Entretien avec Manuel Gómes-Beneyto
conduit par Myriam Mancisidor
Manuel Gómez-Beneyto, formateur de psychiatres, est l’une des voix les plus respectées d’Europe en santé mentale. Titulaire d’une chaire de psychiatrie à l’Université de Valence et coordinateur scientifique de la Stratégie nationale en matière de santé mentale, Gómez-Beneyto travaille sur trois domaines principaux de recherche: l’épidémiologie psychiatrique, l’évaluation de services de santé mentale et la psychothérapie. Ce psychiatre affable au sourire timide a participé cette semaine à un congrès organisé par la Confédération espagnole des associations et personnes souffrant de maladies mentales à Soto del Barco [une station de villégiature située sur la côte cantabrique] sous le titre de «La santé mentale aujourd’hui et demain». A huis clos, seize experts en santé mentale de toute l’Espagne ont analysé l’évolution et les reculs de cette structure qui enregistre une demande de plus en plus forte.
Quelle a été l’évolution de la santé mentale en Espagne?
Il faut vraiment dire que nous manquons de données chiffrées. Il est évident que la demande concernant les dépressions a augmenté, ainsi que le taux de suicides, mais nous n’avons pas de chiffres qui le démontrent parce que nous manquons de systèmes d’information adéquats permettant de prouver cette évolution de manière fiable. Mais même si nous manquons de données quantitatives et qualitatives, nous savons que des changements économiques déterminés peuvent influer sur la santé mentale de la population. Cela a déjà été démontré dans d’autres pays et peut être appliqué à l’Espagne.
A quels changements économiques vous référez-vous?
De tous les effets que peut générer une crise économique sur la population, il faut souligner, en ce qui concerne la santé mentale, la pauvreté: non seulement celle-ci a des répercussions que l’on mesure à travers une incidence plus grande des dépressions et des états d’angoisse, mais, en plus, elle a des effets qui péjorent l’évolution des malades à long terme. En second lieu, il faut relever l’endettement qui est aussi une cause de dépression et d’états d’angoisse. En troisième lieu, il faut citer l’augmentation des inégalités économiques perçues qui constitue également une cause de maladie mentale. De cette manière, bien que nous n’ayons pas de données exactes, nous savons que tous ces facteurs déterminent une augmentation des dépressions.
Et des suicides ?
Les taux de suicide en Espagne, selon les chiffres de l’Institut national de statistique, n’ont pas varié, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de variation. Ce qui se passe, c’est que ces changements ne sont pas perçus par cet Institut parce qu’ils n’affectent pas le nombre global de suicides, mais une catégorie de gens très spécifique, celle des expulsés [de leur logement pour non-paiement des emprunts hypothécaires ou des loyers]. Qu’il y ait eu cinq, six ou sept suicides en relation avec les évacuations forcées est un indicateur très clair du fait que cette législation augmente le nombre de suicides, c’est une relation causale.
Les personnes qui décident de mettre fin à leur vie parce qu’elles ne peuvent pas faire face à une hypothèque étaient-elles perturbées auparavant?
Non, non et non. Elles se suicident à cause de l’expulsion. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Ces gens étaient-ils perturbés auparavant? Cela n’est pas démontré. Les études qui ont été faites en général sur la maladie mentale comme cause de suicide démontrent qu’un pourcentage important des personnes qui se suicident souffrait auparavant d’un trouble mental, mais ni plus ni moins que beaucoup de personnes. L’argument selon lequel celui qui se suicide serait un malade mental n’est pas très solide. Il y a des personnes tout à fait saines d’esprit qui prennent des décisions rationnelles pour s’ôter la vie dans des circonstances insoutenables et de grande souffrance, et cela est applicable aux expulsés.
Face à cela, que devrait faire l’administration sanitaire ?
L’administration sanitaire devrait d’abord augmenter les ressources qui pourraient apporter une réponse à cette augmentation de la demande concernant des troubles mentaux de la population. Non seulement pour des raisons humanitaires et de justice sociale, mais pour des motifs économiques, puisque ceux qui développent des états dépressifs vont augmenter le nombre de personnes dépendantes économiquement de l’administration et, pour cela, générer un coût économique considérable. Ainsi, d’un point de vue économique, il serait justifié de consacrer plus de moyens à ce secteur vulnérable de la population. D’un autre côté, on devrait aussi élaborer ou développer des règles et normes sanitaires ou générales qui puissent éviter ces problèmes: un exemple consisterait à modifier la législation pour éviter les expulsions et faire que cette règle, qui n’affecte pas directement le système sanitaire, bénéficie à la santé publique.
Tout au contraire, nous assistons à une cascade de coupes budgétaire…
Nous sommes en train d’introduire des mesures de changement dans le système sanitaire et dans la législation qui sont totalement contraires à la solution du problème, qui de cette manière va empirer. Le décret du mois d’avril de l’année passée – par lequel sont introduits des changements pour la stabilité comptable du système qui impliquent une diminution des ressources humaines et matérielles consacrées aux personnes – produit une diminution de l’accessibilité au système sanitaire et de la couverture de soins. Le secteur qui reste le plus mal protégé est celui des malades mentaux. On est en train d’appliquer des législations contraires à ce qui doit être fait. Il n’y a pas seulement un problème économique mais également d’idéologie.
Expliquez-vous s’il vous plaît ?
Il y a un problème de conception de la société en général, et, en particulier, d’attention sanitaire portée au problème de la santé mentale. Cette perspective néolibérale, qui est en train de s’étendre dans notre pays, tend à être contraire au développement d’une attention portée à la santé mentale communautaire, une conception qui était en train de se développer dans le pays, qui correspond d’ailleurs à ce que la loi générale de santé propose ; et qui est appuyée par des organismes internationaux tels que l’OMS (Organisation mondiale de la santé). On est en train de revenir à une centralisation du système, à une plus grande attention portée aux malades aigus, laissant au second plan les malades chroniques et, en particulier, les malades mentaux, qui sont alors abandonnés aux services sociaux et éloignés du droit à la santé. Et puis il y a aussi les changements idéologiques.
Par exemple?
La proposition de réforme du Code pénal va également affecter un secteur de malades mentaux graves par le fait de les considérer comme dangereux, dangereux en soi et non rendus dangereux par les circonstances. De cette manière, on peut dire qu’il n’y a pas seulement une crise économique, mais des changements de valeurs. Nous sommes en train de passer d’un système qui essaie de protéger le citoyen et de se montrer juste à travers le «bien-être social» à un modèle dans lequel prédominent la centralisation, l’efficience, la discipline et l’ordre et qui exclut beaucoup de gens.
Défendez-vous le modèle dit «d’Avilès» [1] de traitement des malades mentaux graves dans leur environnement?
Ce modèle, ainsi que d’autres qui ont déjà fait leurs preuves, comme par exemple ceux qui à travers des techniques psycho-éducatives aident les familles en les entraînant à affronter les crises et à les prévenir, ont fait preuve de leur efficacité également sur le plan économique, et pour cette raison il faut les appuyer. (Traduction A l’Encontre)
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[1] La qualité des professionnels de la santé mentale de la ville d’Avilès (Asturies) en a fait un exemple pour développer des soins dont l’objectif consiste à accroître l’autonomie des malades mentaux et éliminer les expressions stigmatisantes à leur égard. (Réd.)
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Article publié dans La Nueva Espana en date du 25 février 2012
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