avec leurs collègues d’Edfou. Des vendeurs de rue du centre du Caire ont manifesté pour obtenir des conditions correctes pour leurs emplacements de vente. Des jeunes à Suez ont protesté contre la démolition d’un centre culturel. Des habitants de 40 villages, au pourtour de Kafr el Sheikh, ont protesté contre les lenteurs à la reconstruction d’un pont écroulé il y a un mois suite aux intempéries. A Huda, Abu Matamir, Damanhur, des habitants de quartier ont publiquement réclamé afin d’obtenir du pain. A Ismaïlia, ils l’ont fait contre les coupures d’électricité. A Kafr el-Dawr, contre les coupures d’eau. A Zifta, contre la pénurie de bouteilles de gaz. A Daqahliya contre la violence policière. A Shebin el Kom, des sourds et muets ont exigé un travail.
Au total, le Centre pour le développement international comptabilisait pour le mois de février deux protestations par heure et 1044 manifestations dont 58% pour des raisons économiques, essentiellement les salaires; 33% étaient attribuées aux Frères musulmans mais en forte baisse par rapport au mois précédent. Le Caire arrivait en première place avec 14% de manifestations, suivi d’Alexandrie avec 13% et Kafr el Sheikh, 9%. Enfin, l’organisme recensait 47 protestations dans l’Éducation nationale, ce qui pouvait signifier, selon ce Centre, que, même si ses luttes n’étaient guère visibles, ce secteur pouvait devenir un élément clef.
Des grèves visibles et dérangeantes mais qui ne rencontrent pas d’hostilité populaire
Si l’on prend par exemple ces derniers jours, du 16 au 24 mars, les 283 bureaux de poste des gouvernorats de Sohag étaient en grève et fermés, mais aussi tous ceux de Suez et Port-Saïd, et en majeure partie ceux des gouvernorats de Marsa Matrouh, Qalahbiya, Alexandrie, Luxor, Fayoum, Qena, Kafr el Sheikh, Sharkiya, Beni Suef, Nouvelle Vallée et la plupart des autres. Certains ont à peine commencé la grève depuis quelques jours mais d’autres le sont depuis un mois. Pas de courrier donc. Les transports publics en grève ne fonctionnaient pas à Alexandrie, bus et tramway, pendant une semaine jusqu’au 18 mars, après l’avoir été auparavant au Caire. Les poubelles et immondices s’accumulent parce que les éboueurs sont en grève, parfois depuis plus de trois semaines. Les magasins d’État sont fermés. Les hôpitaux publics sont en grève parfois totale comme à Tanta ou Hurghada. Et partout les médecins, pharmaciens, dentistes font une grève quasi suivie à 100% dans la majorité des établissements; des écoles ne sont ouvertes qu’à moitié faute des enseignants temporaires en grève; les compagnies d’assurances fonctionnent de manière chaotique, pour les mêmes raisons, etc.
Bref, c’est toute la vie quotidienne qui est perturbée.
Ce qui est frappant dans ces grèves, c’est que malgré les appels du gouvernement à la responsabilité des salariés à l’égard des usagers, malgré l’engouement d’une partie de la population pour Sissi et son hostilité à tout ce qui peut faire entrave à l’action du maréchal, non seulement elles continuent, mais elles ne semblent pas rencontrer d’animosité de la part du public. Ce qui semble confirmer que ces grèves et manifestations expriment dans la rue ce qui avait déjà été révélé dans les urnes par la forte abstention au référendum/plébiscite des 14 et 15 janvier. Autrement dit, une désaffection certaine à l’égard du maréchal Sissi.
On ne constatait ainsi qu’une altercation entre grévistes et usagers dans un hôpital à Dosouk, en sachant que quand il n’y a pas de grèves elles y sont déjà fréquentes. La grève des postes est pénalisante pour beaucoup avec par exemple le blocage du versement des pensions de retraite ou celui du courrier des entreprises, mais la presse ne signalait que quatre bureaux où avaient eu lieu des affrontements entre usagers et grévistes, à Alexandrie, Assouan, Kafr el Sheikh (deux fois).
Il faut dire qu’une autre chose marquante est tout à la fois l’énorme faiblesse des salaires de la fonction publique qui vont souvent de 350 à 600 LE par mois, soit environ 44 à 76 CHF (or les prix flambent, les loyers ont été souvent multipliés par deux ou trois en peu de temps et on trouve difficilement quelque chose à moins de 500 LE au Caire ou à Alexandrie) et le fait que pour une fois la presse cite ces salaires si bas. Elle contribue ainsi non seulement à la compréhension des usagers mais aussi à ce que chacun des grévistes prenne mieux conscience qu’il n’est pas qu’un éboueur de tel ou tel endroit ou un vendeur de magasin de tel autre, mais qu’il appartient à une catégorie bien plus large, partageant les mêmes conditions et capable de bloquer toute la société.
Tout se passe comme si les grèves de la fonction publique éveillaient à nouveau, peu à peu et de proche en proche, toute la société des classes populaires après 7 mois de silence, de violence du pouvoir et d’occupation de tout l’espace politique par le conflit sanglant entre l’armée et les Frères musulmans.
Le gouvernement cède ou promet
Dans cette ambiance de grèves, le gouvernement Beblaoui est tombé le 24 février pour tenter de calmer la colère populaire.
L’attitude du gouvernement qui s’est démis le 24 février comme de celui qui a suivi d’Ibrahim Mehleb a été de temporiser ou de reculer sans réprimer, même si, ici où là, il y a quelques tentatives comme à l’entreprise Céramica de Suez. Mais pour ces derniers, cette répression n’a pas duré, du fait de la menace des syndicats de Suez d’appeler toute la région à entrer en lutte si cela se reproduisait.
Les deux gouvernements répondent le plus souvent par un discours qui, en général, dit comprendre les revendications des grévistes. Ils cèdent partiellement ou totalement, mais dans le cadre d’une péroraison générale expliquant que l’Égypte n’est pas en situation de pouvoir les satisfaire, et que pour cela il faut construire une économie plus forte et donc travailler plus, bref cesser de faire grève.
Parfois, comme avec les médecins, le gouvernement promet qu’il essaiera de satisfaire les revendications mais qu’il faut lui laisser un peu de temps, puisqu’il est nouveau, en général deux ou trois mois, soit le temps d’étudier la situation ou de trouver des solutions. En attendant, il s’agit de reprendre le travail. C’est ce qu’il a dit le 16 mars aux médecins, pharmaciens et dentistes leur demandant un délai de trois mois et en faisant appel à leur souci de la santé publique et leur esprit patriotique.
Une troisième attitude, par exemple avec les postiers, est de leur proposer une augmentation de salaire ou de bonus relativement modeste, 100 à 150 LE, et de ne rien promettre pour le salaire minimum.
Une quatrième attitude, souvent couplée avec la troisième, consiste à donner partiellement satisfaction mais à un niveau plus élevé ; par exemple le paiement d’arriérés de salaires ou bonus, des augmentations de ces salaires ou bonus, des primes exceptionnelles ou mensuelles non négligeables, ce qu’ils ont fait à des degrés divers pour les salariés du textile, ceux des ponts et chaussées, des éboueurs ou encore des transports du Caire et d’Alexandrie. En même temps, ils font la promesse qu’ils accorderont dans un ou deux mois le salaire minimum ou en tout cas qu’ils feront tout pour ça. Ce qui a entraîné la suspension de ces derniers mouvements (textile, transports, ponts et chaussées).
Les grèves durent, s’affermissent, s’enhardissent et cherchent en tâtonnant à se coordonner et à se centraliser
Les succès partiels ont fait reprendre le travail à certains mais ont entraîné dans la lutte d’autres salariés qui voulaient obtenir ce qu’avaient eu les premiers. Les salariés des transports d’Alexandrie sont entrés en lutte après que ceux du Caire ont obtenu partiellement satisfaction en demandant la même chose qu’eux. Les éboueurs d’Edfou sont entrés en lutte pour obtenir ce que ceux d’Assouan avaient eu, etc.
Par ailleurs, si le gouvernement a obtenu la reprise du travail dans un certain nombre de secteurs avec son mélange de promesses et de satisfaction partielle de revendications, les travailleurs semblent assez méfiants face aux promesses. En effet, les employés des transports d’Alexandrie, après leur succès partiel, ont tenu à faire une conférence de presse pour déclarer que, contrairement à ce qui a été dit, ils se considéraient toujours en lutte, prêts à reprendre la grève à tout moment s’ils avaient le sentiment d’être menés en bateau, surveillant les faits et gestes du gouvernement. Autre exemple encore, les 8000 ouvriers de l’usine de «tissage et filage» de Kafr el Dawar multiplient débrayages, grèves, sit-in et manifestations ou séquestration de leur directeur le 20 mars, pour rappeler leurs revendications pendant que les 24’000 ouvriers de l’usine du même groupe à Mahalla, à quelques dizaines de kilomètres de là, ne sont pas non plus passifs. Ils ont entamé une campagne de signatures proclamant l’illégitimité du syndicat d’État et celle du ministre du Travail, Nahed Elachry.
Là où les travailleurs semblent avoir le plus de mal à coordonner leur action, comme dans les différentes catégories de salariés travaillant dans le nettoyage et surtout pour le ministère de l’Agriculture, le gouvernement semble n’avoir rien cédé ni promis et même menacé le 23 mars de licencier certains salariés en lutte du monde de l’agriculture. Cependant le mouvement tient bon, les grèves ne faiblissent pas et il est au contraire bien possible que les menaces unifient un peu plus l’ensemble.
Cette tendance à l’unification a en effet été réalisée bien involontairement en grande partie par le gouvernement lui-même avec les salariés des postes. Ceux-ci mènent un mouvement assez large depuis plusieurs semaines en mars mais qui semble inégal suivant les gouvernorats et assez décousu puisque sur les dizaines de milliers de salariés des postes, certains font grève sans discontinuer, d’autres entrent en lutte puis reprennent le travail, puis se remettent en grève. D’autres encore font des grèves partielles pendant que d’autres enfin commencent à peine. Le nombre de grévistes sur l’ensemble est toutefois très important puisque le journaliste Hanni Shukrallah estimait qu’il avait atteint certains jours une participation de 80% avec de nombreux gouvernorats au taux de grévistes de 100%.
On constatait ici et là des tentatives de coordination, tout comme la volonté de s’adresser à la population par l’organisation de manifestations locales ou régionales…
Et puis le 23 mars, le ministre des Communications a rajouté une touche nationale de coordination et de centralisation en recevant des représentants des postiers en grève pour leur proposer une satisfaction partielle de leurs revendications. Ceux-ci les considérant insuffisantes ont refusé mais ont aussi profité de s’être rencontrés au Caire pour déclarer qu’ils allaient maintenant essayer de mieux coordonner leur lutte et ont commencé en lançant depuis le ministère un appel à la grève générale illimitée de tous les métiers de la poste. Ce qui semble avoir été suivi d’effets puisqu’aux gouvernorats où la participation était déjà de 100% s’ajoutaient l’entrée ou la reprise de la grève totale dans quelques autres régions jusque-là un peu moins touchées. Et le 23 mars les postiers de Zagazig franchissaient un pas en séquestrant puis expulsant de son bureau le directeur au siège social de la poste du gouvernorat [1].
Cette recherche tâtonnante de l’unification se voit également dans 11 entreprises industrielles récemment privatisées, qui ont en effet constitué au 10 mars une coordination des entreprises privatisées pour leur renationalisation ou leur remise en marche pleine et entière. La radicalisation se lit dans le fait que les ouvriers d’une usine de Shebin al Kom sont sortis de leur usine et ont bloqué la route puis le siège du gouvernorat de Menoufiya.
Elle se voit aussi dans les professions de la santé, médecins, pharmaciens et dentistes des hôpitaux publics ainsi que pharmaciens privés et vétérinaires de campagne qui ont formé, au-delà de leurs syndicats respectifs, un comité de grève central et national sous contrôle d’une assemblée générale nationale mensuelle, qui anime la grève nationale illimitée de ce secteur suivie depuis début mars au moins à 80% par les médecins avec des pointes à 100% dans certains hôpitaux ou même certains gouvernorats entiers (97,3% pour le gouvernorat d’Alexandrie le 19 mars).
Ce comité de grève allait même au-delà de la profession puisqu’il répondait publiquement à la mi-mars à Sissi qui leur demandait de reprendre le travail au nom des usagers et de la patrie, en lui disant que s’il avait vraiment ce souci, il fallait: qu’il ouvre les hôpitaux militaires, bien mieux dotés, au malades en difficulté; qu’il fasse passer le budget de la santé de 3 à 15%; qu’il publie les salaires mirobolants des dirigeants du secteur de la santé et qu’ils les versent aux plus pauvres. Ainsi ce comité de grève s’adressait à tous les Egyptiens, faisant ses premiers pas en politique, montrant au pouvoir que c’est lui qui pourrait très bien faire passer cette marche au mouvement social. Depuis Sissi s’est tu.
Enfin, et peut-être encore plus significatif, à la mi-mars se constituait une coordination des représentants de deux secteurs en lutte, le comité de grève des professions de la santé et la coordination pour la nationalisation des entreprises privées, associés à des représentants syndicaux des postiers, des salariés des chemins de fer et de l’aviation civile. A la conférence de presse de fondation, ses animateurs déclaraient qu’ils avaient compris qu’il leur fallait s’unir pour espérer gagner et que leur faiblesse jusque-là avait été de mener leurs luttes isolément les uns des autres. Pour mieux unifier leurs luttes, ils avaient établi un programme commun reprenant l’essentiel de leurs revendications, à savoir: le salaire minimum pour tous, la renationalisation des entreprises privatisées, le limogeage de tous les dirigeants au niveau local ou national et la revalorisation du budget de la santé.
Pour le moment, on ne peut pas mesurer encore le poids réel de cette coordination sur les événements – sinon la radicalisation du mouvement de la santé qui s’est étendu à la médecine ambulatoire, aux centres d’enseignement thérapeutique, aux secrétariats des hôpitaux, aux employés des ministères et des assurances maladie –, mais il est sûr que cela dénote une tendance vers la défense coordonnée des intérêts ouvriers, et par là, de leurs intérêts politiques, même si, bien sûr, les obstacles sont encore nombreux.
Effet des grèves sur la vie politique et les 529 condamnations à mort des Frères musulmans
Le nouvel éveil de la société par ces grèves va plus loin encore que les classes populaires. En effet, un de leurs effets, après la démission du gouvernement Beblaoui et donc le départ des forces libérales, démocrates, nassériennes et de gauche du gouvernement (à part le Wafd), est que Sissi repousse depuis un mois l’annonce de sa candidature à la présidentielle et que les autorités repoussent l’ouverture de la campagne électorale; elles craignent qu’elle se déroule sous la pression des grèves. On voit des bouches critiques s’ouvrir à nouveau dans les milieux laïques d’opposition à l’encontre du gouvernement et de l’armée après 7 mois de silence. On voit des journalistes oser publier dans la presse ce qu’ils n’osaient plus et des manifestations diverses pour les libertés recommencent à fleurir. Un humoriste comme Bassem Youssef radicalise un peu plus sa satire politique; des intellectuels, artistes ou écrivains qui soutenaient l’armée jusque-là s’en détournent. Des prisonniers du mouvement démocratique sont libérés – comme Alaa Abdel el Fattah – même si bien sûr cela ne suffit pas. Les organisations révolutionnaires multiplient les protestations, comme le 23 mars dans de nombreuses villes d’Égypte, pour exiger la libération des prisonniers politiques.
Une anecdote significative parmi d’autres est que lorsque le gouvernement a demandé un an, six mois ou trois mois de suspension des grèves pour la patrie, un animateur télé, Amr Adeeb, a demandé un arrêt des conflits du travail pendant 6 mois pour sauver l’Égypte. Aussitôt, en réponse, s’est mis en place un site Facebook proposant aux hommes d’affaires, généraux, ministres, juges, hauts fonctionnaires, acteurs, joueurs de football connus et journalistes vedettes de ne garder pour eux que le salaire minimum de 1200 LE et de verser le reste de ce qu’ils gagnent, c’est-à-dire des milliards, au peuple égyptien pour sauver les Egyptiens. De suite, le site a reçu des milliers d’informations et témoignages sur les revenus, le patrimoine caché et la vie luxueuse des élites égyptiennes.
On voit également le candidat nassérien à la présidentielle Hamdeen Sabbahi oser rendre Sissi responsable – au moins en partie – de tout ce qui ne va pas en Égypte. Ce qui aurait été impensable il y a quelques mois et lui aurait valu une condamnation sévère. Cette ambiance se révèle jusque dans les faits divers puisque les hauts responsables militaires ont tenu à dénoncer à la télévision, le 24 mars, tous ceux qui utilisaient le nom de Sissi pour récolter des dons en faveur de sa candidature, afin… de mieux les détourner dans leurs poches. La dictature tourne-t-elle en farce?
Les grèves et les manifestations ont – une nouvelle fois – totalement invalidé dans les faits la loi de novembre 2013 interdisant grèves et manifestations, même si libéraux, démocrates ou gauche ne semblent pas vraiment s’en rendre compte ou vouloir en tenir compte.
C’est peut-être parce que le pouvoir sent la situation lui échapper qu’il a tenté de reprendre la main avec la condamnation à mort le 24 mars de 529 membres des Frères musulmans [2], puis le «jugement» de 683 autres le 25 mars, par la cour d’assises de Minya. Il renouvelait en l’amplifiant la politique qui lui avait réussi jusque-là, la répression violente du «terrorisme islamiste».
Mais là aussi, l’ambiance a changé. Jusque-là, la population était indifférente à ce qui pouvait arriver aux Frères musulmans qui s’étaient opposés violemment à sa révolution du 30 juin. Et surtout, les libéraux, démocrates, nassériens et la gauche participaient ou légitimaient la répression violente. Mais avec le temps et l’affaiblissement progressif de la protestation des Frères musulmans, leur lutte a glissé d’un mouvement pour la légitimité de Morsi à un mouvement contre la répression et pour la libération des emprisonnés, initié par les familles des condamnés ou des étudiants. Par ailleurs la répression militaire s’étendant à tous les secteurs de la société y compris les démocrates et libéraux, ces derniers ont peu à peu pris leurs distances et ont trouvé de moins en moins légitime la violence à l’encontre des Frères musulmans.
Dès lors ce jugement barbare, complètement à contre-courant de l’évolution de la société égyptienne de ces dernières semaines, paraît tout à la fois fou et grotesque auprès de l’ensemble de la communauté démocrate, libérale ou de gauche qui l’a condamné unanimement en ne voyant plus vraiment dans l’armée le représentant de la révolution du 30 juin, comme elle le prétendait en justifiant ainsi sa lutte contre le «terrorisme islamiste», mais au contraire le visage de la contre-révolution.
Une fois de plus, les grèves ouvrières ont remis en marche la révolution et rouvert l’espace des libertés face à la dictature. Puissent-elles enfin trouver une expression politique. (25 mars 2014)
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[1] Selon MENA Solidarity Network, en date du 25 mars 2014, les dirigeants de la grève des postes à Alexandrie ont été arrêtés dans leur maison par des descentes de police effectuées avant l’aube. Les dirigeants arrêtés sont Ismail Gabr, Haitham Uthman, Ayman Hanafi, Hani Said et Hisham Abd-al-Hamid. Selon l’avocat du travail Mohammed Ramadan, les cinq hommes devaient être présentés devant le procureur de Moharrem Bey. Les travailleurs de la poste ont immédiatement organisé une marche et manifestation massive devant le principal office de poste d’Alexandrie. Selon MENA, les travailleurs de la poste d’Alexandrie participent à la grève nationale appelée par le Syndicat indépendant des travailleurs de la poste dont les dirigeants affirment que 70% des 52’000 travailleurs de la poste sont entrés grève pour exiger de meilleurs salaires et l’obtention du salaire minimum à l’échelle nationale. (Réd. A l’Encontre)
[2] Hassiba Hadj Sahraoui, directrice adjointe du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord à Amnesty International a déclaré: «C’est là une injustice poussée à l’extrême, et ces condamnations à mort doivent être annulées. En prononçant tant de peines capitales lors d’un procès unique, l’Égypte se situe au-delà de la plupart des autres pays, qui n’atteignent pas en toute une année un tel nombre de condamnations. Au cours des années qui viennent de s’écouler, nous n’avons vu aucune juridiction prononcer d’un seul coup autant de condamnations à mort, que ce soit en Égypte ou dans le reste du monde. Les tribunaux égyptiens s’empressent de punir les partisans de Mohamed Morsi mais laissent impunies de graves violations des droits humains commises par les forces de sécurité. Tandis que des milliers de partisans de Mohamed Morsi sont toujours derrière les barreaux, il n’y a jamais eu d’enquête sérieuse sur la mort de centaines de manifestants. Un seul policier a été condamné à une peine d’emprisonnement, pour la mort de 37 détenus. Sans un processus indépendant et impartial, capable d’offrir à tous la vérité et la justice, on pourra se demander si le système de justice pénale de l’Égypte a quelque chose à voir avec la justice. Quoi qu’il en soit, le recours à la peine capitale reflète une injustice inhérente, et les autorités égyptiennes devraient imposer un moratoire sur les exécutions, en vue de l’abolition de la peine de mort.»
Dans son coumuniqué du 24 mars, Amnesty ajoute: «Les autorités égyptiennes ne publient pas de chiffres sur les sentences de mort et les exécutions, malgré les demandes répétées faites au fil des années par Amnesty International. L’organisation sait que les tribunaux égyptiens ont prononcé au moins 109 sentences capitales en 2013 ; en 2012, le chiffre avait été d’au moins 91, et de 123 en 2011. La dernière exécution connue a eu lieu en octobre 2011. Il s’est agi de la pendaison d’un homme condamné pour avoir tué six coptes et un policier musulman lors d’une fusillade en janvier 2010.»
Selon Le Monde, le 25 mars, les avocats «réclamaient un report du procès, pour examiner plus en profondeur les centaines de pièces du dossier, et le président du tribunal a rejeté cette requête, et a levé la séance au bout d’une heure. La seconde audience, lundi, a été consacrée à la lecture du verdict : 529 peines de mort et 16 acquittements, sans qu’aucun prévenu ait été interrogé, aucun témoin appelé à déposer et aucune preuve à charge présentée durant les deux audiences. En comparaison, depuis la destitution de M. Morsi, une seule peine de prison ferme – dix ans – a été prononcée contre un membre des forces de sécurité.» Des avocats et des défenseurs des droits de l’homme pensent que le procès a été tellement entaché d’irrégularités qu’aucune sentence ne devrait être exécutée. Lors de la première audience, le 22 mars, seuls 147 accusés étaient présents, les autres ayant été relâchés sous caution ou étant en fuite. Mardi 25 mars s’ouvre un deuxième procès collectif, avec 683 accusés dont le guide suprême des Frères musulmans, Mohammed Badie. (Réd. A l’Encontre)
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