Suisse. AVSx13: «actifs» contre «retraités»: les pièges d’une «compétition» factice

La rts éclaire… à l’ombre du pouvoir

Par Benoit Blanc

«Retraités ou actifs, qui s’en sort le mieux en Suisse?» Ce titre d’un sujet publié le 8 février sur site de la rts (Radio télévision Suisse) illustre la manière dont les médias «officiels» relaient un récit inventé par les milieux bourgeois et patronaux en vue de la votation du 3 mars prochain sur la 13e rente AVS. Il y aurait une compétition entre ces deux groupes pour savoir qui est le moins bien loti et mériterait éventuellement un soutien (en supplément de la larme de crocodile offerte d’office). Voilà un épais enfumage pour dissimuler les enjeux réels [1].

Cachez ces classes sociales qu’on ne saurait voir

Ainsi donc, la société de la Suisse se diviserait aujourd’hui entre «actifs» et «retraités» engagés dans une méchante compétition. Cette dichotomie n’a aucun rapport avec la vie réelle des gens.

Je suis actuellement actif; demain je serai retraité. Mon voisin retraité était hier actif. Il participait alors au financement de l’AVS de la dame d’en face plus âgée que lui. Je participe maintenant au financement de leurs AVS et, demain, je bénéficierai de l’AVS financée par mes collègues plus jeunes. Si la 13e rente est acceptée, elle améliorera l’AVS de mon voisin et de ma voisine. Et la mienne aussi plus tard. Et, plus tard encore, celle de mes collègues plus jeunes.

Il n’y a pas une opposition entre «actifs» et «retraités», mais une continuité. Dans le cycle de la vie. Mais dans la situation sociale réelle, il est plus que rare qu’une «active» aide-soignante se retrouve multimillionnaire à la retraite. Et il est tout aussi rare qu’une cadre supérieure avec de très hauts revenus lorsqu’elle était active se retrouve à devoir vivre uniquement avec une rente AVS de 2000 francs.

Si l’on veut savoir «qui s’en sort le mieux?», d’autres catégories sont pertinentes. Un exemple parmi d’autres. Qui s’en sort le mieux, durant la vie active et à la retraite, entre les salarié·e·s sans fonction de cadre, dont la moitié ne gagne pas plus de 5800 francs brut par mois pour un plein temps (et encore faut-il l’avoir, le plein temps!), et les top managers des banques, dont la moitié gagne au moins 51’000 francs brut par mois (OFS, relevé structurel des salaires 2020)? Qui s’en sort le mieux, à la retraite ou actif, entre les 19’992 contribuables (0,36% du total) qui déclaraient en 2020 une fortune nette imposable d’au moins 10 millions de francs et les 2’893’939 contribuables (52,7% des contribuables) dont la fortune est nulle ou ne dépasse pas 50’000 francs? En passant: ces multimillionnaires concentrent 34,2% de la fortune nette déclarée, contre 1,3% pour la moitié des contribuables avec un maximum de 50’000 francs (Administration fédérale des contributions, 2020). Et quelle est la part d’employé·e·s, d’ouvriers et ouvrières, de vendeuses ou d’éducatrices de la petite enfance parmi ces multimillionnaires? Et la part de patrons et de managers parmi les personnes qui n’ont quasiment pas de fortune?

Pourquoi ne parle-t-on pas de ces oppositions, qui ont tout à voir avec les conditions de vie, de travail, d’insertion dans la structure de classe des «actifs» et des «retraités», comme avec le financement de l’AVS?

Pas pauvre? Alors de quoi tu te plains?

L’autre effet «magique» – du point de vue bourgeois, du patronat, des dominantes – de cette construction est qu’elle impose la pauvreté comme le nouveau critère pour savoir «si on s’en sort». Qui a le plus de «peine à nouer les deux bouts», souffre de «privations matérielles», est menacé de précarité: voilà ce que devraient être les critères pour distinguer celles et ceux qui mériteraient éventuellement un coup de pouce des autres.

Certes, que 8,7% de la population, 15,4% des personnes de 65 ans et plus et 23,8% des retraités dont la principale source de revenu est leur rente AVS soient pauvres en 2021 (OFS, SILC-Statistics on Income and Living Conditions), selon les critères des normes de l’aide sociale, est un scandale qui ne devrait pas exister, dans un pays aussi riche que la Suisse. Sans parler du fait que 18,9% de la population ne soit pas en mesure de faire face à une dépense imprévue de 2500 francs, 40,9% parmi les ménages monoparentaux et 10,3% parmi les personnes de 65 ans et plus. Mais comment réduire la question des revenus, des conditions de vie et des inégalités sociales à ces seuls critères?

L’idée qu’une personne qui travaille, ou qui a travaillé toute sa vie, a le droit de pouvoir vivre correctement, de «s’offrir des choses» sans devoir en permanence compter chaque sou: oubliée! L’idée qu’il n’est pas normal qu’une minorité s’accapare des revenus et des fortunes défiant l’imagination (du moins celle construite par le «sens commun national»), alors que la majorité doit s’arranger avec des salaires compressés: renvoyée aux oubliettes! L’idée qu’il est légitime que celles et ceux qui produisent la richesse d’un pays par leur travail refusent de voir une part déterminante de cette richesse être appropriée par les employeurs et une infime minorité: enfouie sous terre!

Avec cette construction, la droite parvient aussi à imposer le silence sur une question aussi simple, et aussi essentielle, que celle des salaires. Depuis 30 ans, ils sont comprimés par les employeurs, qui ont utilisé un droit du travail réduit à un mirage, le chômage, la mondialisation de l’économie et les nouvelles possibilités de mise en concurrence à l’échelle internationale entre salarié·e·s pour imposer sans vergogne leurs conditions. Résultat: en moyenne, les salaires n’ont augmenté entre 1993 et 2022 que de 13,1% en valeur réelle. Ils baissent même depuis le début de la décennie: -0,8% en 2021, -1,9% en 2022 et une nouvelle baisse en 2023. Tout cela sans tenir compte des hausses de prime maladie.

Voilà l’évolution de ces trois dernières décennies qui a rendu les conditions de vie de plus en plus difficiles pour un grand nombre de salarié·e·s. Et qui pèse sur les retraites: des salaires plus bas pour les «actifs» impliquent des rentes plus basses demain pour ces mêmes actifs devenus retraités.

Un OUI le 3 mars à la 13e rente serait un premier pas pour combattre cette tendance. Qui pourrait ensuite être prolongé sur le terrain des salaires.

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