Livres. Archives, silences et histoire

Vél'd'Hiv', juillet 1942
Vél’d’Hiv’, juillet 1942

Par Jacques Munier

Les débats font la part belle à l’histoire dans le numéro du quotidien L’Humanité du 22 janvier 2016. Du travail des historiens sur les archives à l’épopée aéronautique et humaine du Concorde [avion de ligne supersonique issu de la collaborarion entre Sud-Aviation – devenu aerosaptial – et British Aircraft Corporation (Areospace), en 2003 la «Grande épopée» prend fin] on passe à un grand entretien avec Shlomo Sand. Ces articles sont dévolus à la connaissance qui fait de l’héritage du passé une projection éclairant notre présent.

Alors que les archives de la Seconde Guerre mondiale sont accessibles aux chercheurs depuis décembre dernier et qu’une exposition aux Archives nationales propose d’entrer par leur biais dans le secret d’Etat, Jean-Marc Berlière (historien spécialiste de l’histoire de la police, parmi ses derniers ouvrages: Liquider les traîtres, R. Laffont, 2015, Camarade, la lutte continue, R.Laffont, 2015 et Policiers français sous l’occupation, Tempus, 2009), Sonia Combe (historienne, Une vie contre une autre, Fayard, 2014) et Denis Peschanski (historien, La France des camps: 1938-1946, Gallimard, 2002; La collaboration 1940-1945 Vichy-Paris-Berlin,Taillandier, 2014, Les Tsiganes en France, 1939-1946, Biblis 2015) débattent du rapport des historiens à ces sources primordiales, objectives mais non dénuées de risque pour l’interprétation. Car même si leur degré d’accessibilité est un bon indice du niveau de transparence démocratique, leur consultation ne vaut pas garantie systématique contre un rapport subjectif ou orienté au passé.

9782070731381index«Il y a deux grands risques dans la démarche historienne – souligne Denis Peschanski –, se priver de tout accès aux sources et penser que les sources parlent d’elles-mêmes» car le travail de l’historien est avant tout de poser une question qu’il va confronter aux sources, question qu’il maintient ou qu’il amende comme hypothèse dans ce va-et-vient. Et comme l’indique Sonia Combe, «la connaissance qu’on retire d’un fonds d’archives dépend de l’interprétation qu’on en fait». Cela dit, si l’on prend l’exemple des travaux sur les archives diplomatiques de l’Allemagne nazie, elles ont objectivement «mis fin à ce mythe d’un corps diplomatique allemand ignorant tout de la Shoah», de même que les archives militaires avaient établi la collaboration de la Wehrmacht à l’entreprise génocidaire.

Dans les mêmes pages l’historien israélien Shlomo Sand parle de son dernier ouvrage paru, Crépuscule de l’Histoire. C’est la fin d’une trilogie consacrée à la déconstruction des mythes historiques de son pays. Pour lui il faudrait aborder l’histoire avec un regard formé à la distance critique, avec le même état d’esprit que le tableau de Magritte où était inscrit «Ceci n’est pas une pipe», c’est-à-dire en ayant à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’une pipe mais seulement d’un dessin. «Si la philosophie apprend comment penser, l’Histoire leur enseigne quoi penser», il faut donc selon lui commencer par ça: comment penser, avant de raconter des histoires. Et pour illustrer sa méthode de déconstruction il évoque «le mythe d’une Europe qui commencerait avec Athènes et se termine avec Nadine Morano». «Il y a mille ans d’écart entre la fin de la gloire gréco-romaine au Ve siècle et la naissance au XVe siècle de ce qu’on appelle la Renaissance – rappelle-t-il. Ce n’est qu’avec la conquête de Tolède et de Cordoue qu’on commence à injecter une partie de cette culture gréco-romaine en Europe. Donc il n’y a pas de continuité.»

L’historien des mentalités et des sensibilités Alain Corbin (Histoire des sens et quête de l’intime, Coll. Bouquin, 2016) nous apprend qu’il a dû renoncer, jeune, à un sujet de thèse sur l’histoire des gestes; qu’il vient d’achever, avec Georges Vigarello et Jean-Jacques Courtine, après L’Histoire de la virilité et L’Histoire du corps, une Histoire des émotions. Et quand on lui demande quel est le message sensoriel qui le touche le plus il évoque le silence, «mais pas compris seulement comme une absence de bruit. Car les silences sont habités, il existe plusieurs couches et qualités de silence»

Il y a d’ailleurs le début d’une histoire du silence dans le volume qui paraît aujourd’hui et rassemble ses plus grands livres, notamment le miasme et la jonquille, ainsi que des articles inédits. Dans les pages Idées de Libération la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle, qui souscrirait sans doute aux propos d’Alain Corbin sur les différentes qualités du silence, propose une méditation de l’odorat, ce sens premier, enfantin et plus encore, animal. Elle cite Serge Lutens, parfumeur à part, qui parle de son art dans la revue Possession immédiate et de l’odorat comme une forme de connaissance. «Le parfum, dit-il par exemple, est un pont tendu entre les mots et la mémoire.»

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