Par Simon Rodriguez Porras, précédé
d’un commentaire de Marc Saint-Upéry
N’étant pour ma part qu’un pathétique menchevik de gauche, je suis assez loin de partager toutes les positions marxistes-révolutionnaires et trotskystes plus ou moins orthodoxes du petit Parti Socialisme et Liberté au Venezuela, mais bien qu’on puisse discuter certains détails mineurs, apporter ça ou là de nuances ou évoquer des complexités (ou bien encore ne pas être d’accord avec certaines analyses et avec l’horizon stratégique proposé par Rodríguez Porras, membre du Partido Socialismo y Libertad, comme je l’explicite ci-dessous), cette description de la situation sur le terrain parue il y a 48 heures (mais la situation évolue très vite) est une des plus fiables, complètes et instructives que j’ai lues. Et elle est confirmée par de nombreuses sources progressistes et démocratiques de confiance au Venezuela. Ce n’est pas un texte idéal et sans défauts, mais le Venezuela est un pays où la capacité d’unir sobriété analytique et densité informative est extrêmement faible, quel que soit le camp idéologique.
Il y aurait beaucoup à dire sur certains présupposés analytiques et idéologiques de l’extrême-gauche antichaviste tels que les exprime Rodríguez Porras à la fin de son texte. Seulement deux désaccords de fond, qui ne diminuent pas l’intérêt général du texte sur le plan informatif:
1° Le problème du chavisme n’est pas qu’il s’est appuyé sur la «bourgeoisie nationale» parce que: a) il n’a guère cherché à le faire vu que Chávez était animé par un ressentiment social profond mais parfaitement provincial, stérile et contre-productif de ce point de vue et n’ayant certes nullement aboli ou dépassé le capitalisme (il a même plutôt approfondi le capitalisme rentier), il a même préféré favoriser les bourgeoisies colombienne et brésilienne, par exemple, que sa propre bourgeoisie ; b) parce que de toute façon il est extrêmement difficile qu’émerge une «bourgeoisie nationale» ayant un minimum de sens de ses responsabilités «développementistes» dans un pays aussi outrancièrement rentier que le «Venezuela saoudite». Il y a des alliances ouvertes et explicites du chavisme avec des secteurs bourgeois concrets, mais elles ont un caractère plus mafieux-opportuniste que stratégique.
2° Chávez, Maduro et beaucoup de chavistes croient vraiment et sincèrement qu’ils font du «socialisme», ou vont dans la direction d’un «socialisme». Le problème c’est qu’il s’agit d’un socialisme abstrait, rhétorique, épico-sentimental grandiloquent, hugolien-caritatif-paternaliste (la référence explicite majeure de Chávez pour expliquer son «socialisme» est Les misérables de Victor Hugo), cocardier et passablement caudilliste-militariste qui n’a pas la moindre idée des problèmes et des défis d’une organisation sociale post-capitaliste au XXIe siècle (et encore moins dans une société aux rapports de production aussi tordus et distordus que le Venezuela).
En outre, leur contradiction de fond est qu’ils admirent profondément le modèle cubain (soit un très, très mauvais modèle) tout en sachant fort bien, sans jamais se l’avouer ouvertement, qu’il est impossible à appliquer au Venezuela et serait très massivement et violemment rejeté y compris par la base chaviste. Et d’ailleurs, Castro et les Cubains eux-mêmes ne cessent de leur dire de ne pas appliquer le modèle cubain, justement; ce qui n’empêche pas les Cubains, très pragmatiquement, de s’être très efficacement infiltrés dans l’appareil d’État et surtout dans les services de sécurité vénézuéliens, mais pour contrôler minimalement la situation, pas pour installer un «modèle cubain» au Venezuela. La «solution» de cette contradiction insurmontable, c’est, au lieu d’une politique de réforme sociale structurelle sérieuse, le chaos improvisationnel et la gabegie hallucinante du rentisme redistributeur-compassionnel à la marge, accompagné de la corruption massive et organique et l’impéritie administrative qu’on sait. (Marc Saint-Upéry, 26 février 2014; Marc Saint-Upéry est l’auteur de, entre autres, Le rêve de Bolivar, La Découverte, 2008)
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Par Simon Rodriguez Porras
Les images de milliers de manifestants dans les rues des principales villes vénézuéliennes, du déploiement de troupes et des actions de groupes de civils armés ont été diffusées à l’échelle internationale au cours des deux dernières semaines. Elles ont été accompagnées, d’une part, par les déclarations grandiloquentes du gouvernement qui dénonce un coup d’État et, de l’autre, par les allégations de la direction de l’opposition bourgeoise, qui y voit une confirmation supplémentaire du caractère dictatorial du système politique vénézuélien. Quiconque veut comprendre la situation à laquelle nous sommes confrontés ne peut que constater que la présentation des faits est si souvent mêlée à la propagande des factions en présence qu’il est difficile de prendre une position critique. On pourrait dire qu’en elle-même, cette situation n’est pas nouvelle, à 12 ans d’un coup d’État [2002] qui a cristallisé une polarisation politique aiguë. Cependant, l’écart entre la situation actuelle et celle vécue alors est tellement grand qu’à bien des égards, on peut décrire ce qui se passe aujourd’hui comme l’antithèse de 2002.
Victoire électorale, mais 56,2% d’inflation
En décembre 2013, la crise actuelle a été précédée par une victoire électorale du chavisme. S’appuyant sur une campagne contre la spéculation pendant laquelle il est intervenu dans quelques chaînes de magasins, principalement dans le secteur de l’électroménager, le gouvernement a remporté 71,64% des municipalités, obtenant environ 49% des voix, soit près de neuf points de plus que la Mesa de Unidad Democrática (MUD), la coalition des partis de l’opposition bourgeoise. Les dissidents du chavisme ont obtenu 5%, ceux de la MUD un peu plus de 2%, de même que les autres candidatures indépendantes. La MUD avait fait campagne en donnant au scrutin un caractère de plébiscite contre le gouvernement, et elle a échoué en ce sens. Toutefois, la victoire du chavisme est relativisée par l’aggravation de la crise économique.
L’année 2013 s’est conclue sur les indices d’inflation et de pénurie les plus élevés depuis la période initiée en 1999. La fausse promesse du gouvernement selon lequel un «juste prix» des articles de consommation serait consolidé par les interventions des autorités dans le secteur du commerce à la veille des élections a été rapidement et brutalement démentie par la réalité. Sous l’impact des mesures de la Banque Centrale du Venezuela (BCV), qui ont entraîné une augmentation de 70% de la masse monétaire pendant l’année 2013, le taux d’inflation a atteint 56,2%. Pendant les seuls mois de novembre et décembre, en pleine campagne pour le «juste prix», l’inflation a été de 7%. Quant à l’indice de pénurie, d’après la BCV, la moyenne des années 2003 à 2013 était de 13,3%, mais en janvier 2014, elle était de 28% (26,2% dans la catégorie des denrées alimentaires). Entre 2012 et 2013, la surfacturation des importations a dépassé 20 milliards de dollars. Maduro a été obligé d’admettre publiquement que le gouvernement n’avait jamais effectué aucun contrôle a posteriori de l’allocation de devises aux entreprises importatrices. Les réserves internationales ont baissé de 8,017 milliards de dollars en 2013 et se chiffraient à 21,736 milliards de dollars début 2014.
Face à cette situation, le gouvernement a utilisé le capital politique de sa victoire électorale pour promouvoir des négociations avec la MUD afin d’obtenir son soutien aux mesures d’austérité qu’il souhaitait mettre en œuvre. Dans une volte-face typique du chavisme, dix jours après des élections municipales où il était censé avoir vaincu le «fascisme», Maduro s’est réuni cordialement à Miraflores [palais présidentiel] avec la plupart des maires et des gouverneurs de la MUD. Parmi les diverses propositions discutées à cette occasion a été évoquée une augmentation du prix de l’essence, qui est très fortement subventionnée. Dans un communiqué ultérieur, la MUD a déclaré appuyer cette mesure et annoncé qu’elle mettait «à la disposition de l’exécutif ses ressources techniques et politiques afin d’obtenir le consensus le plus ample autour d’une question d’une telle importance dans la vie des Vénézuéliens» [1]. Au cours de réunions ultérieures avec Maduro et le ministre de l’Intérieur, réunions auxquelles participait le principal dirigeant de la MUD, Henrique Capriles, les autorités régionales et locales ont eu un échange de vue sur la mise en œuvre de plans de sécurité conjoints. De fait, l’impasse qui s’était ouverte avec l’élection présidentielle d’avril 2013, dont la MUD n’avait pas reconnu les résultats, est aujourd’hui surmontée.
Tensions au sein du PSUV et de la MUD
Le 22 janvier, le gouvernement a annoncé une dévaluation de 79% pour les articles d’importation considérés comme non vitaux, ainsi que des quotas de disponibilité de devises pour les personnes voyageant à l’étranger et les achats d’équipement électronique. C’est avec ces mesures qu’a démarré l’ajustement. Malgré le soutien du patronat et de la MUD à une augmentation du prix l’essence, le gouvernement a reporté la mise en œuvre de cette dernière mesure, inquiet de la réaction sociale qu’elle pourrait déclencher. Auparavant, le leadership de Chavez permettait d’imposer des mesures impopulaires avec beaucoup moins de résistance, étant donné son charisme et son prestige personnel auprès d’amples secteurs de la population. Maduro pâtit de handicaps majeurs dans ce domaine, ce qui fait que les négociations avec la MUD et la dévaluation ont été très critiquées par les militants de base chavistes. Dans les luttes entre les factions bureaucratiques du PSUV, des accusations de «droitisation» du gouvernement ont commencé à être lancées publiquement.
Quant à la MUD, sous l’impact de sa défaite électorale, elle a vu s’aiguiser ses rivalités internes. Tandis que l’aile majoritaire dirigée par Capriles et par les partis traditionnels continue à préférer la voie de la négociation et des revendications présentées au gouvernement, l’aile dirigée par Leopoldo López, Voluntad Popular (VP), et par la députée Maria Corina Machado, a lancé le 2 février 2014 une campagne initiée par un rassemblement Plaza Brión, à Caracas, sous l’égide du slogan «la solution est dans la rue».
Fait intéressant, la plupart des mentions de Leopoldo López dans les câbles diplomatiques américains publiés par Wikileaks se réfèrent aux conflits entre le leader de VP avec d’autres dirigeants de l’opposition bourgeoise connus pour leurs liens avec le gouvernement des États-Unis. Les autres participants au rassemblement du 2 février étaient le groupe maoïste Bandera Roja, le maire de Caracas-métropole Antonio Ledezma et le président de la Fédération des Centres universitaires de l’Université centrale du Venezuela, Juan Requesens. Y fut annoncée la convocation d’une manifestation le 12 février à Caracas. Parallèlement, sur l’île de Margarita, un groupe d’activistes liés à cette même tendance organisait une protestation à teneur xénophobe contre l’équipe de base-ball cubain participant au championnat des Caraïbes. Dans le cadre de cette campagne menée par VP, on assiste à partir du 4 février aux premières manifestations étudiantes à San Cristobal et Mérida, villes situées dans les Andes vénézuéliennes. Se présentant comme un secteur plus intransigeant et plus radical, VP et ses alliés au sein de la MUD entendent conquérir la direction de cette coalition et profiter de la situation économique et sociale catastrophique du pays pour gagner des adeptes à une issue réactionnaire à la crise.
Les manifestations du 12 février changent de contenu
Les premières manifestations n’ont été animées que par quelques dizaines de militants, avec un caractère clairement provocateur, comme l’action contre la résidence du gouverneur de Táchira ou les actions armées effectuées à Mérida. Il y a eu aussi des violences policières, comme à Mérida, par exemple, où un étudiant qui ne participait pas aux manifestations a été grièvement blessé. Des personnes détenues à San Cristobal ont été transférées à la prison de Coro, à 500 kilomètres de distance. Les principaux slogans de ces manifestations visaient l’insécurité, mais au fur et à mesure que s’approchait le 12 février, les appels ouverts à la démission de Maduro ont commencé à se faire entendre.
Parallèlement, le PSUV a commencé à utiliser des groupes de choc parapoliciers pour briser les manifestations, qu’elles soient pacifiques ou violentes, et attaquer des zones résidentielles. Un exemple de ces actions est l’attaque contre la résidence de Mgr Chacón à Mérida, où se déroulait une protestation sous forme de concert de casseroles, et où deux personnes ont été blessées.
Par rapport aux mots d’ordre initiaux, les manifestations du 12 février, qui ont eu lieu dans 18 villes, ont changé de contenu: on y revendiquait la libération des étudiants détenus et la cessation des actions répressives de la police et des groupes parapoliciers. À l’intérieur du pays, où la pénurie et la crise des services publics se font sentir de façon beaucoup plus sévère que dans la capitale, les manifestants ont aussi formulé des revendications liées à ces questions.
Les deux factions de la MUD ont été clairement dépassées par l’ampleur des manifestations, sous-tendues par le mécontentement de larges secteurs de la population face à la crise économique et aux mesures d’austérité mises en œuvre par le gouvernement. Le PSUV a lui aussi organisé des rassemblements et des manifestations le même jour, mais de moindre ampleur.
À Caracas, on a enregistré des faits qui ont entraîné une évolution majeure dans le développement des protestations. Aux abords du siège du Ministère Public (Fiscalía General), alors que s’était dispersée la manifestation initiée sur la Plaza Venezuela, des groupes d’étudiants et d’activistes ont entrepris d’affronter la police en lançant des pierres et ont provoqué des dommages à la façade de cet édifice gouvernemental. Ils ont été réprimés à balles réelles par la police politique, le Service bolivarien de renseignement national (SEBIN), la Garde nationale bolivarienne (GNB) et des groupes parapoliciers. Le bilan est de deux morts: Bassil Da Costa, un jeune homme abattu par une balle dans le dos, et Juan Montoya, un membre de la police municipale de Caracas-Libertador (mairie tenue par le chavisme) qui faisait partie d’un des groupes parapoliciers intervenus contre les protestataires. D’après la famille et les amis de Montoya, c’est un «fonctionnaire» qui lui aurait tiré dessus.
Plus tard, dans un autre quartier de la capitale, l’un des manifestants qui était venu en aide à Da Costa, Roberto Redman, a été assassiné par balles depuis une moto chevauchée par des civils, dont les tirs ont d’ailleurs fait cinq autres blessés. Cette même nuit, dans une rue de l’ouest de Caracas, l’attaché de presse de Provea, une organisation de défense des droits de l’homme [NdT: ayant une large trajectoire progressiste auprès des mouvements sociaux depuis les années 1980], a été séquestré à proximité d’un barrage de police par des hommes armés sans uniforme se présentant comme des agents du SEBIN. Ils lui ont confisqué son téléphone portable et, après l’avoir tabassé et menacé de mort pendant près de deux heures, ont fini par le libérer.
Le quotidien Últimas Noticias, dont la ligne éditoriale est favorable au chavisme, a publié un travail d’investigation documentant amplement les actions du SEBIN aux alentours du bâtiment du Ministère Public et les coups de feu tirés contre un groupe de manifestants qui fuyait la police après la chute de Da Costa [2]. Le président Maduro a commencé par rendre les manifestants eux-mêmes responsables de ces morts, affirmant qu’il s’agissait d’un «scénario» semblable à celui du coup d’État de 2002, mais a ensuite déclaré que les agents du SEBIN avaient agi de leur propre initiative et destitué le chef de ce corps répressif. Il ne fait pas de doute que les actions entreprises par le gouvernement et les groupes parapoliciers le 12 février marquent un tournant. Elles ont entraîné une amplification des protestations, même si Maduro a annoncé ce soir que les manifestations non autorisées par le gouvernement ne seront pas tolérées.
Une analogie non pertinente: 2014, une répétition de 2002
Au moment où j’écris ces lignes, six personnes sont mortes dans les manifestations ultérieures au 12 février, et on estime que près de deux cents ont été blessées par balles et par chevrotines, victimes dans la plupart des cas de l’action des groupes parapoliciers et de la GNB. Quarante personnes ont été détenues. On enregistre de nombreuses plaintes concernant les tortures et les traitements dégradants infligés par les corps policiers et militaires qui participent aux arrestations. Malgré la militarisation de San Cristobal et Mérida, les manifestations se poursuivent, et plusieurs quartiers de ces villes sont paralysés par des barricades [3].
La majorité des informations sur les manifestations circule à travers les médias électroniques, étant donné que les chaînes de télévision privées comme publiques respectent les exigences des autorités de ne transmettre aucune information en direct sur les manifestations, ni aucune nouvelle que la Commission nationale des Télécommunications (Conatel) puisse considérer comme une incitation à la violence.
Vu les difficultés d’accès aux stocks de papier importés, la plupart des journaux privés ont considérablement réduit leur nombre de pages et plusieurs journaux régionaux ont dû fermer leurs portes. En outre, les propriétaires de nombreuses publications privées se sont alignés sur le gouvernement, ce qui a conduit des professionnels des médias, comme dans le cas de la chaîne Capriles, à organiser des assemblées pour s’opposer à la ligne éditoriale de leur direction et à la restriction du droit à l’information. Le gouvernement a même empêché d’émettre plusieurs chaînes internationales par câble et par satellite qui informent sur la situation vénézuélienne.
Le gouvernement a recours à l’expédient de se faire passer pour la victime d’un coup d’État en cours d’exécution et de comparer la situation actuelle avec celle d’avril 2002. Il est toutefois impossible de soutenir rationnellement une telle comparaison. On n’enregistre en effet aucune déclaration contre le gouvernement ni aucune défection au sein des forces armées, dont la hiérarchie – officiers généraux et officiers supérieurs – est complètement alignée sur le gouvernement et sur la fraction de la bourgeoise qui dirige l’État. Cette dernière est principalement constituée par un secteur de nouveaux riches mieux connus par la population sous le sobriquet de «bolibourgeoisie», et dont beaucoup sont d’ailleurs eux-mêmes militaires.
La plupart des dirigeants de la MUD ne partagent pas le mot d’ordre de «démission» impulsé par VP et polémiquent publiquement avec Leopoldo López. L’organisation patronale Fedecámaras n’appelle nullement à la grève, pas plus que la bureaucratie syndicale liée à la MUD. En plein milieu de la crise, le plus puissant capitaliste du pays, Gustavo Cisneros, a annoncé son soutien au gouvernement, tandis que la transnationale Repsol vient de signer un accord de financement de PDVSA de 1,2 milliard de dollars. La hiérarchie de l’Église catholique s’abstient de jeter de l’huile sur le feu et soutient plutôt les plans de «pacification» du gouvernement.
Maduro s’est peu à peu rapproché des positions du gouvernement des États-Unis et, il y a moins d’un an, le ministre des Affaires étrangères Elías Jaua et le secrétaire d’État John Kerry se sont réunis pour annoncer leur intention d’améliorer les relations diplomatiques entre les deux pays. On voit mal comment le fait que Leopoldo López se soit volontairement livré aux autorités, qui avaient ordonné sa capture en tant que responsable des morts du 12 février, peut s’inscrire dans la logique d’une imminente conquête militaire du pouvoir par les armes.
Il est vrai que l’ensemble des dirigeants de la MUD, qu’il s’agisse de l’aile de Capriles ou de celle de López, ont été impliqués dans le putsch de 2002 et que le coup d’État fait partie de la gamme d’options de l’opposition bourgeoise. Mais objectivement, il n’existe aucun indice que ce soit ce scénario qui soit en train de se dérouler en ce moment. En revanche, on peut constater les atteintes aux libertés démocratiques mises en œuvre par le gouvernement, avec l’alibi que lui fournit sa propagande antipustchiste.
Par conséquent, la tâche principale de la gauche et des organisations sociales est de s’opposer à ces violations des libertés démocratiques, tout en continuant à proclamer que la MUD ne représente pas une alternative politique susceptible de résoudre les problèmes dont souffre la majorité de la population.
La jonction entre la question démocratique et le projet social de transformation
L’utilisation par le gouvernement de forces parapolicières pour dissoudre les manifestations est une méthode ultraréactionnaire que nous condamnons. L’exercice de la censure, que ce soit par le biais d’accords entre le gouvernement et les propriétaires des médias ou par la coercition, implique dans tous les cas une violation du droit à l’information. On constate clairement ici l’incompatibilité de ce droit tant avec la propriété privée des médias qu’avec la gestion bureaucratique des médias étatiques.
Le SEBIN, un corps répressif ayant une longue histoire de violations des droits de l’homme depuis sa création sous le nom de DISIP en 1969, doit être dissous et les archives de la répression doivent être ouvertes au public. Toutes les personnes détenues pour avoir protesté doivent être libérées, et une commission impliquant les organisations de défense des droits de l’homme doit être mise sur pied pour enquêter sur la répression et les assassinats commis par la police, l’armée et les groupes parapoliciers à l’occasion des manifestations. Au-delà des protestations, les procès menés contre plus de trois cents ouvriers, paysans et indigènes autochtones en lutte doivent être suspendus. Il s’agit là de revendications démocratiques que quiconque se prétend démocrate ou révolutionnaire doit soutenir et qui s’opposent à la doctrine de sécurité nationale invoquée par Maduro pour placer les intérêts de l’État au-dessus des droits sociaux.
Avec les jours qui passent, la protestation – dont la principale expression est le cacerolazo, concert de casseroles – s’étend aux secteurs populaires de Caracas et d’autres villes, dans des quartiers qui furent longtemps des bastions du chavisme. Le malaise face à la politique d’austérité du gouvernement, qui pèse sur la majorité appauvrie, dépasse complètement la direction du MUD, qui n’a rien à dire à ce sujet. De toute évidence, elle n’a aucune proposition à faire pour la combattre vu son alignement sur le patronat, sur le capital transnational et sur les gouvernements impérialistes des États-Unis et d’Europe.
L’élaboration d’une plateforme de revendications et économiques et sociales, outre les revendications proprement démocratiques, est une tâche que seules peuvent accomplir les organisations sociales et de gauche non alignées ni sur le gouvernement ni sur la MUD. Dans un article intitulé «Venezuela», le fameux chanteur panaméen Ruben Blades a appelé les étudiants vénézuéliens à «s’organiser en dehors de la division stérile créée par le gouvernement et l’opposition» et à «manifester clairement qu’ils n’accepteront pas comme uniques alternatives les options avancées par les deux camps en conflit». Malheureusement, aujourd’hui, le mouvement étudiant est coopté par l’opposition bourgeoise au gouvernement. Il existe toutefois des organisations politiques à contre-courant, dont le Parti Socialisme et Liberté (PSL), qui tentent de faire surgir une perspective autonome face à la crise, tant au sein du mouvement étudiant que du mouvement ouvrier et populaire.
Le désastre économique et social a dissipé les illusions du projet chaviste. La tentative de surmonter les problèmes structurels de notre pays dans le cadre du capitalisme en s’appuyant sur le protagonisme de la bourgeoisie nationaliste, des militaires et d’un parti de type corporatif a échoué et se trouve dans un état de décomposition avancée. Les programmes d’aide sociale mis en place après la défaite du coup d’État de 2002 ont dépassé l’apogée de leur efficacité et sont entrés dans une dynamique récessive depuis 2007. On assiste à une accentuation de la corporativisation des organisations sociales, au renforcement d’un cadre juridique qui restreint le droit de grève et de manifestation et à une utilisation accrue de l’appareil répressif et administratif pour résoudre les conflits sociaux. On a des exemples clairs de cette politique avec l’emprisonnement du leader indigène yukpa Sabino Romero et du syndicaliste Rubén González entre 2009 et 2011 et avec la récente arrestation de dix travailleurs du pétrole qui participaient à une assemblée dans la raffinerie de Puerto La Cruz, dont le secrétaire général de la Fédération unie des Travailleurs du pétrole (FUTPV), José Bodas. Ajoutons à cela une débâcle économique qui n’empêche toutefois pas les secteurs transnationaux enkystés dans l’industrie pétrolière, la banque privée et les importateurs de s’en tirer à très bon compte. L’utopie réactionnaire d’un «socialisme avec capitalistes» s’est effondrée. Il revient à la gauche révolutionnaire de récupérer les drapeaux du socialisme que le chavisme a utilisé à ses propres fins.
D’après les chiffres officiels, plus de neuf millions de personnes, soit un tiers de la population, vivent dans la pauvreté. Près des trois quarts des travailleurs du secteur public gagnent des salaires inférieurs au coût du panier alimentaire, qui s’élève à plus de deux fois le montant du salaire minimum. C’est seulement chez les militaires que les augmentations de salaires sont supérieures à l’inflation.
Il ne fait pas de doute que la classe ouvrière est susceptible de jouer un rôle décisif pour affronter la politique économique du gouvernement, la régression des droits démocratiques et formuler des revendications telles qu’une augmentation générale des rémunérations, un salaire minimum indexé sur le coût du panier alimentaire, l’élimination de la TVA, une véritable nationalisation de l’industrie pétrolière – sans intervention de joint-ventures ou d’entreprises transnationales –, une réforme agraire garantissant l’augmentation de la production agricole et l’accès à la terre pour ceux qui la travaillent, le sauvetage des grandes industries guyanaises et des entreprises d’État, le soutien aux revendications territoriales des peuples autochtones, la suspension du paiement de la dette extérieure et l’abrogation de traités comme celui qui instaure la double imposition avec les États-Unis et d’autres pays, autant d’instruments qui permettent aux multinationales de ne pas payer plus de 17 milliards de dollars d’impôts chaque année. Le PSL promeut pour début mars à Caracas une réunion d’organisations syndicales et populaires pour débattre d’une plateforme unitaire de revendications et d’un plan de mobilisation. Les travailleurs, les étudiants et les secteurs populaires ont la possibilité de parler avec leur propre voix et de se refuser à devenir chair à canon du gouvernement ou de la MUD. (23 février 2014, traduction par Marc Saint-Upéry, les sous-titres sont de la rédaction de A l’Encontre)
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[1] http://www.el-nacional.com/politica/MUD-dispuesta-participar-aumento-gasolina_0_321568006.html
[2] http://laclase.info/nacionales/tiro-limpio-repelieron-manifestacion-del-12f
[3] Le lundi 24 février, José Gregorio Vielma Mora, gouverneur de l’Etat de Tachira, a déclaré: «Je suis contre l’idée qu’on utilise des armes face à des manifestants pacifiques. Tous ceux qui sont en ce moment emprisonnés pour des raisons politiques, qu’on les laisse rentrer chez eux. Y compris Leopoldo Lopez. De plus, il n’était absolument pas nécessaire de faire voler des avions militaires au-dessus de l’Etat de Tachira. C’est une très grave erreur.» Le mercredi 26 février doit se tenir une «conférence nationale pour la paix», convoquée par le président Nicolas Maduro. «Une réunion à l’attention de tous les secteurs, politiques et sociaux du pays». L’invitation au dialogue est adressée à l’Eglise, aux entreprises et à l’opposition. Henrique Capriles l’a refusée. Antérieurement à sa tenue, il exige «la libération de Leopoldo Lopez et des étudiants détenus comme préalable à la paix». (Réd. A l’Encontre)
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