Par Anna Libera et Charle-André Udry
Nous continuons la publication des articles parus en 1988 dans le périodique La brèche, en date du 25 mars. Après avoir situé en 1968 dans son contexte international, avoir donné une analyse du Mai-1968 Français, nous poursuivons, ici, avec quatre articles consacrés à ce qui fut qualifié de «la réforme pour un socialisme à visage humain» en Tchécoslovaquie. Ci-dessous le premier volet de ce quadriptyque. (Réd)
Début janvier 1968, le Présidium du Comité Central (CC) du Parti communiste tchécoslovaque (PCT), après de rudes affrontements, nomme Alexandre Dubcek à la place de premier secrétaire. Le 4 mars 1968 seulement, un «compte rendu détaillé du Présidium du CC» commence à circuler confidentiellement.
On peut y lire: «Au cours de la discussion, la réflexion sur la mise en œuvre de la politique du Parti a vu s’affronter le nouveau et l’ancien. Une première tendance s’est exprimée qui, dans une mesure plus ou moins grande, ne tient pas compte du stade déjà atteint dans le développement socialiste de notre société et qui s’évertue à défendre des formes périmées de travail du Parti ; à ses yeux, les causes de nos défaillances sont avant tout des difficultés rencontrées dans la marche de l’économie, les insuffisances du travail idéologique, le manque de rigueur et les attitudes libérales sur le front idéologique, les effets de manœuvres de diversion idéologique de l’Occident. Pour cette tendance, il y a assez de démocratie comme ça à l’intérieur du Parti et dans le pays. Il se trouva même une voix pour dire qu’il y aurait chez nous «un excès de démocratie».
En face s’exprimèrent des tendances très marquées… qui réclamaient d’urgence un cours nouveau… en partant de la nécessité de hisser l’action politique à un niveau correspondant à l’évolution contemporaine de notre société, et en tenant compte des effets de la révolution scientifique et technique. Le développement de l’économie et ses nouvelles formes de direction requièrent un changement inéluctable des méthodes de direction du parti, afin de ménager un champ suffisamment large pour l’initiative et l’activité publique des groupes sociaux en tant que tels» (Rapporté par Jiri Hajek, Dix ans après, Seuil 1978). La première tendance était représentée par Antonin Novotny [1904-1975], premier secrétaire du PCT depuis 1953. Le deuxième camp, hétérogène, trouva comme porte-parole Dubcek. Le printemps commençait. Le 5 avril 1968, le Programme d’action du PCT était adopté. Le printemps s’échauffait, dans le sillage des initiatives du Congrès des écrivains de juin 1967.
Après presque vingt années de silence, Alexandre Dubcek déclarait récemment au quotidien «communiste» italien [donc du PCI de l’époque] qu’il existait d’importantes similitudes entre la perestroïka de Gorbatchev et le Printemps de Prague (Unità, 19 décembre 1987). Mettant en garde, à juste titre, contre tout parallèle simpliste entre les deux situations, il situait la ressemblance dans leurs «sources d’inspiration».
De ce point de vue, en effet, les analogies sont nombreuses: un mouvement de réforme lancé par la direction du Parti communiste, dans le respect du système de parti unique, une réforme économique basée sur l’utilisation assez large des mécanismes de marché, une libéralisation de la presse et des activités culturelles… Au-delà de ces points communs – importants – il serait abusif de tracer un parallèle quant à l’évolution des deux mouvements.
D’importantes différences, politiques (liens entre le PCT et la classe ouvrière tchécoslovaque resserrés, avec une dimension nationale, face aux pressions soviétiques, soutien massif de la population à la direction Dubcek), géopolitique (place subordonnée de la Tchécoslovaquie dans le «bloc de l’Est»), historiques (contexte de crise économique mondiale depuis 1974-1975 et 1980-1982 et, partant, l’écrasement du printemps de Prague et de Solidarnosc début 1981 ont eu lieu !) doivent être prises en compte afin d’éviter de lire l’expérience de réforme gorbatchévienne actuelle [qui a commencé en 1985] avec des «lunettes tchécoslovaques».
Pourtant, s’agissant d’expériences aux inspirations analogues, se déroulant dans des systèmes politiques identiques, une meilleure connaissance de la première peut nous permettre de mieux saisir des mécanismes de la seconde, ses contradictions, ses limites et les problèmes posés à ceux qui, en URSS, aujourd’hui [en 1988, luttent pour une transformation radicale de la société.
Une déstalinisation à retardement
Une des spécificités de la réforme tchécoslovaque, qui explique en partie son caractère massif et son accélération, réside dans le fait que le Parti communiste, et par suite la société dans son ensemble, avait été à peine effleuré par le mouvement de «déstalinisation» déclenché par Khrouchtchev lors du XXème congrès du Parti communiste d’Union soviétique (PCUS) en 1956.
Relativement à la Pologne et à la Hongrie, le PCT jouissait encore d’un soutien au sein de larges couches des travailleurs et ne s’était donc pas vu contraint par la pression populaire de modifier ses pratiques et sa direction staliniennes. Quelques prisonniers politiques avaient certes été libérés, mais les timides tentatives de débat lancées par les intellectuels en 1956 avaient vite été réprimées. Tirant les leçons de la Pologne et de la Hongrie de 1956, Novotny, le principal dirigeant du PCT, avait renforcé la discipline du parti et la «lutte anti-révisionniste».
Ce durcissement préventif allait, à terme, accentuer le mécontentement, en premier lieu de l’intelligentsia qui voyait une profonde contradiction entre la politique du PCT et la politique de «coexistence pacifique et d’ouverture» prônée alors par l’URSS, de même qu’avec la nouvelle dénonciation du stalinisme lancée par Khrouchtchev au XXIIème congrès du PCUS, en octobre 1961.
Le mécontentement exprimé par l’intelligentsia allait entrer en écho, au début des années soixante avec une profonde crise économique. Depuis quelques années, le taux de croissance ne cessait de baisser jusqu’à atteindre zéro en 1962 et un taux négatif en 1963 (-3%). De jeunes économistes du parti (parmi lesquels Ota Sik, qui enseignera par la suite à l’Université de Saint-Gall, en Suisse) ne tardèrent pas à situer les responsabilités dans une copie par trop servile du modèle d’industrialisation soviétique, dans l’hypercentralisation de la planification et dans le manque de qualification de managers nommés pour leur soumission au parti plutôt que pour leur compétence en matière de gestion économique.
La réforme économique
Face à l’échec de sa politique économique, la direction du PCT ne pourra éviter, au XIIème congrès en 1962, l’ouverture du débat avec ceux qui proposaient une profonde réforme du mécanisme économique. Si la discussion eut lieu, aucune mesure ne fut adoptée à ce congrès.
Le débat allait alors de poursuivre dans la presse économique (principalement Hopodarské Noviny) au cours des mois suivants. Ota Sik, chef de file des réformistes, soutenait depuis longtemps l’idée fondamentale que la réforme économique ne pouvait être réalisée si des changements adéquats n’étaient pas apportés aux structures politiques et administratives du pays.
Il se prononçait contre tous les tabous et pour une discussion ouverte de tous les problèmes [certains de ses textes de l’époque ont été publiés dans la revue française Les Temps modernes]. Pour lui, le plan devait répondre aux besoins de la population (et non le contraire !) et la «propriété collective» était un moyen et non un but. Il se prononçait pour une décentralisation de la planification, une autonomie relative des unités de production, pour l’application de la loi de l’offre et de la demande dans la fixation des prix et pour une gestion «efficace» des entreprises qui implique, entre autres, le droit de licencier les travailleurs.
Ce ne sont pas ces deniers éléments qui faisaient bondir les conservateurs au sein du PCT (à la même époque, en URSS, Liebermann et Trapeznikov proposaient les mêmes recettes sans susciter de réactions négatives). Ils tiquaient face à l’insistance mise par les économistes sur la remise en cause du monolithisme du parti et de son monopole absolu sur la vie économique et politique. Sik ne cessait de répéter qu’on ne pouvait stimuler l’initiative économique sans que cela ne déborde dans le domaine politique. Les conservateurs craignaient également de voir leurs postes menacés si les responsables devaient être choisis en fonction de leurs compétences et non plus de leur adhérence à la ligne du parti.
Pourtant, ils étaient désarmés: la crise économique ne pouvait qu’encourager le débat et il était difficile d’y répondre en valorisant la politique passée. Le principe de la réforme économique fut donc arrêté en 1964 et adopté seulement au début 1967. Cependant son application fut totalement freinée par l’appareil du parti qui faisait démagogiquement campagne dans les entreprises sur ses conséquences possibles (et aussi réelles) pour les travailleurs. Il tentait aussi d’opposer les travailleurs aux intellectuels (à l’intelligentsia, selon le terme d’origine russe qui s’était imposé).
L’entrée en lice des intellectuels
Parallèlement, encouragés par le XXIIe congrès du PCUS, les intellectuels paraient à l’offensive sur la question du bilan du stalinisme. Au comité central d’avril 1963, A. Novotny était contraint de présente un rapport sur les «violations des principes du parti et de la légalité socialiste à l’ère du culte de la personnalité».
C’était la réouverture, après huit ans, du procès Slansky [Slansky dirigeant du PCT est arrêté en novembre 1951, accusé de titisme ; il sera pendu en décembre 1952; lire à ce propos le livre d’Arhur London L’aveu, Gallimard 1968 ; Jean Vincent, dirigeant du PSdT, a joué un rôle peu reluisant dans ce procès stalinien]. Mais ce rapport fut jugé tellement explosif que seule une version fortement expurgée fut distribuée aux militants. Même cette version édulcorée suscita de violents remous.
Ce sont des questions touchant plus directement la culture nationale qui vont mobiliser les intellectuels. En particulier, la redécouverte de Kafka, un des plus grands écrivains tchécoslovaques, interdit dans son pays car jugé «pessimiste et décadent». En février 1963, Edouard Goldsticker écrit un premier article en défense de Kafka dans les Literarni Noviny, revue de l’Union des écrivains. En mai 1963, une conférence internationale consacrée à Kafka se tient à Prague. Ses écrits sont mis à contribution pour critiquer le régime bureaucratique. Le congrès des écrivains slovaques, qui se déroule en avril 1963, révélera le rôle de pointe joué par les intellectuels dans la dénonciation de la dictature bureaucratique de Novotny.
Placé sur la défensive par les critiques combinées des économistes et des intellectuels, le pouvoir répond avec le seul moyen qu’il connaît: la répression. Le comité central multiplie les avertissements, une violente campagne est lancée contre l’intelligentsia, certaines publications sont interdites (Tsiar). Enfin, le 1er février 1967, une loi très stricte renforçant la censure est promulguée. Loin d’avoir l’effet escompté, cette attitude va radicaliser les exigences des intellectuels et unir ceux-ci et les «libéraux» au sein de la direction du PCT.
Le IVe congrès de l’Union des écrivains, finalement autorisé en juin 1967, après de longues hésitations, offrira une bonne image de la situation et, en fait, marquera l’ouverture des hostilités. Débats culturels et politiques s’y mêlent. On dénonce la censure, on lit la lettre de A. Soljenitsyne à l’Union des écrivains soviétiques (lettre qui ne fut pas distribuée aux écrivains d’URSS), mais, surtout on y multiplie les réquisitoires contre Novotny et le pouvoir personnel.
Une fois encore, la seule riposte de Novotny est la répression. La nouvelle direction de l’Union des écrivains n’est pas reconnue par le parti, la revue Literarni Noviny lui est retirée, des intellectuels de premier plan comme L. Vaculik, A. Liehm, P. Klima sont exclus du PCT. Mais la violente campagne menée dans la presse contre l’Union des écrivains ne fait que contribuer à faire connaître ce qui s’est passé au congrès.
Malgré les apparences, la direction Novotny est sur la défensive. Elle n’a pas de solution à opposer à celle des réformistes, si ce n’est les mesures répressives. Libéraux et conservateurs s’affrontent désormais ouvertement au sein du comité central. Le porte-parole des premiers, Alexandre Dubcek (dirigeant de Slovaquie), remet en cause le pouvoir personnel de Novotny et le cumul de ses fonctions (il est Secrétaire du Parti et Président de la République).
Le plénum du comité central – qui se réunit fin décembre 1967-début janvier 1968 – devait se prononcer sur le cumul des fonctions. Mais personne n’est dupe, l’enjeu principal est la «réforme» et la bataille pour la direction du parti, instrument essentiel aux yeux de tous pour la mener à bien.
Face aux attaques dont il est l’objet, A. Novotny se démet de son poste de secrétaire, espérant rallier une majorité de conservateurs par ce geste tactique. Mais la manœuvre échoue et, le 5 janvier 1968, le comité central accepte la démission de Novotny et nomme Alexandre Dubcek à la tête du PCT. Novotny demeure Président de la République et, surtout, ses partisans restent très nombreux au sein des instances dirigeantes du PCT et de l’appareil d’Etat.
Rien, dans l’issue de ce plénum, ne laissait entrevoir, sur le champ, ce qui allait se dérouler au cours des mois suivants. Il s’agissait d’une «révolution de palais» coutumière des régimes bureaucratiques. On n’en a pas de meilleure preuve que celle donnée par la réaction de Léonid Brejnev [premier secrétaire du PCUS depuis 1964] qui, appelé à la rescousse par Novotny à Prague, début décembre 1967, s’était contenté de dire «ce sont vos affaires», mais qui s’arrêta, sur le chemin de son retour, à Bratislava, pour jauger le possible nouveau secrétaire: Alexander Dubcek.
Phase 1: janvier- avril 1968
La nouvelle direction du PCT n’envisageait pas d’introduire de changements profonds au lendemain de sa victoire. Elle entendait transformer le parti graduellement et de l’intérieur, utilisant les intellectuels pour secouer un peu l’appareil conservateur. Au terme de ce processus graduel, un congrès, fin 1969 ou début 1970,, institutionnaliserait les changements opérés. Cependant, en accord avec ses conceptions, elle devait laisser s’ouvrir le débat sur les problèmes du pays.
Les contestataires de l’Union des écrivains furent réintégrés au sein du parti et l’Union retrouva son hebdomadaire qui, sous le nouveau nom de Literarni Listy, allait se placer à la pointe du débat (fin février, début mars, Listy se vendait à plus d’un demi-million d’exemplaires). La presse, la radio et la télévision allaient se faire les porte-parole des questions, des craintes et des espoirs de la population.
Craintes et espoirs qui étaient alimentés par le maintien de Novotny et de ses partisans dans les organes dirigeants et par les déclarations d’Alexander Dubcek. La direction réformiste allait être amenée, malgré elle, à affronter les conservateurs.
A l’occasion du passage à l’ouest du général Sejma, on apprit que Novotny, voyant sa cause perdue, début janvier 1968, avait tenté d’organiser un putsch militaire. Il était désormais impossible de bloquer le débat sur les responsabilités des conservateurs, selon l’appellation courante, au sein du parti et du pays.
Au cours de meetings de masse, en mars 1968, les dirigeants du PCT purent prendre le pouls de la population. Elle était avec eux, mais elle exigeait que les changements engagés et promis soient consolidés par la démission de Novotny et de ses partisans au sein du parti.
Tous les secteurs de la société étaient touchés: les syndicats exigeaient le rétablissement du droit de grève, les étudiants créaient un Parlement étudiant indépendant, des embryons de partis politiques, des clubs divers se formaient… jusqu’aux censeurs qui se prononçaient pour l’abolition de la censure ! Face à cette pression populaire, le 21 mars 1968, A. Novotny démissionnait et était replacé par le général Ludvik Svoboda à la présidence de la République [il restera jusqu’en 1975, bien qu’il manifeste quelques oppositions face à celui mis en place par le PCUS, après l’intervention: Gustav Husak].
Pourtant Dubcek et ses amis étaient bien conscients que le problème allait au-delà de la personnalité de Novotny. La dynamique du mouvement de masse débordait les frontières qu’ils avaient eux-mêmes fixées. Elle risquait de mettre en cause leur plan de transformation graduelle, par le haut, du parti et de la société. Nombreux étaient ceux qui, au sein du PCT et dans les organisations de masse, ne pensaient pas que la politique d’après janvier 1968 puisse être menée avec les conservateurs et qui exigeaient une «institutionnalisation» de cette politique par un congrès extraordinaire du PCT.
Phase 2: le développement du mouvement de masse
A plénum d’avril 1968 du comité central, Dubcek s’adresse à deux publics différents: un comité central réticent et une «opinion publique» très en avance sur lui. Il rassure le premier en repoussant l’idée d’un congrès extraordinaire du parti ; il tente de calmer la seconde en nommant des libéraux notoires à des postes politiques importants: F. Kriegel à la direction du Front National (regroupement des partis et organisations reconnus et contrôlés), Smrkovski à la présidence de l’Assemblée nationale et Cernik au poste de Premier ministre. De plus, il faut adopter le Programme d’action.
Comme souvent, ce genre de compromis ne satisfait personne. Les conservateurs bloquent la mise en pratique du programme d’action (pourtant modéré) ; quant aux intellectuels et à une grande partie de population – ils voient le maintien en place de l’appareil conservateur et sont rendus méfiants ; ils multiplient donc les pressions pour un congrès extraordinaire.
La création du gouvernement Cernik n’est cependant pas un geste formel. Il va appliquer un large programme de libéralisation: loi sur le droit de réunion et d’association, sur la liberté de la presse, la liberté de voyager, loi sur les réhabilitations et compensation, l’indépendance de la magistrature, la délimitation précise des compétences du Ministère de l’intérieur, une loi sur les Conseils ouvriers.
Nombre de ces mesures vont être mises à profit pour accélérer et amplifier le débat sur les transformations nécessaires. Au sein même de la direction d’après janvier, des divisions apparaissent. Face au blocage des conservateurs, un groupe dirigé par Smrkovski et Cisar prend des positions plus radicales, qui rencontrent un écho grandissant au sein de la classe ouvrière Les conférences régionales du parti, qui se déroulent fin avril, sont très nombreuses à exiger la convocation d’un congrès extraordinaire.
Ce sera finalement une alliance involontaire entre les conservateurs et les progressistes qui amènera à la convocation du congrès. Lors du plénum de fin mai 1968 du comité central (CC), Dubcek cherche encore à temporiser. Mais Novotny multiplie ses attaques, violemment contré par l’aile la plus «radicale» de la nouvelle direction. Le CC exclut alors Novotny. Ses partisans se prononcent alors pour une convocation rapide du congrès afin de profiter des positions qu’ils détiennent encore au sein de l’appareil pour gagner les délégués à leurs idées. A l’issue de ce plénum, il est donc décidé de réunir le congrès début septembre, et de procéder à des élections démocratiques des délégués par les congrès régionaux.
«Les deux mille mots»
Si toutes les énergies se concentrent désormais sur la préparation des congrès régionaux, la publication d’un long document, Les deux mille mots, écrit par Ludwik Vaculik, traduit une évolution importante d’une partie de l’intelligentsia et de l’opinion publique.
Tout en saluant toutes les initiatives positives prises par la direction du parti depuis janvier, le document met en garde contre une confiance aveugle en celle-ci et appelle les travailleurs et les jeunes à prendre eux-mêmes la direction de la lutte pour la transformation de la société. Le texte traduisait la frustration face aux tergiversations de l’équipe Dubcek et la crainte de voir les quelques acquis remis en cause si la «démocratisation» n‘était pas institutionnalisée.
Le document sera au centre du débat pour l’élection des délégués au congrès de septembre. Les conservateurs le brandissent comme une confirmation de toutes leurs craintes. Les libéraux, eux, tentent de limiter la portée du texte en soulignant les bonnes intentions des auteurs et en ne dénonçant que les «malheureux quarante mots», ceux qui appelaient à l’action indépendante des masses.
Ce document sera avant tout le prétexte avancé par les «pays frères» pour apporter leur aide «internationale» au parti tchécoslovaque menacé par l’»offensive des forces contre-révolutionnaires».
La pression des «pays frères»
Dès fin juillet 1968, en effet, la situation en Tchécoslovaquie sera conditionnée par l’accentuation des pressions et menaces des pays du Pacte de Varsovie (alliance politico-militaire) sur la direction du PCT. Les dirigeants de l’URSS avaient observé le changement à la tête du Parti tchécoslovaque sans inquiétude. Alexander Dubcek était un allié fidèle du PCUS et son projet était somme toute de plus modéré.
Cette attitude va changer dès le mois de mars, face à l’essor du mouvement de masse, au débat libre qui se déroule dans le pays et à la trop grande sensibilité des dirigeants d’après janvier à la pression de la base. La décision de convoquer le congrès extraordinaire du parti va accélérer les choses. La perte de contrôle du parti était considérée, en effet, comme le point de non-retour.
Début juillet, l’URSS, la Pologne, la RDA, la Hongrie et la Bulgarie (dans le cadre du Pacte de Varsovie) envoient une lettre au Présidium du PCT exprimant leur inquiétude face à l’évolution de la situation. Le présidium se dit favorable à des réunions bilatérales avec les partis frères pour les informer de la situation, mais les cinq veulent faire «comparaître» la direction tchécoslovaque devant eux, espérant pouvoir ainsi utiliser les divisions qui existent e son sein. Le présidium refuse de les rencontrer.
Les Cinq se réunissent malgré tout à Varsovie les 14 et 15 juillet et envoient une lettre à Prague dans laquelle ils attirent l’attention des dirigeants du PCT sur «l’offensive menée par les réactions avec l’appui de l’impérialisme contre le parti et les bases du régime socialiste …». Ils expriment leur défiance à l’égard des dirigeants de Prague qui ne voient pas ces dangers et dénoncent la présence de contre-révolutionnaires au sein même de la direction du PCT. La situation est tellement grave qu’elle n’est plus du seul ressort du PCT et exige l’intervention de toute la communauté socialiste.
Le présidium tchécoslovaque, dans sa réponse, rejette les accusations et défend la ligne suivie depuis janvier. Un vaste mouvement se développe dans le pays contre ce qui est vu comme une ingérence intolérable. La lettre du présidium est adoptée par toutes les instances du parti et les organisations de masse. La préparation du congrès se poursuit selon le calendrier prévu. Début juillet, les délégués avaient été élus par les congrès régionaux. Plus de 80% se plaçaient parmi les progressistes (dont 10% étaient considérés comme «radicaux»). Afin de rassurer les Soviétiques, une rencontre bilatérale a eu lieu le 29 juillet 1968 à la frontière entre l’URSS et la Tchécoslovaquie. On ne sait, alors, rien de la teneur de la discussion, mais à son retour, Dubcek informe ses amis de la «compréhension des Soviétiques». Peut-être cherchait-il à s’en convaincre lui-même, alors qu’il refusait d’entendre certains généraux qui signalaient avec inquiétude des mouvements inhabituels des troupes du Pacte de Varsovie. Celles-là mêmes qui allaient entrer à Prague le 21 août 1968.
Jusqu’au bout, Dubcek espérera concilier ce qui était inconciliable dans le monde bureaucratique: la démocratisation et le «rôle dirigeant», le monopole du parti l’indépendance nationale et l’acceptation d’une subordination aux intérêts géopolitiques de la bureaucratie du Kremlin. Il aura ainsi, à la fois, suscité les espoirs des travailleurs tchécoslovaques et laissé la porte ouverte à ceux dont le seul but était de les écraser.
Article suivant: Tchécoslovaquie 1968. La résistance (2). Anna Libera
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