Par Fernando Rosso
Dans ce qui reste de l’école du néo-révisionnisme historique il est de bon ton de situer le kirchnérisme [1] dans la continuité d’autres «mouvements nationaux et populaires» tels que le radicalisme de Hipolito Yrigoyen [2] et même le péronisme. Néanmoins, le kirchnérisme, mouvement qui a surgi en réponse à une des crises de l’Argentine semi-coloniale en décadence, répète une grande partie de leurs défauts et presqu’aucune de leurs vertus.
Le yrigoyénisme est entré dans l’histoire en tant que vecteur d’institutionnalisation des nouvelles couches de la classe moyenne et a marqué la fin de l’Argentine oligarchique ou l’embourgeoisement moderne de l’oligarchie. Le premier péronisme [1946-1955] a fait la même chose avec la classe ouvrière, en créant un Etat sur une base de masse, en évitant par là l’irruption de cette dernière par des moyens violents. L’étatisation du mouvement ouvrier a été le prix payé pour les concessions, c’est-à-dire la carte supposée de citoyenneté et l’intégration à la «république».
Depuis lors et jusqu’à la défaite infligée par la dernière dictature et ensuite poursuivie par le «néolibéralisme», la politique sur la scène argentine a été marquée, aux yeux des classes dominantes, par l’insupportable présence de la classe ouvrière.
Mémoire et bilan
Quel héritage laisse donc le kirchnérisme issu de la crise d’ensemble du début du siècle?
En fait, du point de vue bourgeois – si l’on fait abstraction de son rôle central dans l’assoupissement du processus politique qui s’est surtout exprimé au cours des journées de décembre 2001 – ce mouvement n’a réalisé presque aucune des tâches que l’histoire lui avait assignées.
Les bases structurelles de l’économie argentine n’ont fait que se détériorer.
« A mesure que la crise économique progresse, l’équilibre du pouvoir se brise. L’expansion n’a que des caractéristiques conjoncturelles dans la mesure où la crise structurelle n’est pas achevée. Bien au contraire: même la croissance industrielle se transforme en un facteur aggravant, dans la mesure où l’industrie créée de nouveaux besoins spécifiques auxquels seul un développement adéquat de l’infrastructure peut répondre. En l’absence de ce développement de base, la crise économique, lorsqu’elle se recoupe avec une nouvelle récession conjoncturelle, est encore plus profonde que lors des étapes précédentes, lorsqu’elle avait affecté une société économiquement mois complexe». Cette description, qui aurait pu être faite par n’importe quel analyste actuel, a été écrite par Juan Carlos Portantiero en 1963, dans le premier numéro de la revue Pasado y Presente, et elle se réfère au deuxième gouvernement du premier péronisme.
Si ce diagnostic est tout à fait valable pour les années péronistes de l’Argentine au milieu du siècle passé, il l’est d’autant plus pour le pays au cours des dix premières années de kirchnérisme, dont le gouvernement parlait comme de la «décennie gagnante» [par opposition à la décennie perdue des années 1980].
Le déficit énergétique et les déséquilibres commerciaux – l’importation de biens industriels étant une des causes principales de la sortie de dollars – sont une démonstration éloquente du fait qu’il y a bien eu expansion, mais non développement ou croissance organique de l’économie, celle-ci étant difficile à atteindre entre les mains de cette vue de l’esprit ou oxymoron qu’ils appellent la «bourgeoisie nationale».
La dévaluation actuellement en cours [voir sur ce site l’article publié en date du 27 janvier 2014] est une des conséquences logiques, et l’inflation est la forme que prend l’ajustement. Mais nous endurons en outre l’exacerbation d’autres crises structurelles. Dans les transports le manque d’investissements abouti à des catastrophes, avec son lot de morts et de blessés [le 19 octobre 2013 – suite à un autre, du même type en février 2012 – dans la gare Once à Buenos Aires, un train a défoncé un butoir placé en fin de voie ] ; il en va de même dans les services de base (les récentes coupures de courant) ou même la dégradation des grandes villes et la « re-distribution » socio-économique classiste de l’espace urbain et les crimes sociaux qui en résultent (inondations de La Plata en 2013).
L’utopie
Le bilan de «l’architecture institutionnelle», autrement dit du régime politique légué par le kirchnérisme, n’est pas bien meilleur. La transversalité et la concertation plurielle ont été un échec, tout comme la tentative plus générale «d’équilibrer la démocratie» argentine avec les deux grandes coalitions de centre gauche et de centre droit. Avec le retour sur la scène de la crise économique, l’absence d’un régime politique fort se fait clairement sentir. Il faut cependant reconnaître que dans ce domaine le kirchnérisme partage la responsabilité avec l’opposition traditionnelle, qui a contribué à renforcer le gouvernement et à affaiblir le régime.
A cet héritage d’ordre général, le kirchnérisme ajoute les conséquences de l’ADN de son passé du Front Pays Solidaire [3] (FREPASO) ou, comme l’a appelé l’intellectuel Carlos Altamirano, d’un «péronisme petit-bourgeois»-
Si l’irigoyénisme a œuvré à l’intégration des classes moyennes et le péronisme à celui de la classe ouvrière, le kirchnérisme a «réussi» son expulsion de la coalition gouvernementale, qu’il a laissée, dans une certaine mesure, exposée aux «intempéries» politiques. Les votes qu’il a perdus en faveur de Sergio Massa [membre du Parti Justicialiste, chef du cabinet de Crtistina Kirchner de juillet 2008 à juillet 2009] dans la province de Buenos Aires et évidemment en faveur de la gauche, soit le FIT [Front de la gauche et des travailleurs, voir article du 27 janvier 2014 sur ce site], en constituent une manifestation évidente.
Le kirchnérisme a œuvré avec persistance à la division de la bureaucratie syndicale et a affaibli les mailles du corset de contention des travailleurs et travailleuses. Son rejet et son mépris à l’égard des syndicalistes ne sont qu’une expression déformée de sa répulsion à l’égard de la classe ouvrière dans son ensemble, surtout lorsque celle-ci tente de se transformer en sujet, lorsqu’elle répugne à se laisser «diriger».
Néanmoins la faiblesse des dirigeants syndicaux n’est pas synonyme de faiblesse de la classe laborieuse. L’héritage, non plus du kirchnérisme, mais de la croissance économique dont on a bénéficié et qui a atteint ses limites, est une classe ouvrière avec des forces renouvelées (malgré ses importantes divisions). Elle réclame de nouveau son traditionnel rôle dans le tissu national. La ronde des négociations contractuelles qui s’annonce risque de transformer cet affrontement de longue date en une importante bataille.
Alejandro Horowicz, auteur d’une étude classique sur le péronisme (Los cuatro peronismos, Yspamérica, Legasa, 1985) a affirmé récemment que la «diaspora» qui avait été provoquée par la dictature et par le «néolibéralisme» chez les travailleurs argentins, était en voie d’être surmonté. Et il a averti: «Les travailleurs ont subi la déroute la plus cruelle de leur histoire et le chemin pour la récupération politique après l’éclatement de 2001, commence tout juste à s’esquisser. La bataille pour des syndicats représentatifs et efficaces, soumis au contrôle de leurs bases, avec des directions ayant une expérience des luttes, a pris un certain élan». Et il a estimé, à juste titre, que : «Les travailleurs peuvent être beaucoup de choses au plan individuel, mais le péronisme du mouvement ouvrier n’existe plus, c’est une pièce de musée. Et l’idée de construire un nouvel outil de transformation politique qui ne les inclue pas ressemble moins à une idée pratique qu’aux conseils des «experts» du genre Jaime Duran Barba [4] : elle peut servir à gagner l’une ou l’autre élection, mais non à changer l’histoire.» («Una politica sin protagonismo obrero», Tiempo Argentino, 06/01).
Face, d’une part, au péronisme historique qui a «intégré» la classe ouvrière en érodant son indépendance et, d’autre part, à la récente expérience du «péronisme petit-bourgeois» qui la rejette, la question est de savoir quel est le caractère de ce nouvel outil politique auquel fait référence Horowicz.
Le 1,2 million de suffrages obtenus par le Front de gauche (FIT) l’année passée a marqué son émergence électorale, qui n’est pas synonyme d’émergence politique à part entière. L’«illusion» de la politique », en tant que pratique sans ancrage social et militant (c’est-à-dire en tant que pur parlementarisme), n’est pas un risque seulement pour les partis traditionnels et des «Duran Barba». Cette illusion représente un danger permanent aussi pour la gauche classiste. La crise s’accélère et raccourcit les délais. Si on veut non seulement gagner une élection, mais changer définitivement l’histoire, l’émergence électorale doit se traduire par l’assemblage d’une vaste force militante qui ne se compte plus en centaines, mais en milliers ou en dizaines de milliers. (Article publié sur le site Alfil; traduction A l’Encontre)
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[1] Ce terme kirchnérisme renvoie à Néstor Kirchner, gouverneur de la province de Santa Cruz dès 1991 (sud de l’Argentine, Patagonie), puis président de l’Argentine de mai 2003 à décembre 2007. Néstor Kirchner a commencé sa carrière politique dans le Parti Justicialiste (péroniste). Il se met en retrait de l’activité politique durant la période dictatoriale. Il revient dans l’arène politique depuis le milieu des années 1980. Il s’oppose à Carlos Menem, président de 1989 à 1999. Il construit sa carrière dans la Province de Santa Curz (riche en gaz et pétrole, ressources qu’il cédera, en partie, à des multinationales comme Repsol). Dans le cadre de la crise économique, sociale et politique qui frappe l’Argentine début des années 2000, il va s’allier avec le gouverneur de Buenos Aires, Eduardo Duhalde. Ce dernier mène campagne contre Ménem au sein de ce conglomérat qui se nomme toujours Parti Justicialiste. E. Duhalde deviendra président de l’Argentine, de janvier 2002 à mai 2003, suite aux «démissions» de Fernando de la Rua et d’Adolfo Rodriguez Saa (président durant une semaine), dans le contexte de crise violente qui frappe l’Argentine. En 2003, E. Duhalde apporte son soutien au Front pour la victoire de Néstor Kirchner. Ce dernier accédera à la présidence après le refus de Ménem de participer au second tour, lui qui l’avait devancé de 2 points au premier tour. Toutefois, Ménem était donné largement perdant au deuxième tour et risquait quelques démêlés judiciaires. Kirchner va jouir d’un appui qui puisera dans la relance de l’économie d’Argentine (exportations de commodities, entre autres) et d’un politique «d’aide sociale» clientélaire. Sa décision d’annuler l’amnistie qui protégeait les dirigeants de la dictature (1976-1983) participera de même à son audience populaire et à son «profil de gauche», qu’il entretient aussi au travers de sa politique internationale de relations avec Lula (Brésil) et Chavez (Venezuela). Cristina Elisabet Fernández de Kirchner, avocate, ayant épousé Néstor Kirchner en 1975, a commencé sa carrière politique dans la province de Santa Cruz. Puis, elle sera élue sénatrice de la province Buenos Aires en 2005. En octobre 2007, elle est élue présidente, en étant à la tête de la liste du Front de victoire. Néstor Kirchner décédé (2010), elle se présentera à nouveau à la présidence en octobre 2011. Elle est élue pour quatre ans, au premier tour. Le qualificatif de «progressiste» a été donné aux gouvernements des Kirchner par des courants de «gauche». (Rédaction A l’Encontre)
[2] Hipolito Yrigoyen, 1852-1933, premier président de l’Argentine, élu deux fois, en 1916 et en 1928, au suffrage universel (masculin), membre de l’UCR (Union civique radicale). (Rédaction A l’Encontre)
[3] Le Frente Pais Solidario est une confédération de partis politiques argentins, créée en 1994. Elle s’est dissoute dans la foulée de la crise de 2001. (Rédaction A l’Encontre)
[4] Consultant qui est le principal conseiller de Maurizio Macri, homme d’affaires important qui est à la tête du gouvernement de ville de Buenos Aires, avec la formation politique Propuesta Republicana (PRO). (Rédaction A l’Encontre)
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